La judiciarisation complique singulièrement le dispositif de maintien de l'ordre. En effet, interpeller un manifestant dont on a la preuve qu'il vient de commettre une infraction immobilise l'équipe interpellatrice jusqu'à l'arrivée du moyen de transport vers le commissariat pour la présentation devant l'officier de police judiciaire. Plus vous interpellez, plus vos effectifs sont immobilisés, plus vous avez besoin de moyens de transport et plus il faut rédiger de procès-verbaux. Les fonctionnaires du maintien de l'ordre se retrouvent à dresser des procès-verbaux d'interpellation sur le trottoir, au milieu du brouhaha, voire dans des moments de tension extrême. À certains moments, cela relève de l'impossibilité pratique. Quand j'étais en responsabilité, les équipes qui avaient interpellé sortaient du dispositif, se mettaient sur le côté pour rédiger le procès-verbal, attendaient le véhicule qui pouvait être très long à arriver et à repartir dans une circulation bloquée et avec un conducteur ne connaissant pas forcément les lieux. C'est une des faiblesses de la judiciarisation.
Cela explique en grande partie les écarts marqués entre les gardes à vue et leurs suites judiciaires lors de la présentation devant le magistrat, voire dès la garde à vue. L'officier de police judiciaire peut considérer de lui-même, à juste titre, qu'il n'a pas les éléments nécessaires. C'est inhérent à la pénalisation et cela oblige les effectifs chargés du maintien de l'ordre, qui n'ont pas la qualité d'officier de police judiciaire, à suivre des formations. Les black blocs l'ont parfaitement compris, d'où leur grande force opérationnelle.
Mis à part la méthode d'immobilisation des équipes, quand vraiment les choses se passent mal, l'interpellation est reportée. Des enquêtes sont ensuite ouvertes, fondées sur les images des caméras, qui permettent de tracer tel ou tel individu. Mais si le délinquant est assez aguerri, s'il connaît le dispositif, s'il sait se changer au bon endroit, c'est très difficile. Il faut aussi apporter des preuves et trouver des témoins.
Prenons le cas concret d'une quinzaine d'individus en train de casser une vitrine. Les forces de police interviennent. Elles sont immédiatement entourées par une nuée de photographes, de journalistes, de gens qui filment avec leur téléphone à quelques centimètres du visage des fonctionnaires car, sur le terrain, à hauteur d'homme, on est devant un mur de personnes en train de filmer. Il y a aussi ces gens en blanc qu'on appelle les street medics et qui se précipitent en nombre pour peu que la personne interpellée tombe à terre. Tout cet écosystème représente autant d'obstacles à la visibilité de la situation et à l'identification judiciaire. Il y a ainsi, au-delà des black blocs, des auxiliaires. Comme les black blocs eux-mêmes, ils ne sont pas identifiables dans l'ensemble auquel ils prétendent appartenir.
Tout cela complique le recueil de la preuve. Celle-ci résulte souvent de la déclaration des fonctionnaires, mais il est pratiquement impossible de trouver un autre témoin. Du point de vue judiciaire, les choses fonctionnent quand vous intervenez sur une personne en train de taper sur une vitrine avec un marteau : c'est incontestable. Quand il a lâché le marteau, au milieu d'une nuée de moineaux, que vous l'avez repéré et que vous l'arrêtez, il sera délicat d'affirmer au plan judiciaire que c'est bien lui. Les fonctionnaires et les militaires l'ont suivi, sont à peu près sûrs d'eux, mais l'apport de la preuve est quasiment impossible. Il faut voir ce que tout cela signifie concrètement.