C'est un plaisir d'être convié à concourir aux travaux de l'Assemblée nationale, plaisir d'autant plus grand que votre commission d'enquête traite d'un sujet d'une importance prépondérante pour le respect de la loi et de l'ordre en France. Ce qui se passe dans notre pays depuis quarante-huit heures en est une triste illustration. Je crains que les jours à venir ne soient plus spectaculaires encore, et ne conduisent à d'autres réflexions sur le thème du jour.
Je m'exprimerai avec une double casquette. La première, dans l'ordre de ma vie professionnelle, est celle d'avocat pénaliste depuis vingt-huit ans, engagé régulièrement aux côtés de nos forces de sécurité intérieure et, par déontologie, jamais contre : la police, la gendarmerie, les polices municipales et l'armée étant des clients réguliers, je m'interdis tout dossier qui contreviendrait aux intérêts de ces institutions ou des personnels qui les composent. La deuxième casquette est celle de président du Centre de réflexion sur la sécurité intérieure, que j'ai créé en 2015. Il comprend, parmi les membres du comité stratégique, des personnes telles que le préfet Philippe Klayman, qui a été directeur central des compagnies républicaines de sécurité pendant plus de dix ans, le général Richard Lizurey, auparavant directeur général de la gendarmerie nationale, et d'autres personnes qui n'ont pas forcément des fonctions aussi élevées mais dont le métier au quotidien consiste à travailler sur le maintien de l'ordre.
Je voudrais d'abord rappeler le contexte dans lequel travaille votre commission. La société française est fracturée ; la violence physique entre citoyens et contre les forces de sécurité intérieure augmente depuis quelques années. Depuis 2017, 25 % des victimes de violences volontaires en France sont des membres des forces de sécurité intérieure. C'est un contexte dont on ne peut faire abstraction dans la question du maintien de l'ordre et de sa doctrine. Les gens expriment leur mécontentement d'abord dans le cadre des manifestations, puis en marge de celles-ci : ils ne sont alors plus des manifestants mais des émeutiers. Par ailleurs, l'ampleur de la violence au cours des manifestations est en constante augmentation depuis la mobilisation contre la loi El Khomri, en 2016, qui a marqué une rupture.
Si votre commission d'enquête est saisie de la façon dont l'ordre a été maintenu lors des manifestations contre la réforme des retraites, on ne peut pas occulter les événements de Sainte-Soline, qui ont fortement atteint la gendarmerie nationale. Le bilan pour les forces de l'ordre est significativement supérieur à 2 000 blessés.
Je suis en outre l'avocat du policier qui a été brûlé début mai au cours d'une scène spectaculaire. Cela me permettra de donner à votre commission des précisions nourries par mes échanges avec ce policier et sa hiérarchie, tant sur la tactique que sur les équipements, l'unité concernée m'ayant montré le matériel récupéré au cours de ces moments terribles.
Alors que ce débat est essentiel, il est tronqué dans l'opinion publique. Compte tenu de l'état de tension dans le pays, il s'agit d'une question éminemment politique et, en politique, le choix des mots est important. Or, par méconnaissance souvent, par mauvaise foi parfois, de la part de certains partis politiques ou de certains journalistes, les mots corrects ne sont pas employés. Le concept de violences policières revient régulièrement dans le débat. Celui-ci ne peut avoir de sens que si l'on parle de violence systémique. Or, personne ne peut, de bonne foi, considérer qu'il existe en France une violence policière systémique. En revanche, il existe des violences policières illégitimes, qu'il faut appeler ainsi puisque la force légitime est un monopole de l'État. Ce problème de vocabulaire aboutit à un relativisme dans le débat public. Par facilité ou par idéologie, certains opposent la violence des manifestants à celle des policiers en les mettant sur le même plan. Or, il ne s'agit pas de la même chose : les uns défendent l'ordre public tandis que les autres s'y attaquent.
Une manifestation est un rassemblement de personnes qui tendent à exprimer leurs idées sur le sujet de leur choix, puisque nous avons la chance de vivre dans une démocratie. Les manifestations sont soumises à déclaration, non à autorisation, comme beaucoup le croient à tort. Si je veux organiser une manifestation, je la déclare au préfet et, sans nouvelles de sa part, j'ai le droit de me rassembler avec des gens. Souvent, le préfet prendra contact avec moi pour s'entendre sur la logistique ou encore sur le périmètre. L'autorité préfectorale peut aussi décider d'interdire une manifestation, pour des raisons motivées dans un arrêté, lequel peut être contesté devant une juridiction administrative. Dans ce cas, ce n'est plus une manifestation mais un attroupement interdit par l'article 431-3 du code pénal. Le simple fait pour des personnes de demeurer groupées en dépit d'une interdiction constitue une infraction pénale et fait d'elles des délinquants.
Si des violences sont commises dans le cadre d'une manifestation, c'est-à-dire d'un rassemblement qui n'a pas été interdit, les auteurs de ces violences passent du statut de manifestant à celui de délinquant. On ne peut pas parler de manifestants violents, ou grièvement blessés, comme on l'a dit à Sainte-Soline : il s'agit d'émeutiers blessés. On peut toujours discuter de la proportionnalité mais, en droit, ce ne sont pas des manifestants. Il est important de rappeler que la force publique n'est pas utilisée contre des manifestants, mais contre des émeutiers pour protéger les manifestants.
Puisque la violence s'invite souvent lors des rassemblements publics, il faut se poser la question des conditions dans lesquelles l'ordre est maintenu et celle de la proportionnalité. Beaucoup a été fait avec le schéma national du maintien de l'ordre et la loi du 10 avril 2019 visant à renforcer et garantir le maintien de l'ordre public lors des manifestations. Globalement, je considère que les dispositions prises par les gouvernements successifs vont dans le bon sens.
Je pense néanmoins que l'on pourrait améliorer des choses, par exemple en interdisant de manifestation des individus identifiés par les services de renseignement pour une présence violente répétée en marge de rassemblements. Il en va ainsi des écologistes radicaux présents à la conférence de Paris de 2015 sur les changements climatiques, à Notre-Dame-des-Landes, à Bure, dont on sait qu'ils viendront à une manifestation sans pouvoir les empêcher de le faire. Il est regrettable que le Conseil constitutionnel ait censuré l'article 3 de la loi du 10 avril 2019 sur l'interdiction administrative de manifester, qui était calqué sur l'interdiction administrative de stade. La décision du Conseil constitutionnel s'entend puisqu'il considérait que le texte, trop large, portait une atteinte disproportionnée au droit de manifester. J'appelle de mes vœux une nouvelle rédaction. Il semble que le sénateur Bruno Retailleau ait fait une proposition qui a retenu l'intérêt du ministre de l'intérieur. Certes, cette disposition n'est pas la panacée, mais il est difficile d'aboutir à un texte parfait : mieux vaut des petits pas dans la bonne direction plutôt que renoncer à tout apport positif au prétexte d'une recherche chimérique de perfection.
Une autre piste serait de faciliter les contrôles d'identité préventifs en marge des périmètres déclarés des manifestations. Il serait nécessaire de revoir les conditions fixées par le code de procédure pénale en allégeant l'obligation de rédiger des réquisitions précises qui pose, comme toujours, le problème du seul paragraphe que l'on a oublié d'écrire.
Autre axe d'amélioration : la justice. Certes, les juges sont indépendants. Mais certaines décisions prises par les juges du fond sont parfois étranges. L'une d'elles, rendue par le tribunal judiciaire de Paris au mois de mars, m'a beaucoup choqué. Un émeutier ayant lancé un pavé au visage d'un policier, provoquant une cinquantaine de jours d'incapacité totale de travail, a été condamné à trois mois de prison, sans mandat de dépôt et sans la moindre peine complémentaire d'interdiction de manifestation. C'est choquant : un pavé dans la tête peut tuer. J'ai des cas de personnes grièvement blessées de cette façon. Cela envoie un signal aux émeutiers, mais aussi aux forces de sécurité intérieure sur le peu de considération accordée à leur travail et aux dangers auxquels elles sont exposées.
Par ailleurs, il faut être attentif aux équipements. Les forces de l'ordre voient les moyens à leur disposition régulièrement minorés. À chaque incident grave, on interdit le matériel qui l'a causé. Mais l'affrontement humain, par nature, crée des dégâts : quand des individus se sont montrés extrêmement violents, que la force légitime a été employée contre eux et qu'il en résulte un dégât, cela n'implique pas qu'il faille systématiquement retirer le moyen qui a été employé. Cela aboutit à désarmer nos forces. En réduisant les armes de force intermédiaire, on abandonne le policier au choix du tout ou rien. Moins il y a d'armes intermédiaires, plus le risque de contact et donc de blessures est grand et, en cas de submersion, il ne reste que l'arme de service. Veut-on vraiment enlever les lanceurs de balles de défense aux policiers et aux gendarmes, alors qu'on a déjà diminué leur puissance, pour ne leur laisser que du SIG ou du HK416 ? Nous serons tous d'accord pour répondre par la négative. L'utilisation d'une arme de catégorie B ne me paraît pas raisonnablement devoir être la seule option laissée aux policiers.
J'en viens au matériel défensif. Beaucoup de gens, dans l'incantation idéologique parfois un peu hystérique, déplorent que les membres des forces de l'ordre portent des cagoules qui dissimulent le visage. Je formulerai deux observations, en forme de retour d'expérience de mon activité d'avocat assistant des policiers ainsi que des échanges qui ont lieu au sein du Centre de réflexion sur la sécurité intérieure.
D'abord, nous observons une augmentation importante du nombre de dossiers de policiers ciblés chez eux ou près de chez eux parce qu'ils ont été reconnus, et ce quel que soit le service auquel ils appartiennent. Pour cette seule raison, la question de la dissimulation du visage dans l'espace public me semble légitime.
Ensuite, je vous ai déjà parlé du jeune policier grièvement brûlé début mai – chacun se souvient de cette image spectaculaire. J'ai eu la chance de le voir. Il est blessé à quatre endroits du corps : autour des yeux où la brûlure est en forme de masque de ski, aux deux poignets à l'interstice entre les gants et la tenue, et à l'aine à hauteur de laquelle son uniforme était usé. Or, il portait à la demande des chefs de groupe la tenue d'hiver ignifugée, qui offre une protection assez efficace. Même s'il a totalement pris feu, il n'a été blessé qu'à ces quatre endroits. Je le dis avec une certaine solennité : certains considèrent que les agents de la police française ne devraient pas porter de cagoules ; je considère pour ma part qu'ils doivent en porter, en particulier pour les opérations de maintien de l'ordre, dans les phases d'agression contre eux, car cela sauve des vies – leurs vies.