S'agissant du Cachemire, j'ai dit que les forces qui s'y trouvent sont perçues par la population locale comme des forces d'occupation. Je ne dis pas que ce territoire devrait être considéré comme occupé. Je me plaçais du point de vue de la population cachemirie, qui vit l'intensité et la densité de ce déploiement comme une force d'occupation.
S'agissant de la relation de l'Inde et de la Russie, l'invasion russe de l'Ukraine complique singulièrement les choses pour l'Inde. Si les Indiens restent fidèles à la Russie et proches d'elle, c'est en raison de leur dépendance en matière d'armement.
Leur relation en matière d'énergie est un effet d'opportunité. Les Indiens ont peu de ressources en énergie et sont très dépendants des importations. Les enjeux de sécurité énergétique, en Inde, sont essentiels. Il s'agit par exemple d'éviter à des millions de personnes de cuisiner en utilisant de la biomasse, ce qui est un enjeu de sécurité sanitaire des personnes. Il y a du pétrole à très bas coût ; comment dire aux Indiens, confrontés aux enjeux de pauvreté et de précarité énergétique, d'y renoncer ?
L'invasion russe de l'Ukraine n'en met pas moins les Indiens mal à l'aise. La dépendance en matière d'armement est une chose, l'énergie une opportunité pour un pays soumis à des contraintes fondamentales en la matière ; mais au fond, ce qui motive l'entêtement indien à conserver l'affinité historique avec la Russie, même dans des circonstances où ce n'est pas aisé, c'est la quasi-hantise qu'elle devienne, selon l'expression anglaise, un junior partner de la Chine.
Les Indiens ont besoin de la Russie, notamment au CSNU. Ils ont longtemps compté sur le veto russe sur les questions susceptibles de les affecter, au premier rang desquelles le Cachemire. Ils ont besoin de certaines technologies russes. Les Russes sont les seuls à construire des équipements nucléaires civils en Inde et à avoir transféré des technologies que nul autre ne voulait transférer. Ils ont prêté à l'Inde des sous-marins à propulsion nucléaire, l'aidant indirectement à construire sa flotte.
La Russie est donc pour l'Inde un appui unique. Toutefois, par-delà les enjeux de technologies et d'armement, la question essentielle, c'est la Chine. Si les Indiens perdent leur affinité avec la Russie, ils sont complètement démunis sur le front continental. L'Asie centrale leur deviendrait encore plus inaccessible. Leurs relations avec l'Iran, contrairement à ce que nous pensons, ne sont pas de bonne tenue. Les Indiens ont besoin de garder des appuis dans l'immense espace eurasiatique.
S'agissant du programme de missiles BrahMos, j'imagine mal qu'il puisse être atteint, sauf contraintes logistiques fortes, par les événements actuels, car il a bien marché. En outre, l'Inde nourrit de grandes ambitions en matière d'exportation d'armements. Les Philippines se sont montrées fort intéressées par l'acquisition de BrahMos. Il s'agit d'une niche d'exportation sur laquelle les Indiens veillent avec vigilance et qu'ils essaieront de préserver.
Les grands programmes d'armement, tels le programme de missiles S-400, soulèvent davantage de difficultés. Ils ne parviennent pas en Inde comme espéré. Plus généralement, la Russie a rompu le pacte quasi-sacré qu'elle a réussi à faire tenir depuis trois décennies, consistant à transférer aux Indiens les équipements de dernière génération et aux Chinois les équipements d'avant-dernière génération. Ce revers subi par les Indiens n'enlève rien au fait qu'ils ont besoin de la profondeur diplomatique et géopolitique que leur offre l'appui russe.