Il m'a été demandé de parler de l'ambition géostratégique de l'Inde. Je concentrerai mon propos sur ce qui permet d'en comprendre les contraintes, les tiraillements et les tensions.
L'ambition de l'Inde est de se projeter dans l'Indo-Pacifique, d'y rayonner dans une multitude de dimensions et d'y être un pôle incontournable dans l'édification d'un ordre multipolaire. Deux tiraillements profonds rendent cette ambition complexe à réaliser, et à comprendre pour l'observateur extérieur.
La première tension fondamentale que présente l'Inde en tant qu'acteur stratégique oppose le front continental, himalayen, au front océanique. Nous avons affaire à un territoire animé par une ancienne tradition stratégique continentale. Comprendre l'Inde suppose de s'inscrire dans le temps long des siècles, en l'espèce celui de la mémoire des grands couloirs d'invasion, notamment la passe de Khyber, par lesquels se sont déversées, à partir du nord-est du sous-continent, en suivant les plaines indo-gangétiques, les troupes d'envahisseurs, qui se sont ensuite installés et fondus dans le syncrétisme indien.
Cette mémoire longue a été systématisée par la strate coloniale. Le pouvoir colonial britannique a systématisé un dispositif de défense, notamment à l'époque de Curzon, qui a laissé une empreinte forte dans la tradition stratégique indienne, reposant sur deux, voire trois ceintures de protection, qui étaient autant de glacis de sécurité, au regard tourné au nord-ouest, vers l'Afghanistan et l'Asie centrale, au nord-nord-est, vers le Tibet. Il fallait les stabiliser, voire les maîtriser, pour assurer la sécurité intérieure. Les élites postcoloniales indiennes ont hérité de cette vision stratégique continentale, renforcée dès les premiers instants de l'indépendance par l'irruption du conflit, structurel, avec le Pakistan, puis par la guerre de 1962 avec la Chine Ces trois temps sont essentiels pour comprendre le fond de la pensée stratégique indienne.
Depuis les années 1980, l'Inde redécouvre sa vocation océanique. Cette évolution est particulièrement perceptible depuis l'arrivée au pouvoir de Narenda Modi en 2014. Il existe une véritable aspiration à se projeter sur l'océan Indien et l'océan Pacifique, d'abord et avant tout pour sortir de l'impasse géopolitique que constitue, sur les frontières terrestres, la « prise en tenaille » entre la Chine et le Pakistan. Cette « prise en tenaille » non seulement est une impasse militaire et stratégique, mais en plus coupe l'Inde de son horizon centre-asiatique et de son voisinage historique avec l'Afghanistan et l'Iran, tout en compliquant sa capacité de rayonnement. Rayonner, quand on est à Delhi, est donc essentiellement à envisager côté océanique, notamment vers l'Asie du Sud-Est et du Nord-Est, voire au-delà.
La tension vient du fait que, tout en portant ses regards sur le front océanique, l'Inde reste profondément bloquée par des menaces continentales, qui, à certains égards, s'accroissent. La relation avec le Pakistan est au mieux bloquée ; surtout, la relation avec la Chine s'est considérablement détériorée. Le basculement a eu lieu lors des échauffourées meurtrières de 2020, qui ont causé un traumatisme côté indien, celui de l'effondrement de plus de trente ans de tentatives laborieuses de stabilisation des zones frontalières. Les Indiens ne le diront pas, mais, en pratique, ils ont perdu l'accès à des poches de territoire. C'est politiquement impossible à dire, mais des fuites tendent à l'attester.
Cette forte pression militaire chinoise sur les plus de 3 500 kilomètres de zone frontalière constitue pour l'Inde une contrainte majeure pour l'essentiel de son positionnement stratégique. Elle inhibe sa capacité à s'investir dans l'Indo-Pacifique et à se réinventer en puissance océanique, quand bien même elle en a l'ambition. Elle explique en grande partie sa posture, souvent jugée très prudente, voire pusillanime, vis-à-vis de la Chine. Les Indiens veillent en effet à ne pas adopter ouvertement une posture antichinoise, parce qu'ils craignent des représailles sur la frontière, où ils sont en position d'infériorité.
Une seconde tension oppose les fronts de l'océan Indien et du Pacifique occidental. Si les Indiens s'inscrivent pleinement dans l'Indo-Pacifique, la question de savoir où ils s'y projettent suscite des tensions, avec les États-Unis plus qu'avec la France. Dès 2015, le gouvernement Modi inscrit systématiquement la politique extérieure et de défense indienne dans l'Indo-Pacifique. Dans le même temps, il lance le programme SAGAR – par-delà l'acronyme, « sagar » signifie « océan » en sanscrit. Ce programme ambitieux inclut, entre autres domaines, la défense, la sécurité, la connectivité, le développement et la diplomatie. Il revendique, pour l'Inde, la prise de responsabilités dans la sécurité et la stabilité de l'océan Indien, en coopération avec les puissances riveraines et, dans une large mesure, les puissances extra-régionales.
Dans l'Indo-Pacifique, la priorité de l'Inde est l'océan Indien. Le Pacifique occidental et les conflits assez perturbants en mer de Chine du Sud, voire de l'Est, sont pour les Indiens d'ordre secondaire. Cela crée des tensions et des quiproquos, notamment avec les États-Unis et certains États d'Asie du Sud-Est et du Nord-Est, qui aimeraient que les Indiens s'engagent plus en mer de Chine méridionale. Les Indiens ne le veulent pas et freinent autant que possible l'engagement dans cette direction, préoccupés qu'ils sont en premier lieu par l'avancée chinoise sous toutes ses formes – navale, économique, diplomatique – dans l'océan Indien. L'Inde est même frustrée de se sentir un peu seule – sur ce point, la France a un rôle à jouer – à essayer de contrebalancer les avancées chinoises dans l'océan Indien.