Nous avons effectué près de quatre mois de travail et réalisé une vingtaine d'auditions qui nous ont permis d'entendre près de 70 personnes, allant de représentants d'administrations, d'organismes de recherche, d'associations, d'entreprises, de syndicats, à des économistes, des avocats fiscalistes et des commissaires aux comptes.
Après avoir analysé et comparé toutes les différentes études existantes sur le sujet et sollicité l'expertise du CPO, qui a remis fin juin 2023 à la commission des finances une étude actualisée, nous vous présentons aujourd'hui le rapport d'information sur les différentiels de fiscalité entre entreprises, que j'ai initié et dont je suis le corapporteur, avec le corapporteur Jean-René Cazeneuve.
Cette mission s'inscrit dans la lignée des travaux produits à l'automne dernier par la mission flash sur les entreprises ayant dégagé des profits exceptionnels pendant la crise. Celle-ci avait permis de revenir sur une étude de 2019 de l'Institut des politiques publiques (IPP), qui fut le point de départ de notre mission. Cette étude reposait sur les taux d'imposition implicites portant sur les entreprises entre 2005 et 2015. Le taux d'imposition implicite est un taux calculé en rapportant le montant de l'impôt payé au résultat d'exploitation de l'entreprise : il permet de déterminer l'imposition réelle des entreprises. L'étude de l'IPP de 2019 avait démontré que ces taux d'impositions implicites, avant report, étaient plus bas pour les grandes entreprises que pour les PME, avec respectivement des taux moyens de 17,8 % et de 23,7 % en 2015, soit près de 6 points d'écart.
Cet écart important nous a amenés à réaliser cette étude afin de se représenter l'ampleur et les causes de ce problème, et de déterminer les réponses à y apporter. Nous avons alors pu constater que les trois grandes études effectuées sur ce sujet (celle de la direction générale du Trésor en 2011, du CPO en 2017 et de l'IPP en 2019) confirment que le taux implicite de taxation des bénéfices des grandes entreprises était significativement inférieur à celui des entreprises de plus petite taille, au moins jusqu'en 2012, même avec des différences entre elles.
La version actualisée à notre demande de l'étude du CPO laisse apparaître une réduction sensible de cet écart avec le temps, bien qu'il persiste. Le différentiel entre grandes entreprises et PME ayant des résultats positifs, en termes de taux implicite avant crédits d'impôts, était selon eux de 1,6 point en 2017 contre 3,1 points selon la même méthodologie en 2014. C'est un calcul avant crédits d'impôt, alors que ces mécanismes avantagent les grandes entreprises.
Cette diminution, incontestable, est à nuancer pour plusieurs raisons. Tout d'abord, nous n'avons à disposition que cette actualisation du CPO mais pas celle de l'étude de l'IPP qui était notre point de départ et dont les résultats ne concernent que la période jusqu'en 2015. Or, en 2014, la méthodologie du CPO le conduisait à montrer un différentiel de 3,1 points entre taux des grandes et des petites entreprises, contre un différentiel de 4,4 points avec la méthodologie de l'IPP aux mêmes dates et avec les mêmes données. Ce qui peut laisser penser qu'une actualisation de l'étude de l'IPP conduirait à un écart probablement plus important que le 1,6 % du CPO.
Ensuite et surtout, plusieurs éléments me laissent penser que cet écart constaté a pu, depuis 2019 – dont datent les dernières données prises en compte par nos études – repartir à la hausse. D'abord, le crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE), qui avait été mis en place en 2013, était selon la direction générale du Trésor le principal facteur explicatif de la diminution du taux implicite d'imposition, après crédit impôt, des PME en 2019.
Si l'on s'en tient au périmètre de l'imposition des entreprises, et qu'on n'élargit pas l'analyse à l'ensemble des prélèvements obligatoires, il est donc évident que la bascule du CICE en allégement de cotisations sociales en 2019 a dû conduire à rehausser les écarts de taux implicites entre petites et grandes entreprises. Selon le CPO, il est aussi probable que l'écart de taux implicite se soit accru entre 2019 et 2022, puisque la baisse du taux de l'impôt sur les sociétés (IS) avait d'abord principalement concerné les petites entreprises (entre 2018 et 2019). À partir de 2020, son taux a été progressivement réduit à 25 % pour l'ensemble des bénéfices des entreprises, ce qui a eu pour effet d'abaisser de manière plus importante le taux implicite des sociétés de plus grande taille.
Un autre facteur laisse penser à une augmentation du différentiel ces dernières années : la suppression prévue de la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE). En effet, celle-ci ne touchait que les entreprises au chiffre d'affaires supérieur à 500 000 euros et le gain de la suppression de sa part régionale a bénéficié à 26 % aux plus grandes entreprises. Dans le détail, ce gain est capté aux deux tiers par les 10 000 plus grandes entreprises.
Enfin, le dernier indice pouvant suggérer une augmentation de ce différentiel est lié à la conjoncture économique actuelle. La hausse actuelle des taux d'intérêt pourrait en effet elle aussi renforcer ces écarts, puisqu'elle offre la possibilité d'imputer plus fortement les charges financières sur la base imposable des entreprises.
La déductibilité des charges d'intérêt est l'un des principaux facteurs explicatifs du différentiel d'imposition entre grandes et petites entreprises. En effet, comme les grandes entreprises empruntent plus et plus facilement que les PME, elles profitent bien plus qu'elles de la déductibilité des charges d'intérêts. En 2007, les grandes entreprises parvenaient ainsi à abaisser de 13,9 points le niveau de leur taux implicite, contre seulement 3,7 points pour les PME.
Ces effets, qui n'ont pas disparu, ont été peu à peu atténués entre 2007 et 2019 grâce à la mise en place d'un encadrement plus strict des modalités de déduction de ces charges, mais aussi, principalement, en raison de la baisse des taux d'intérêt. Cela nous ramène à l'inquiétude du CPO, que je partage, sur les conséquences des augmentations actuelles de ces taux d'intérêt.
L'autre grand facteur explicatif de ces différentiels de fiscalité se situe au niveau des dispositifs de type crédits et réductions d'impôts. Outre le CICE dont j'ai déjà parlé, l'autre crédit d'impôt qui fut au cœur de nos réflexions est bien entendu le crédit d'impôt recherche (CIR). Les auditions que nous avons menées ont confirmé que ce crédit d'impôt est difficile d'accès pour les petites entreprises en raison de la complexité des démarches à effectuer pour l'obtenir.
Les grandes entreprises, en revanche, en profitent à la fois parce qu'elles peuvent se permettre de consacrer du temps et du personnel à ces démarches, mais aussi en raison de leur plus grand volume de dépenses consacrées à la recherche. Les créances de CIR, qui s'élèvent à 7,2 milliards d'euros en 2021, bénéficient ainsi principalement aux grandes entreprises. Hier, la Cour des comptes rappelait que 83 % des bénéficiaires de ce CIR étaient les PME, mais qu'elles ne représentaient que 28 % des sommes allouées.
Nous avons également constaté que ce crédit d'impôt à lui seul permet aux grandes entreprises de diminuer leur taux implicite d'imposition net de 5,4 points, contre seulement 2,5 et 3,6 points pour les microentreprises et les PME. À titre d'exemple, le groupe Sanofi bénéficie du CIR à hauteur d'une centaine de millions d'euros par an, mais a pourtant supprimé des centaines d'emplois dans la recherche ces dernières années.
Notons également la réduction d'impôt mécénat, dont le coût est principalement concentré sur les grandes entreprises, qui ont bénéficié de 563 millions d'euros à ce titre en 2021.
Le différentiel de fiscalité entre entreprises est également nourri des dispositifs qui permettent à certaines entreprises des pratiques d'optimisation, d'évitement de l'impôt voire de fraude fiscale. Trois principaux instruments d'évitement fiscal par les multinationales nous ont été décrits par les économistes interrogés : la manipulation des prix de transfert dans les échanges entre filiales, qui est un des points saillants de notre mission d'information ; le transfert de dettes intragroupes dans des territoires à fiscalité faible ; la localisation des actifs incorporels (brevets, propriété intellectuelle de manière générale) dans des territoires à fiscalité faible.
Ces pratiques sont plus particulièrement l'apanage des grandes entreprises et surtout des multinationales aux structures complexes.
Au sein des entreprises du CAC 40, pour l'année 2021, il y avait ainsi une entreprise sur deux qui déclarait un montant d'IS inférieur à 18 millions d'euros, contre une moyenne de 191 millions au sein de ce même CAC 40. Il existe également des cas de multinationales aux bénéfices et dividendes très importants mais ne payant quasiment pas d'IS.
Parmi les dispositifs qui permettent de creuser l'écart entre les multinationales complexes et les autres, on trouve également le régime d'intégration fiscale ainsi que le régime « mère-fille ».
À ce constat s'ajoute le cas encore plus prononcé des multinationales dont le siège est à l'étranger, notamment aux États-Unis, mais aussi de certains secteurs comme celui du numérique qui favorisent le recours aux pratiques d'évitement, en raison de l'importance de leurs actifs incorporels, qui leur permettent de ne déclarer qu'une toute petite part de bénéfice sur leur chiffre d'affaires en France.
Face à cet ensemble de constats problématiques, il est utile de rappeler que des négociations sont en cours au niveau de l'OCDE pour tenter d'instaurer une imposition minimale des bénéfices des multinationales à un taux effectif de 15 %, à travers ce qu'on appelle le pilier 2. Mais sont prévues des exemptions, qui laissent penser que des dérogations seraient maintenues.
Nous avons établi douze préconisations communes qui visent à revoir les règles fiscales françaises (propositions 1 à 3), à appuyer les projets d'harmonisation fiscale au niveau européen et international à condition qu'ils permettent de lutter contre le dumping social et fiscal (propositions 4 à 7), à renforcer la transparence fiscale des entreprises (propositions 7 et 8) et à améliorer les différents types de contrôle et de lutte contre l'évitement et la fraude (propositions 9 à 12).
Dans nos conclusions respectives, nous avons mis en lumière un certain nombre de pistes. J'estime que nous ne devons pas attendre la fin des négociations sur les piliers 1 et 2 de l'OCDE pour agir et décider de politiques vis-à-vis de ces multinationales. Je propose de reprendre la taxation unitaire proposée par Gabriel Zucman, qui permet de corriger l'imposition en fonction du chiffre d'affaires dans chaque pays. Je propose également le renforcement des personnels de la direction générale des finances publiques.