Je vous remercie de citer ce petit ouvrage sans prétention. Quand vous ne bougez pas, les autres bougent. Subir un siège est la pire des situations. C'est malheureusement ce qui se passait à Bordeaux, où j'ai passé plusieurs mois à défendre la mairie attaquée par les gilets jaunes. En défendant un bâtiment, vous concentrez la violence : les gens veulent passer et vous êtes là pour les en empêcher ; ils n'y arrivent pas donc ils se déplacent pour manifester leur colère ailleurs par la destruction. Or, vous êtes enfermé dans cet espace que vous avez vous-même créé, donc vous ne pouvez pas empêcher ces destructions. Nos concitoyens ne le comprennent pas et ils ont l'impression d'une totale impunité. C'est ce qu'il faut éviter par-dessus tout. Il est indispensable d'être mobile. C'est un principe stratégique connu depuis la nuit des temps : le meilleur moyen de défendre une position consiste à ne pas être dessus.
Pendant longtemps, notre système de maintien de l'ordre était fondé sur un rapport de force assez statique : les cortèges étaient encadrés par des services d'ordre ; les fonctionnaires de police ou les gendarmes mobiles prenaient place à des endroits connus. On savait à peu près où auraient lieu les frottements et on connaissait ses interlocuteurs, à part quelques exceptions comme Mai 68 ou les manifestations parisiennes de la fin de la guerre d'Algérie. La composition même de notre dispositif était fondée sur ce principe statique : les compagnies et les escadrons ne se scindent pas au-delà de la demi-compagnie ou de la section, ou du demi-escadron, c'est-à-dire qu'on descend rarement en dessous de vingt personnes. Or, nous sommes, en ce qui concerne les effectifs de la préfecture de police, descendus au niveau du groupe, soit six personnes. Fractionner autant est dangereux car ces petits effectifs deviennent vulnérables. Mais c'est aussi très efficace car vous étendez la zone de contrôle. Ensuite, il faut pouvoir recomposer le collectif de soixante ou quatre-vingts personnes. C'est donc la façon même de conduire le maintien de l'ordre qui évolue.
Ni les compagnies républicaines de sécurité, ni les escadrons de gendarmes mobiles n'agissent de cette façon. Seules les compagnies d'intervention de la préfecture pratiquent ces méthodes, qui nécessitent une grande maîtrise technique et une bonne vision d'ensemble. C'est pour cette raison que ma première préoccupation, quand je suis devenu préfet de police, a été de géolocaliser chaque fonctionnaire, ce qu'on ne faisait alors que pour les véhicules. C'est maintenant possible grâce à l'actuel ministre de l'intérieur et à son prédécesseur. Le dispositif comporte aussi des moyens de transmission. De cette façon, nous savons à peu près où sont les gens. Rien ne serait pire que de l'ignorer.
Une grosse manifestation à Paris, c'est un service d'ordre de quatre à six mille fonctionnaires. L'exercice se déroule sur un terrain qui mesure tout au plus trois kilomètres sur trois, la plupart du temps deux sur deux. Paris est un espace très petit mais très dense, où nous risquons de ne plus savoir où sont nos effectifs et de ne plus intervenir à bon escient. Les effectifs peuvent se retrouver au contact de manifestants violents sans que personne ne l'ait voulu. Il est donc essentiel d'avoir une vision globale. À Paris, nous disposons de nombreuses caméras, mais les drones sont essentiels. Contrairement à ce que certains racontent de façon idiote, ils ne servent pas à identifier les gens ; les caméras suffisent pour cela. Le drone donne une vision d'ensemble, à l'inverse des caméras, et cela permet d'envisager un mouvement coordonné qui préserve la manifestation. J'ai beaucoup regretté que l'on nous ait empêchés du jour au lendemain d'utiliser les drones : alors que n'importe quel citoyen peut en faire voler un, il a fallu presque trois ans pour pouvoir employer à nouveau ceux de la police et de la gendarmerie !
J'ai passé mon temps, comme préfet de police de Paris, à essayer de faire en sorte que les manifestations déclarées arrivent au point prévu. Ces groupes de tête, ces nébuleuses qui bloquent les défilés et en empêchent la progression, c'est le pire qui puisse arriver en termes démocratiques puisqu'alors la contestation régulière ne peut pas s'exprimer. Ceux qui empêchaient les manifestations, ce n'étaient pas les policiers ou les gendarmes, mais bien les précortèges, ces manifestants ou ces groupuscules qui voulaient que les choses tournent mal. Un bouchon au début de la manifestation énerve les manifestants, qui imaginent des mesures de police. En réalité, c'est le fait de ces groupuscules et les forces de sécurité sont obligées d'intervenir. Or, ces interventions sont toujours très délicates.
J'ai compris que les syndicats m'avaient beaucoup reproché le déroulement de la manifestation du 1er mai 2019. Ils pensaient que notre intervention en début de manifestation, qui a provoqué un peu d'agitation, était à l'origine des difficultés rencontrées par le carré de tête. Le secrétaire général de la Confédération générale du travail avait été évacué et Force ouvrière est sortie de la manifestation. Ayant une vision globale de ces événements, j'ai plutôt le sentiment que ce sont des gilets jaunes qui ont agi contre ce cortège. Nous n'avons fait que les disperser en amont. Les organisations syndicales ont ensuite refusé de me rencontrer tout au long de mon mandat de préfet de police. Je l'ai profondément regretté. Je dispose de nombreuses lettres qui attestent que je leur ai à chaque fois proposé des rendez-vous. Je me réjouis qu'elles aient abandonné cette posture à la nomination de Laurent Nuñez.