Ne voyez là qu'un constat personnel, qui n'a pas vocation à être généralisé, mais j'ai en effet vu évoluer le profil des individus radicalisés. Les gilets jaunes ne ressemblaient plus au profil historique des black blocs du milieu des années 2010, qui étaient plutôt des jeunes très politisés. La grande violence que nous avons découverte chez les gilets jaunes venait plutôt de gens plus âgés, sans démarche idéologique structurée, sans la culture révolutionnaire classique telle qu'elle peut tourner à la rhétorique dans certains groupuscules d'extrême gauche. Sous les masques d'un black bloc, où les gens ne s'identifient pas, et au-delà de la couleur noire de leur tenue, on trouve aussi des personnalités assez différentes.
J'ai été frappé, lors des manifestations de gilets jaunes, à Bordeaux ou à Paris, par le fait qu'elles ne duraient pas au-delà d'une certaine heure : tout au plus vingt et une heures à Paris, plus tôt à Bordeaux. On sent bien que les gens rentrent chez eux parce qu'ils y ont des choses à faire, aller chercher les enfants ou promener le chien. Ce à quoi nous avons assisté, c'est à l'irruption d'une classe moyenne dans des événements violents.
S'agissant du schéma national du maintien de l'ordre, je ne suis pas à l'origine de sa transformation : ce sont les ministres de l'intérieur successifs qui en ont été les acteurs, je ne suis que l'un de leurs interlocuteurs. Les médias ont surtout rapporté, de façon un peu étonnante, les débats sur la distance entre les forces de l'ordre et les manifestants. Il faut adapter les dispositifs de sécurité à la réalité des manifestations. Pendant longtemps, il n'était nécessaire de se rapprocher que si l'on voulait disperser un cortège. La nature des manifestations a changé à partir du milieu des années 2010, et c'est pourquoi j'ai proposé un maintien de l'ordre beaucoup plus au contact. Ce changement a permis de diminuer considérablement le nombre de tirs au lanceur de balles de défense : de plus d'un millier lors d'une manifestation en 2018, nous sommes passés à une centaine au maximum quand je quittais la préfecture de police. La proximité évite l'utilisation d'armes intermédiaires.
Le schéma national de maintien de l'ordre n'impose pas de doctrine très précise. Il évoque la nécessité de s'adapter. Mon successeur, qui est un remarquable préfet de police, l'applique dans le même esprit : en fonction de la nature de la menace, on se rapproche ou on s'éloigne. Considérer que l'on pourrait gérer les manifestations aujourd'hui comme on le faisait au lendemain de la Seconde Guerre mondiale ou aux débuts de la Ve République serait absurde : nos concitoyens ont changé, leurs façons de manifester aussi. Il y avait jadis de grandes organisations, syndicales ou politiques, qui assuraient, grâce à leur service d'ordre, la sécurité des cortèges. Lorsque j'étais préfet de police, je me suis trouvé dans la situation paradoxale d'être le principal organisateur des manifestations car il n'y avait aucun service d'ordre. Les gens qui déclaraient des manifestations avaient perdu la capacité de les organiser : c'était à la police qu'il revenait de le faire. La transformation de nos concitoyens entraîne forcément un changement des méthodes de maintien de l'ordre.