Je vous remercie d'avoir créé cette commission d'enquête et de vous soucier de ce fléau qui touche le monde du sport, mais pas seulement.
J'ai 36 ans, j'habite à Bayonne et je suis désormais professeur d'éducation physique et sportive (EPS). J'ai commencé le tennis à l'âge de 4 ans. Ma mère, d'origine espagnole, sait ce que sont les violences sexuelles puisque sa propre mère s'est fait violer devant elle, comme elle me l'a confié lorsque j'étais encore une enfant. D'une certaine façon, j'ai été la « mère de ma mère », une mère fragile et traumatisée. Mon père, originaire du nord de la France, parle peu, n'est pas très démonstratif et ne disait jamais « Je t'aime » alors qu'enfant, j'avais un grand besoin de reconnaissance. Déclarée haut potentiel intellectuel (HPI) et émotionnel (HPE), j'étais en avance à l'école et j'essayais d'être la petite fille parfaite.
J'ai commencé le tennis en Espagne, en vacances, où un professeur de tennis avait confié à mes parents que j'étais très douée. Rapidement, j'ai joué avec des garçons de 12 ans, faute de filles à mon niveau au sein de mon club. À l'âge de 7 ans, j'ai été recrutée par la ligue du Val-d'Oise, grâce à laquelle j'ai pu m'entraîner plus intensément et bénéficier d'une bourse – ma famille n'était pas particulièrement aisée puisque ma mère était femme au foyer et mon père fonctionnaire de police. J'ai continué à jouer dans ce club jusqu'à l'âge de 12 ans. J'ai eu ensuite le choix entre deux clubs, Eaubonne et Sarcelles. J'ai choisi le second car mes « rivales » s'entraînaient dans le premier ; le tennis est un sport individuel où l'on nous « monte » très rapidement les uns contre les autres.
Je devais d'abord m'entraîner avec Patrick Bouteiller, le directeur sportif mais, suite à une promotion, il est devenu entraîneur fédéral à la ligue de Seine-Saint-Denis. J'ai donc été entraînée par Andrew Geddes. Au début, il était très gentil. Il jouait un peu le rôle du copain ou du grand frère. Je souffrais de ne pas beaucoup sortir, de ne pas aller au cinéma, dans les musées, aux concerts. Mes parents n'étaient pas très curieux, ils n'avaient pas fait d'études et je cherchais à découvrir le monde. Il m'a offert un atlas, que je passais mes soirées à feuilleter. J'apprenais par cœur les densités de population des pays et leur superficie ! Il m'a aussi emmenée voir des matchs du Paris Saint-Germain (PSG), dont j'étais fan. Je n'étais jamais allée au Parc des Princes. Mon père me disait que lorsqu'il y était affecté, en tant que CRS, il passait son temps face aux tribunes sans pouvoir regarder le match. J'aurais tant voulu y aller ! Lorsque l'entraîneur a proposé à mes parents de m'y emmener, ils ont vu dans mes yeux tellement d'envie qu'ils m'y ont autorisée. La première fois, tout s'est bien passé.
Après, il a dit que je devais m'entraîner davantage et intégrer un club près de chez lui. Puis il a dit à mes parents que ce serait plus pratique que je dorme chez lui au lieu d'avoir à me ramener chez moi. Ils lui ont fait confiance. La première fois, il m'a laissé sa chambre et a dormi dans le salon. Peu à peu, un rituel s'est installé : après les entraînements un peu tardifs dans son deuxième club ou après les matchs de foot, je restais dormir chez lui. Puis il s'est chargé intégralement de la programmation des tournois. Je faisais cent vingt-cinq matchs par an, soit un match tous les trois jours. Ma mère ne conduisait pas et, pour mon père, la gestion de mes entraînements, de mes matchs et de ceux de ma petite sœur était une tâche considérable. Ma famille a donc été soulagée lorsqu'il a proposé de m'inscrire aux tournois et de m'y emmener.
Un soir, il m'a demandé s'il pouvait me raconter une histoire. J'ai trouvé que c'était un peu bizarre mais comme il n'avait pas d'enfant, j'ai pensé qu'il avait peut-être besoin d'affection et qu'il voulait que je sois un peu comme sa fille. La fois suivante, il est resté un peu plus longtemps, puis il m'a ensuite demandé si je pouvais lui caresser le dos. Il me prenait aussi dans ses bras. Je savais que tout cela n'était pas normal mais il a procédé progressivement. J'étais très mal à l'aise, je rejetais de tels comportements mais je ne savais pas à quel moment je devais dire « stop ». J'étais seule, à 30 kilomètres de chez moi. À 12 ans, on n'est pas capable de s'opposer physiquement et psychologiquement à un adulte, d'autant plus lorsqu'on le respecte et l'admire, lorsque l'on pense qu'il nous permettra peut-être d'accéder à notre rêve.
Lorsque je suis arrivée au club de Sarcelles, à 12 ans, je n'avais pas du tout envie d'être joueuse professionnelle : je voulais intégrer Sciences Po et l'École nationale d'administration (ENA) ! Je comptais certes parmi les trois ou quatre meilleures joueuses françaises mais lui est parvenu à me convaincre que j'avais le potentiel pour devenir joueuse professionnelle, que je pouvais largement figurer parmi les dix meilleures joueuses mondiales seniors, que j'avais du talent, que j'étais plus intelligente que la moyenne sur un terrain de tennis, etc. L'intensité des entraînements fait que, peu à peu, on ne mène plus la vie d'un adolescent « classique ». Lorsque j'étais au collège, j'étais un peu perdue. Je ne connaissais pas la série Friends ! Je n'avais rien en commun avec mes camarades de classe, d'autant plus que j'étais en avance et que j'étais plus jeune qu'eux. Là aussi, j'ai été également très vite seule. Un tel isolement contribue à expliquer les violences que des jeunes subissent dans les milieux sportifs. Lorsqu'il est isolé, un enfant devient beaucoup plus facilement une proie.
Il a donc vu que j'étais une proie « facile » en raison d'un manque de reconnaissance, d'un besoin de découvrir le monde, d'un désir de perfection. Une telle exigence s'est d'ailleurs retournée contre moi car si je n'avais pas accepté et « encaissé » qu'il me pousse aussi loin physiquement et psychologiquement, peut-être aurait-il choisi quelqu'un d'autre.
Un jour, après deux ou trois mois, il m'a plaquée contre le mur face à sa salle de bain et il m'a embrassée sur la bouche. Un tel choc m'a sidérée. Je lui ai dit qu'il ne fallait pas, que ce n'était pas bien, que je ne voulais pas, mais il m'a expliqué que les relations entre entraîneurs et entraînées étaient fréquentes, qu'elles étaient normales tant ils passent du temps ensemble. Ma seule expérience amoureuse, l'été précédent, avait consisté à prendre la main du grand frère d'Adrian Mannarino, Morgan, après trois semaines passées ensemble !
J'étais tétanisée. Dix minutes après, dans l'ascenseur, il m'a embrassée à nouveau et je ne m'y suis pas opposée physiquement. J'ai su, alors, qu'il serait difficile de m'en sortir. Je n'ai jamais rien dit à mes parents quoiqu'à ce moment-là, cela aurait encore été possible. Mon père répétait que si quelqu'un nous faisait du mal, il n'attendrait pas que la justice soit rendue et qu'il lui mettrait une balle entre les deux yeux, quitte à prendre vingt ans de taule. J'en ai été marquée. Je savais où il rangeait son arme de service, avec laquelle il aurait pu passer à l'acte. Je ne pouvais pas risquer que mon père aille en prison, que ma mère, déjà fragile, soit internée en hôpital psychiatrique et que ma petite sœur et moi soyons placées dans un foyer. Je devais donc m'en sortir seule. Deux ans ont été nécessaires.
Avant mes 13 ans, il m'avait violée digitalement et avec son sexe. Comme je l'ai dit lors du procès, si curieux que cela paraisse, je préférais les fellations, qui ne me faisaient pas mal. Si c'était possible, je faisais une fellation. Si c'était dans un lieu où il risquait de se faire prendre, je faisais en sorte de perdre du temps pour qu'elles n'aient pas lieu. Si c'était chez lui ou dans un lieu clos, je les faisais le plus rapidement possible, pour en finir vite.
Je ne me rendais pas compte des répercussions que tout cela pouvait avoir sur ma vie, sur ma construction. Je voulais d'abord survivre. Dans mon carnet d'autographes des joueurs du PSG, j'écrivais que je n'en pouvais plus, que cela devait cesser, que j'allais faire en sorte que tout s'arrête. J'ai si souvent pensé à me suicider… Chaque fois, j'arrachais les feuilles pour que ma mère, qui fouillait notre chambre toutes les deux secondes, ne puisse pas les lire. Je les déchirais et j'en jetais les morceaux dans les poubelles qui étaient sur le chemin du collège, dont me séparaient 867 pas. J'ai en effet développé un toc de comptage. Pour me rassurer, je compte tout, tout le temps. Je compte le nombre de coups de raclettes que je passe dans la douche – neuf –, les dix-sept expirations sur 100 mètres de footing… Je me suis ainsi raccrochée à ce que je pouvais maîtriser, ne maîtrisant rien d'autre.
Au mois de juillet, je suis partie à La Baule, d'où il est originaire. Lors du procès, j'ai appris qu'il y emmenait systématiquement ses victimes afin qu'elles soient loin de chez elles et de pouvoir passer à des « stades supérieurs ». Ce furent les quinze pires jours de ma vie. Il m'a violée trois fois par jour. Le premier soir, il m'a demandé de venir dans sa chambre, ce que je n'ai pas fait. Il est donc venu dans la mienne et ce fut pire. J'étais prisonnière, contrainte de rester dans ces lieux où je me sentais tellement sale. Les soirs suivants, si fou que cela paraisse, je suis allée de moi-même dans sa chambre pour me faire violer, en franchissant les treize pas qui m'en séparaient. C'était l'année où le Concorde s'est écrasé. Je me disais que, moi aussi, j'étais en train de m'écraser.
J'ai eu mes règles le 5 août suivant, en vacances en Espagne. Pour ne pas me laisser respirer, il est venu avec sa petite copine de son âge. Ma mère, innocemment, lui a dit que j'avais eu mes règles. Quelques jours plus tard, dans l'eau, il m'a dit que c'était bien, qu'il pourrait faire plus de choses mais qu'il devrait faire gaffe désormais. Je me suis demandé ce qu'il voulait faire de plus. Il a fait tellement pire avec les autres. En un sens, j'ai eu de la chance : il ne m'a pas sodomisée, il ne m'a pas mis de cuillère en bois dans le vagin, il ne m'a pas laissée nue dans la forêt pendant plusieurs heures.
Psychologiquement, j'ai été détruite, qui plus est lorsqu'il m'a dit qu'il m'avait transmis le sida. Entre 13 et 18 ans, j'ai donc cru être malade. Après l'obtention de mon permis de conduire, je suis allée seule chez le médecin pour la première fois. Fatiguée par le sport et les études, je lui ai demandé s'il pouvait me prescrire des analyses et s'il pouvait rajouter la sérologie du HIV. J'étais persuadée d'être positive. Je me souviendrai toujours du moment où j'ai appris que j'étais négative, devant cette pancarte « Parking réservé à la clientèle », dans la SEAT Ibiza que mes grands-parents m'avaient offerte. Il a fait croire à chacune de ses victimes qu'il l'avait alors que ce n'était pas le cas.
Il disait qu'il allait tuer mes parents pour être tranquille avec moi. Il me demandait ce que je ferais s'il me restait une seule semaine à vivre. Lui disait qu'il achèterait une arme pour tirer au hasard. Que de violences… Sur l'A86, dans un bouchon, il est sorti de la voiture avec une batte de baseball et il a dit à un chauffeur de poids lourd qu'il allait lui casser la gueule pour avoir regardé mes jambes alors que tel n'avait pas été le cas. Il conduisait avec les genoux, il allait acheter sa drogue à la cité Pablo-Picasso pendant que je restais dans la voiture, l'œil sur les rétroviseurs, terrifiée à l'idée d'être kidnappée.
La deuxième année, j'ai essayé de me rendre le moins souvent possible chez lui. J'ai demandé à mon père de m'inscrire dans des tournois proches de chez nous et à m'entraîner plus souvent à la ligue. À la longue, je suis parvenue à sortir un peu de son emprise. Je m'habillais comme lui, il m'achetait les mêmes vêtements ou me donnait les siens, trois fois trop grands pour moi ; j'étais son « mini-lui », je mettais ma casquette à l'envers, comme lui, je mangeais ma pizza, comme lui, en laissant le bord alors que j'adorais la croûte. J'étais devenue une marionnette et son esclave sexuelle. Il faisait ce qu'il voulait de moi. J'avais la peur au ventre, me disant que je pouvais mourir dans l'heure. Je ne vais mieux que depuis le mois de janvier, où j'ai décidé d'aller voir un psychiatre.
Le jour de mes 14 ans, ma mère m'a offert un téléphone, un 3310 bleu ciel Nokia avec le jeu du serpent. Je me suis promis de ne jamais répondre à son numéro de téléphone, le 06 09 40 11 88. Je m'en souviendrai jusqu'à la tombe. Parfois, il m'arrive de donner ce numéro à la place du mien. Pendant quinze jours, il a essayé de m'appeler et quand il a constaté que je ne répondais plus, il est passé à autre chose en choisissant sous mes yeux une autre victime, Astrid, que je connaissais.
Le plus dur, pour moi, c'est de me dire que je n'ai pas sauvé ses autres victimes. À 12 ans, j'ai choisi de sauver ma famille mais, si j'avais parlé, il n'y en aurait pas eu d'autres. Elles me répètent qu'à 12 ans, je ne pouvais pas faire autrement. Aujourd'hui, j'essaie de faire le bien autour de moi, d'aider mes élèves à s'élever sans manipulation ni emprise. J'espère mourir en ayant cette satisfaction, qui me soulagera un peu.
Tous les jours, en me levant, je remercie la petite fille que j'étais d'avoir choisi la vie, de m'avoir permis de pouvoir rencontrer ma femme et d'avoir un fils. Je suis un peu morte à 12 ans mais c'est aussi grâce à la grande force qu'avait cette petite fille que je suis encore là.