Je vous remercie, monsieur le président et mesdames et messieurs les députés, de m'offrir l'hospitalité de votre commission pour me permettre de livrer mon témoignage. Je souhaiterais tout d'abord apporter quelques précisions sur le contexte dans lequel vous m'amenez à m'exprimer devant vous.
J'ai compris que vous attendiez de moi que je fasse part de mon expérience pour tenter d'éclairer les événements qui viennent de se produire. Il s'agit d'un exercice assez difficile, surtout après avoir prêté serment, pour des raisons qui tiennent au fait que la plupart des épisodes auxquels vous avez fait allusion sont désormais assez anciens. Les ministres sont contraints de déposer la totalité de leurs archives après la fin de leurs responsabilités ministérielles. En outre, il n'est pas sain, lorsque l'on a été ministre de l'intérieur, de continuer à entretenir des relations avec ses collaborateurs, y compris lorsque l'on est soumis à la question de votre commission pour essayer de reconstituer les faits auxquels on a pu participer – il arrive que certains le fassent, pas moi. Le témoignage que je vais vous livrer est par conséquent le résultat de la convocation de mes souvenirs : huit ou neuf ans après, il peut y avoir des éléments qui n'ont pas le degré de précision qu'une commission comme la vôtre est en droit d'attendre. Je vous remercie par avance de bien vouloir m'en excuser.
Dans le questionnaire qui m'a été adressé, vous m'invitez à commenter une série de décisions prises entre cette période et aujourd'hui : la difficulté est inverse et symétrique à celle que je viens d'évoquer parce que, n'étant plus au gouvernement, je n'ai plus accès aux services du ministère de l'intérieur – renseignement, police et gendarmerie. Je ne peux donc pas évaluer la situation à laquelle les forces de l'ordre ont été confrontées et qui a pu contribuer à leur mise en cause, autrement qu'à travers la lecture de la presse et de quelques commentaires, qui dans ce domaine sont parfois approximatifs ou orientés. Par souci de rigueur, je vous propose d'expliquer ce que j'ai fait, les circonstances de mon action et les contraintes auxquelles j'ai été confronté. Ce témoignage pourra éventuellement éclairer certaines difficultés actuelles. Si vous m'interrogez sur le contexte qui a justifié la création de la commission d'enquête, je vous donnerai mon sentiment, mais en le pondérant par mon manque d'informations, précision essentielle car l'exercice appelle autre chose que des approximations.
Le premier point sur lequel je voudrais insister est l'extrême difficulté des opérations de maintien de l'ordre, quelle que soit leur nature, entre 2014 et 2017, époque à laquelle j'étais ministre de l'intérieur. Le premier problème réside dans le choix, dont je ne commente pas la pertinence, de déployer une révision générale des politiques publiques qui a conduit à la suppression de 13 000 emplois dans la police et la gendarmerie. En ce qui concerne les forces chargées du maintien de l'ordre, escadrons de gendarmerie mobile et compagnies républicaines de sécurité, la révision générale des politiques publiques s'est traduite par la disparition de 15 unités de forces mobiles. Il y a environ 160 unités de forces mobiles, 109 pour la gendarmerie et une soixantaine pour la police, dont les effectifs diffèrent selon le corps. La suppression de 15 unités de forces mobiles capables d'assurer le maintien de l'ordre dans des opérations, notamment des manifestations au sein desquelles agissaient des groupes organisés et violents, a représenté, pour le ministère de l'intérieur, une contrainte significative. Les 9 000 emplois créés au cours du quinquennat de François Hollande l'ont été progressivement. Nous n'avons disposé du rétablissement d'une partie des moyens des unités spécialisées qu'à la fin de ce mandat.
Deuxième élément, les unités de forces mobiles que nous mobilisions pour le maintien de l'ordre étaient également utilisées à d'autres objectifs. Nous avons été confrontés à une crise migratoire et à une crise terroriste. Lors de cette dernière, des tensions sont apparues dans plusieurs quartiers. Nous avons été sollicités par un très grand nombre de maires, de toutes sensibilités, qui réclamaient des unités de forces mobiles dans les quartiers pour éviter les violences urbaines.
En outre, nous avons été obligés de mobiliser les unités spécialisées dans le maintien de l'ordre pour le contrôle des frontières, car l'Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes Frontex n'avait pas encore été mise en place, pas plus que la réforme des systèmes d'information de Schengen. Il fallait par conséquent assurer un minimum de contrôle, destiné à éviter que des individus partis sur le théâtre des opérations terroristes ne reviennent frapper en France. Nous devions donc faire face à une double contrainte : une sur les effectifs à cause de la révision générale des politiques publiques, qui pesait lourd, et une autre liée à l'obligation d'utiliser les unités de forces mobiles à d'autres objectifs que le maintien de l'ordre, ce qui compliquait considérablement celui-ci. Jamais le droit de manifester n'a été remis en cause. Une seule manifestation a été interdite un soir : j'ai reçu moi-même les représentants des organisations syndicales place Beauvau et la manifestation a été autorisée l'après-midi. Je tiens à le préciser, car il m'arrive d'entendre des députés du groupe La France insoumise proférer des approximations à ce point grossières que je suis enchanté que cette audition me donne l'opportunité de rétablir d'incontestables vérités.
Troisième élément, la révision générale des politiques publiques a diminué les moyens alloués aux forces de sécurité intérieure, notamment aux forces spécialisées, de 20 % entre 2007 et 2012. Les conséquences de cette politique furent grandes sur le niveau d'équipement des forces et leur capacité à faire face aux missions qui leur incombent. Lorsque des difficultés sont survenues, dans le cadre d'opérations complexes, ces contraintes ont lourdement pesé sur notre capacité à déployer les forces avec toute la souplesse que nous aurions souhaitée, de manière à leur permettre de remplir leurs missions dans des conditions de grande efficacité.
La crise terroriste a créé dans le pays une tension extrême, car planait constamment le risque d'attentats de grande ampleur. Il y en a eu de nombreux – à la rédaction de Charlie Hebdo, au Bataclan, au magasin Hyper Casher, à Nice… Ils nous ont obligés à mobiliser énormément de moyens alors que l'outil législatif à notre disposition, la loi sur le renseignement, datait de 1991, époque à laquelle il n'y avait ni téléphone portable ni internet. Or, ceux qui nous menaçaient disposaient de moyens technologiques extrêmement performants. Ils échangeaient entre eux des communications cryptées que nos services de renseignement pénétraient difficilement, faute de bénéficier de tels moyens. Depuis, les choses ont beaucoup changé grâce à la loi du 24 juillet 2015 relative au renseignement. Vous l'avez évaluée, me semble-t-il : les services de renseignement peuvent désormais prévenir certains risques de trouble à l'ordre public, de nature terroriste ou autre, et le service du renseignement intérieur a été reconstitué. Il est impossible d'éviter tout trouble grave à l'ordre public dans des manifestations dans lesquelles des groupes violents sont susceptibles d'intervenir sans renseignement intérieur capable d'évaluer les risques qu'ils présentent. La fusion des renseignements généraux et de la direction de la surveillance du territoire avait privé une grande partie du renseignement territorial de ses capteurs. Il a fallu la création du service central du renseignement territorial, doté de moyens humains et techniques suffisants, pour pouvoir anticiper certains événements.
C'est dans ce contexte que les opérations de maintien de l'ordre se sont effectuées. Il est intéressant de le rappeler car ces éléments sont rarement évoqués alors qu'ils ont été tout à fait déterminants. Une autre décision a beaucoup pesé : la suppression, en 2008, de la direction centrale de la formation de la police ainsi que de certaines écoles de police et de gendarmerie. Or, les opérations de maintien de l'ordre nécessitent, même si les effectifs sont reconstitués, un niveau de formation élevé. La recréation d'une direction d'administration centrale entre 2015 et 2016 et de centres de formation – je pense notamment à celle de la gendarmerie à Dijon, mais aussi au Centre national d'entraînement des forces de gendarmerie à Saint-Astier – a été précédée par l'élaboration d'un code de déontologie en 2014, qui définit les responsabilités des forces de l'ordre lorsqu'elles interviennent en opération de maintien de l'ordre. Ces éléments sont rarement rappelés alors qu'ils me paraissent déterminants pour comprendre cette période.
Une fois ces éléments de contexte posés, venons-en à l'émergence des groupes violents. Il y a toujours eu des manifestations violentes dans notre pays. Dans les débats qui se sont tenus en 1935, année où des dispositions ont été prises pour répondre aux manifestations de 1934 par la définition des modalités d'intervention des forces de sécurité intérieure, les échanges portaient sur l'émergence de groupes violents dans les manifestations. Ils correspondent à peu de chose près aux interrogations que vous soulevez au sein de votre commission d'enquête. Toutefois, il y a incontestablement un phénomène nouveau qui résulte de la cristallisation, au plan international et européen, de groupes extrémistes dont l'objectif est de multiplier les heurts à l'occasion de manifestations. Ils ne sont pas là pour revendiquer mais pour organiser les conditions de l'affrontement et de la mise en cause des forces de l'ordre après qu'ils s'en sont pris à elles, et parfois aux personnes et aux biens. Cela s'est produit tout au long de l'année 2016 et semble perdurer dans la période actuelle.
Que savions-nous de ces groupes violents ? D'abord qu'ils n'étaient pas tous composés de citoyens français et qu'ils pouvaient appartenir à des mouvements européens, principalement d'extrême gauche mais pas uniquement. Ces groupes avaient commis des exactions à l'occasion de grands sommets internationaux ou de grands événements européens, à Gênes ou ailleurs. Des individus étrangers, européens mais pas seulement, franchissaient la frontière, grâce à des contacts nationaux, pour entrer dans notre pays à la veille des manifestations et y fomenter des violences. Les services de renseignement nous communiquaient ces éléments, qui nous ont conduits à prendre des dispositions. Au moment des manifestations contre la loi « travail », mes collaborateurs du ministère de l'intérieur m'ont indiqué que le nombre de black blocs – terme générique et imprécis – ne cessait de croître. Ces individus prenaient place au milieu des manifestants et s'équipaient de moyens destinés à affronter les forces de l'ordre. Il était difficile de les séparer des manifestants pacifiques, donc de les interpeller et de rétablir l'ordre. Au-delà de la provenance et du nombre, c'est l'extrême violence qui caractérisait ces groupes. Ils utilisaient des boules de pétanque et des projectiles pour blesser, peut-être même davantage, les membres des forces de l'ordre. Ils pouvaient provoquer de graves troubles à l'ordre public avec des conséquences potentiellement importantes pour l'intégrité physique des manifestants.
Nous avons déployé des dispositifs de maintien de l'ordre pilotés, pour les manifestations parisiennes, par le préfet de police en étroite relation avec votre serviteur. La doctrine était simple : l'utilisation de la force devait obéir aux principes de stricte nécessité – la désescalade ne suppose pas toujours l'engagement de la force – et de totale proportionnalité. Nous dialoguions avec les organisateurs en amont pour analyser avec eux, par des opérations de médiation et de préparation, la possibilité d'identifier et de contenir ceux qui venaient dans l'esprit de perturber les rassemblements et d'engendrer de la violence. J'ai, à l'époque, demandé au préfet de police et à mes collaborateurs que la totalité des instructions fassent l'objet d'ordres d'opération et de comptes rendus : vous pourriez réclamer ces documents, sans doute utiles à vos travaux. En effet, ils établissent la traçabilité de toutes les décisions prises dans le contexte auquel nous étions confrontés. Ils permettent ainsi de mesurer le décalage – ou son absence – entre les ordres donnés et ce que l'on peut en dire. La meilleure manière de mesurer l'intention de l'administration et de ceux qui sont à sa tête consiste à étudier les ordres d'opération et les retours d'expérience de l'époque. Vous verrez que les opérations ont été conduites dans l'esprit que j'ai indiqué.
Dans notre pays, les forces de l'ordre sont composées d'agents du service public. Ils se trouvent en première ligne pour assurer, au péril de leur vie, la sécurité des Français, notamment celle de ceux qui manifestent. C'est leur mission, leur obligation déontologique et leur honneur que de le faire. Il arrive que beaucoup d'entre eux soient blessés dans ces manifestations et qu'ils aient à subir un sort peu enviable. Je respecte ces agents, quelle que soit leur mission et dès lors qu'ils la remplissent avec le sens élevé du service public qui caractérise la plupart de ceux qui travaillent dans la police ou la gendarmerie. Je respecte particulièrement ceux qui se trouvent en première ligne pour assurer la sécurité des Français et qui perdent parfois leur vie. À cette période, des policiers ont été assassinés à leur domicile par des terroristes devant leur enfant de trois ans. Je n'évoque pas ce crime pour susciter l'émotion mais par esprit de justice, parce que la théorisation de la consubstantialité de la violence dans la police quand celle-ci subit elle-même cette violence justifie que l'on rappelle, y compris dans cette enceinte et même si l'on n'exerce plus de responsabilités politiques, le sacrifice de ceux qui ont perdu leur vie en raison de leur mission de protection des Français et de l'uniforme qu'ils portaient. Lorsque l'on est ministre de l'intérieur et qu'un grand nombre de collaborateurs et de fonctionnaires subissent ce sort, on est soumis, si l'on possède un sens minimal de l'État, à une obligation de retenue. Lorsque les policiers faisaient face à des difficultés pour assurer leur mission dans des manifestations, j'estimais de mon rôle de ne pas les livrer à la vindicte, de ne pas les protéger lorsque des fautes étaient commises car ce n'est pas le rôle du ministre de l'intérieur, mais de me montrer républicain et juste.
L'une des manières de les protéger était de faire en sorte que ceux qui pouvaient occasionner des troubles à l'ordre public au moment des manifestations, et qui étaient identifiés comme tels car connus des services pour leur dangerosité, soient empêchés par des mesures de police administrative d'y participer. Il est légitime de se battre pour la liberté de manifestation qui est grande en France car elle repose sur le régime de la simple déclaration : je suis de ceux qui l'ont toujours défendue. Mais on ne peut à la fois souhaiter qu'il n'y ait pas de violence dans les manifestations, être intraitable avec les fonctionnaires qui manquent à leurs obligations déontologiques et s'indigner que l'on empêche les casseurs de participer aux cortèges par une mesure de police administrative éclairée par les services de renseignement. Là aussi, j'ai pris mes responsabilités de ministre de l'intérieur pour faire en sorte que les individus identifiés comme membres de groupes dont on savait qu'ils fomentaient ces troubles ne puissent participer aux manifestations ou soient interpellés avant que celles-ci ne commencent. Cette politique me paraît de nature à éviter des difficultés.
Le ministère de l'intérieur ne décide pas de la construction d'équipements ou d'infrastructures dans les territoires en raison de l'évolution de l'agriculture ou des options de modernisation retenues. Si ces orientations sont de nature à créer de graves troubles à l'ordre public, le ministre de l'intérieur déconseille généralement, en réunion interministérielle, du fait de sa lucidité sur les événements qui risquent de se produire, que l'on s'entête à l'excès. Il appartient à d'autres administrations de mettre fin aux chantiers si elles le souhaitent. Cela n'a été le cas ni à Sivens, ni à Sainte-Soline. Lorsque le ministère de l'intérieur a été confronté à un problème de maintien de l'ordre public, j'ai donné des instructions extrêmement claires : éviter absolument que ceux qui s'incrustent dans des groupes pacifiques – de nombreux individus, membres de grandes fédérations écologistes, menaient un combat de cette nature contre le barrage de Sivens en utilisant tous les moyens de la conviction – parviennent à provoquer des heurts avec les forces de l'ordre et des drames. Une commission d'enquête, présidée par Noël Mamère, a minutieusement étudié ces faits et un rapport, rédigé par Pascal Popelin, a été publié. On sait qui a dit et a fait quoi sur le sujet. Par conséquent, qualifier un responsable politique d'assassin revient à travestir la réalité en faisant preuve d'un cynisme absolu pour se donner le beau rôle. Il y a une réalité, que l'on retrouve dans les ordres d'opération, les consignes et les instructions des ministres. L'Assemblée nationale, qui a accompli un travail d'enquête poussé, a pu reconstituer les ordres transmis à ce moment-là.
La tragédie de Sivens et les événements de Sainte-Soline révèlent que nous ne sommes plus dans une société dans laquelle il est possible de résoudre par la force des difficultés qui suscitent des passions, dès lors que le dispositif de discussion et de concertation n'est pas allé à son terme et que l'on a échoué à instaurer des modes de médiation permettant d'y insuffler de la raison. Beaucoup de choses ont été dites au moment de Sivens et redites après Sainte-Soline. Le processus de décision ne va pas suffisamment loin dans la concertation et l'association des acteurs, si bien que nous sommes confrontés à des tensions lorsque le choix est fait en droit. Or, une telle décision doit s'imposer, sinon il n'y a plus d'État de droit, ni de République. Ces tensions permettent à des acteurs d'engager des opérations politiques, dont nous percevons la nature et l'objectif.
Voilà le témoignage de ce que j'ai vécu, dans une période particulièrement difficile et éprouvante pour les Français et les forces de l'ordre.