Je vous remercie de votre invitation à m'exprimer devant vous. Vous m'avez adressé un long questionnaire auquel je promets une réponse écrite détaillée dès que j'aurai fini de participer à divers jurys, soutenances et autres conseils restreints.
D'une certaine manière, votre commission d'enquête a anticipé les évènements récents. La France est un pays de jacqueries depuis mille ans pour une raison assez curieuse et presque unique dans le monde occidental. La France est un État-nation où l'État a construit la nation. Il s'en veut le garant et l'organisateur. Il n'est pas constitué depuis la transformation de l'Ancien régime comme un État décentralisé, il n'a pas choisi d'être girondin. Il y a un enjeu particulier dans la structuration nationale de ce pays qui veut que l'État considère que toute revendication, négociation et dialogue passe par le rapport de force. J'ai longtemps travaillé avec Michel Rocard qui s'en désolait, mais une forme de culture d'État impose que l'on montre ses muscles d'abord et que l'on discute ensuite. L'État comme les organisations sociales, paysannes puis ouvrières, ont toujours considéré qu'il s'agissait du mode d'emploi. Il y avait même une organisation acceptée par tous, qui a duré jusqu'en 1979 et la grande manifestation des sidérurgistes à Paris. On pouvait y voir une forme de petit « tournoi », avec des règles précises et strictes, où chacun montrait ses muscles et où la confrontation se faisait avec un minimum de casse. Il s'agissait d'une représentation symbolique de l'organisation de la confrontation.
À partir de 1986, un évènement a eu lieu, qui a continué de dégrader génériquement la problématique de la violence en société. La violence s'est installée dans tout le territoire et s'est accentuée au rythme de la généralisation du trafic de stupéfiant. Nous avons assisté à une déperdition du contrôle social des grandes organisations criminelles depuis la mort de Jean-Jé Colonna et l'assassinat de Farid Berrahma. À partir de ce moment, le contrôle central des trafics de stupéfiants a disparu pour faire place à une décentralisation massive dans les petites et moyennes villes avec une confrontation majeure sur les zones de chalandise. Après tout, le trafic de stupéfiants est l'élément le plus extraordinairement développé de l'économie de marché. Tout fonctionne à peu près de la même manière : intégration verticale, intégration verticale, investissement en recherche et développement, primes à la performance pour le petit personnel. Seule la gestion de la concurrence est plus définitive.
La perte de contrôle a conduit à des relations directes du producteur au consommateur, de l'autoproduction locale, des frictions sur les fours et les zones de chalandise, des développements curieux d'accélération de la rotation du caïdat local. Ce processus a amené une « violentisation » régulière que l'on ne voit plus tellement elle est régulière : règlements de compte, enlèvements, violences diverses, une certaine forme de racket social et criminel, et un développement d'organisations criminelles.
À partir de 1986, nous avons assisté à l'arrivée soudaine de la nébuleuse. Je l'ai vécue car j'étais vice-président de l'université Panthéon-Sorbonne, mais aussi responsable d'une partie du service d'ordre central de l'Union nationale des étudiants de France indépendante et démocratique. Cette nébuleuse était constituée de lycéens venus des banlieues, cités et quartiers. N'ayant aucune connaissance de la culture des manifestations, ils trouvaient qu'il était sympathique de se positionner devant la première ligne du cortège pour affronter directement les représentants de l'ordre. La mort de Malik Oussekine a conduit à repenser totalement l'organisation des manifestations, en prenant en compte la présence d'amateurs de la manifestation se confrontant à des professionnels du maintien de l'ordre.
Entre 1986 et les Gilets Jaunes, nous avons vu des adaptations relatives, avec des problématiques spécifiques de violence. Une réorientation subtile du maintien de l'ordre a vu le jour, avec pour la première fois des missions communes entre la sécurité publique et la police judiciaire, mais toujours dans une logique où l'on voyait arriver des « surfeurs » de la manifestation. Ces derniers venaient soit s'attaquer aux forces de l'ordre même quand la manifestation était pacifique, soit piller des magasins. Ils quittaient le défilé pour éviter de se faire arrêter, éventuellement en détroussant des manifestants.
Depuis le préfet Maurice Grimaud, la position de la police a toujours été de préférer une vitrine cassée à une vie brisée. La logique générale a donc été d'éviter des mouvements de foule dramatiques. Il faut saluer cette logique, qui a bien fonctionné jusqu'à un évènement spécifique, qui n'est pas née d'un contrôle policier mais de la peur de deux enfants se réfugiant dans un transformateur électrique. Le traumatisme qu'il a provoqué, de manière lente mais structurée, a entraîné trois semaines d'émeutes. Les forces de l'ordre ont été sidérées par la mobilité des émeutiers et l'interaction entre, d'une part, des gens témoignant d'une rage à la suite du drame et, d'autre part, des personnes ayant des intérêts criminels. Ces derniers cherchent à montrer à la police que certains territoires ne sont plus les siens et que, même si elle continue à y pénétrer, sa présence devient une exception.
Par conséquent, les forces de police ont été transformées et ont été aussi maltraitées que l'ont été dans notre pays l'industriel, le sanitaire ou le militaire. Nous avons assisté à un long processus de désorganisation de l'État. Or, en France, c'est l'État ou rien, pour l'État comme pour les citoyens. Ceci a conduit à un effet de déstructuration important, les policiers se considérant à juste titre comme la voiture-balai de la société, chargés de résoudre à eux seuls tout ce qui n'existait plus dans l'ensemble des services publics qui fermaient au fur et à mesure parce qu'ils étaient soi-disant trop chers, trop coûteux ou trop compliqués.
L'année 2005 a donc été un révélateur. Mais elle n'a pas été suivie d'effets. Il n'y a pas eu de retour d'expérience. Ces évènements ont été tellement difficiles à gérer et tellement heurtés que l'on s'est refusé à essayer d'en apprendre quelque chose, alors même que les agents des brigades anti-criminalité faisaient une analyse assez juste de ce qui marchait bien ou mal dans leur métier. Je pense notamment à l'ouvrage de mon collègue Didier Fassin, qui a compris l'importance d'écouter leurs propositions pour réduire les confrontations et améliorer l'intérêt de leur métier. Les policiers de terrain ont une pensée pratique, tactique et opérationnelle qui n'est malheureusement ni entendue ni écoutée par une partie de leur propre hiérarchie et du système étatique, notamment préfectoral.
Sont ensuite arrivés les Gilets Jaunes. Cette séquence a été inédite puisque, pour la première fois, des amateurs de la manifestation ont fait face à des amateurs du maintien de l'ordre. La déstructuration et la réduction des services centraux de sécurité spécialisés, c'est-à-dire les escadrons de gendarmerie mobile et les compagnies républicaines de sécurité, ont conduit à ce qu'ils deviennent dans les faits des forces statiques. Ils ont été placés de manière fixe pour défendre des institutions et ils ont été envoyés à la confrontation pendant cinquante-deux semaines. Les forces disponibles étaient essentiellement composées de gens qui ne sont pas formés au maintien de l'ordre mais qui étaient dotés d'équipements de maintien de l'ordre, des équipements dangereux pour l'usage desquels ils n'avaient ni l'entraînement, ni l'expérience. La conséquence a été un très grand nombre de blessés. L'essentiel de la responsabilité ne revient pas aux amateurs des deux camps, mais à la désorganisation et la déstructuration des moyens de maintien de l'ordre et à la stupéfaction devant ces Gilets Jaunes, ces gens qui travaillaient la semaine et qui manifestaient le week-end. Il s'agissait d'une population inédite dans l'histoire de la manifestation, à l'exception des chauffeurs routiers, des marins-pêcheurs et des agriculteurs, mais dont les modes opératoires étaient plutôt bien connus.
L'idée qu'il y aurait une population spécifique pour une manifestation spécifique qui organiserait une violence spécifique est totalement dépassée. Nous sommes face à une multiplicité d'acteurs ayant des moyens qui se ressemblent et des objectifs différents, les uns surfant sur les manifestations des autres, pour une série de raisons diverses. C'est le cas notamment des black blocs, depuis Seattle et Gênes.
Je me demande toujours pourquoi la contestation environnementale peut paraître surprenante puisque nous avions déjà connu le Larzac ou la manifestation de Creys-Malville, qui avait occasionné un mort. Il y a toujours un moment où intervient une structuration par la violence à partir d'un mouvement plutôt pacifique. Sainte-Soline constitue malgré tout un cas particulier : c'est la première fois, à ma connaissance, que l'on pouvait s'inscrire de manière volontaire sur un document qui permettait de qualifier le comportement que l'on pensait adopter à l'occasion de la manifestation : « gentil manifestant », « un peu énervé », « très énervé ». Du point de vue de l'organisation structurelle, la possibilité de s'auto-définir en fonction de son niveau présumé de violence a constitué une nouveauté et une curiosité.
Par la suite, nous avons connu une série de manifestations où le calme est revenu, c'est-à-dire où le mouvement social a repris le contrôle de ses manifestants, ce qui n'était pas le cas du 1er mai. Une certaine frustration a d'ailleurs pu naître puisque ces manifestations lancées par les organisations syndicales ont été tenues, mais que ces dernières n'ont rien obtenu alors que les Gilets Jaunes avaient eu pour partie gain de cause en cassant. Les dirigeants syndicaux ont pu avoir le sentiment que plus ils respectaient les règles, moins ils étaient écoutés.
Enfin, est arrivé il y a quelques jours un phénomène nouveau d'accélération en intensité, en rajeunissement et en violence lors des évènements postérieurs à la mort tragique de ce jeune homme. Pour la première fois, on est passé de la rage au pillage en moins de quarante-huit heures, sans effet d'étalement. Cela a été beaucoup plus intense et beaucoup plus rapide que 2005. Je pense notamment à Marseille, qui y avait échappé à l'époque, mais qui a sur-concentré le phénomène en juillet 2023.
Vous m'avez posé une question sur la violence. Ma vision de la violence est simple : je la circonscris à la mort. Je considère que l'homicide est le seul élément stable sur la manière de gérer la violence dans une société. Plus précisément, il y a deux entrées : l'homicide et la tentative d'homicide. Depuis 1972, dans ce qu'on appelait « État 4 001 », il existait une typologie assez simple entre homicide, tentative d'homicide, règlement de compte. On a vu une assez forte diminution de ces phénomènes pendant trente à quarante ans, avant une forte poussée de l'homicidité. Les trois dernières années ont été les pires du dernier demi-siècle, y compris pendant la période de confinement. Le taux d'homicide constitue un indicateur stable et fiable du niveau de violence de la société. Il montre une forte augmentation de la volonté de tuer et du passage à l'acte. Nous avons atteint un pic du passage à l'acte, qui de surcroît n'est pas marqué par un processus de longue montée en violence, mais par une montée immédiate de la violence.
Ce phénomène me paraît inquiétant. Il constitue un indicateur d'une violence sociale générale, qui n'est pas simplement liée aux règlements de comptes entre malfaiteurs ou aux conflits en matière de stupéfiants. La problématique est d'ordre général. On constate des agressions contre les élus, les maires, les médecins. Mon indicateur le plus emblématique concerne les agressions contre les pompiers, qui ne peuvent être accusés de je-ne-sais quelle attitude raciste ou malpolie. Ils sauvent les gens ; ils éteignent les feux. Malgré tout, ils sont de plus en plus agressés en mission, et surtout lors de guet-apens. Or, le guet-apens change tout dans la relation que l'on peut avoir à la violence : quand on fait venir spécifiquement des policiers ou des pompiers, quand on fait brûler des pharmacies ou des cabinets médicaux, quand on agresse des personnels médicaux, on est tout à fait dans autre chose. En résumé, nous assistons donc à un retour de la violence comme élément structurant alternatif de la société. Nous sommes passés dans un processus relativement nouveau, de forte dégradation.
Enfin, vous m'avez interrogé sur un comparatif de la situation française par rapport à l'étranger. Il existe effectivement des niveaux différents selon les pays. La société est très dure et heurtée aux États-Unis, où je suis conseil du New York Police Department. J'y ai vu les effets antérieurs et postérieurs à Black lives matter. Je connais d'autres villes où je suis requis pour des raisons académiques, comme Los Angeles. Il m'arrive aussi d'aller voir ce qui se passe à Chicago, qui était un modèle de community policing, de police de proximité au sens large, et dont la dégradation et le niveau d'homicidité ont explosé depuis plusieurs années. La dégradation est essentiellement due à des effets cumulés de la crise épidémique, de Black lives matter et de la mise en cause de la structure même du New York Police Department dans ses activités de maintien de l'ordre et de contrôle d'identité. Il existait une analyse statistique et démographique visant à considérer qu'il y avait une suractivité du contrôle d'identité et du contrôle du port d'arme, puisque New York avait une régulation relative sur cette question.
Les Allemands, dont l'organisation policière est décentralisée, ont une vision plus relativiste du sujet et notamment la gestion par la désescalade. Les Anglais ont assez bien maîtrisé leur problématique. Mais ces pays présentent une différence majeure avec le nôtre : il n'y existe pas une police centrale d'État qui fait tout. Chacun a son mode opératoire, sa capacité d'adaptation, sa logique et sa doctrine. Seules les luttes contre la criminalité organisée et le terrorisme sont centralisées.