Avant de commencer cette présentation qui, comme le président de la commission le rappelait, permet d'évoquer le chapitre IV du rapport sur la situation et les perspectives des finances publiques, je rappelle la volonté de la Cour des comptes de participer à l'exercice des revues de dépenses qui a été lancé par le ministre de l'économie et des finances au printemps.
La dépense publique a pour la première fois dépassé 1 500 milliards d'euros en 2022, alors que les mesures de soutien et de relance prises pour faire face à la crise sanitaire avaient fortement reculé. Le déficit public s'établit à 4,7 points de PIB et devrait passer à 4,9 points de PIB en 2023 ; la dette atteint 111,8 points de PIB, soit 14,4 points de plus qu'en 2019. Or la France a présenté en avril un programme de stabilité qui prévoit de réduire le déficit public en 2027 à 2,7 points de PIB et d'inscrire la dette sur une trajectoire descendante.
Pour y parvenir, la progression en volume de la dépense doit être abaissée à 0,4 % par an en moyenne sur la période, ce qui représenterait 10 à 12 milliards d'euros d'économies par an. La France s'est trouvée ces dernières années à plusieurs reprises dans une situation d'augmentation par rebonds successifs de ses dépenses publiques, ce que nous qualifions d'effet de cliquet. Cela constitue une situation tout à fait singulière au sein de l'Union européenne et accroît notre divergence.
C'est pour cette raison que le chapitre IV du rapport sur la situation et les perspectives des finances publiques a été consacré cette année à une contribution méthodologique à la qualité de la dépense, accompagnée de neuf notes thématiques sur différents domaines de l'action publique.
Ce rapport défend la conviction que les revues de dépenses doivent concerner tous les acteurs et être très larges : en effet, le fonctionnement courant des administrations publiques représente une part relativement modeste de l'ensemble des dépenses – même si la qualité de ce type de dépense doit également être examinée.
La revue doit aussi concerner tous les acteurs. En effet, l'État a supporté ces dernières années l'essentiel du poids de la crise et a joué le rôle d'assureur en dernier ressort pour l'ensemble de la sphère publique.
Cette grille doit s'appliquer aussi bien aux dépenses d'intervention qu'aux dépenses de fonctionnement, aux dépenses d'investissement qu'aux dépenses fiscales. Il est de notre point de vue simpliste de considérer que seules les dépenses de fonctionnement, par opposition aux dépenses d'investissement, seraient mauvaises.
S'agissant de la qualité de la dépense, il est important de prendre en compte la satisfaction des usagers vis-à-vis des services publics. Si cette satisfaction est difficile à mesurer, il semble qu'elle ne soit pas au niveau consacré chaque année à ces dépenses : un écart se creuse entre la dépense et la satisfaction vis-à-vis du résultat.
En outre, nous souhaitons éviter une approche strictement budgétaire, qui consisterait à intervenir sur la qualité de la dépense par simples coups de rabot. Plus complexe, l'approche que nous préconisons prend en compte des dimensions multiples, comme la rapidité du déploiement des dispositifs, la publicité des données et des résultats ou la lutte contre la fraude.
Enfin, au delà des concepts d'efficacité et d'efficience qui sont au fondement de la performance au sens de la loi organique relative aux lois de finances (Lolf), des caractéristiques supplémentaires doivent être intégrées à la définition d'une bonne dépense. Nous avons donc établi une grille d'analyse articulée autour de trois grandes étapes : la conception de la dépense, sa mise en œuvre et enfin l'évaluation de ses résultats.
Concernant la première étape, premièrement, nous avons rappelé qu'il existe un certain nombre de méthodes utilisées, notamment au niveau de l'Union européenne, pour mesurer la valeur ajoutée d'une dépense nouvelle. Le plus important, selon la Cour, est que pour chaque dépense soient arrêtés des objectifs clairs, hiérarchisés et chiffrés, de façon à pouvoir ensuite évaluer le résultat de ces dépenses supplémentaires. Souvent, la question est moins celle de l'utilité ou de l'inutilité de la dépense que celle de son ciblage. Au moment de la crise sanitaire, des effets d'aubaine ont ainsi pu être constatés, sans même évoquer d'éventuelles fraudes : la question du ciblage de la dépense se pose avec beaucoup d'acuité dans un contexte où il faut maîtriser le plus possible la dépense publique.
Deuxièmement, il faut s'assurer de la cohérence avec les autres dispositifs qui existent. Cette recommandation paraît banale, mais elle n'est pas toujours appliquée. Elle ne concerne d'ailleurs pas seulement les dispositifs déployés par les collectivités locales, bien que la question se pose également dans ce cas : un chapitre du rapport public annuel (RPA) de 2023 de la Cour était consacré aux interventions économiques mises en œuvre à la fois par l'État et par les collectivités territoriales. On y constatait que 2 100 dispositifs différents, pour un montant 8,5 milliards d'euros, avaient été mis en œuvre par les collectivités territoriales sans véritable coordination avec les autres aides ou indicateurs pour en mesurer l'impact. Il est vrai que dans certains cas, des dispositifs de dépenses ont été mis en œuvre sans trouver leur public. Ainsi, le fonds France relance État - régions créé en 2021, dont BPIFrance était l'opérateur, a finalement engagé très peu de dépenses parce que d'autres dispositifs existants avaient déjà satisfait la demande des bénéficiaires potentiels.
Troisièmement, la dépense publique doit prendre en compte l'impératif climatique et environnemental. C'est désormais une dimension incontournable de la qualité de la dépense, même s'il est difficile de verdir la dépense publique et de renoncer à toute dépense antagoniste au climat de façon brutale. Certes, l'État a fait l'effort de mettre en place le budget vert, qui désigne le rapport sur l'impact environnemental du budget de l'État. Important et novateur, cet effort doit cependant être poursuivi. En effet, seules 10 % des dépenses sont cotées favorables, défavorables ou mixtes, tandis que 90 % des dépenses sont considérées comme neutres ou ne sont pas cotées du tout.
Quatrièmement, il est très important d'associer les parties prenantes à la conception des politiques publiques. Des procédures le permettent, comme les consultations citoyennes. Toutefois, la responsabilisation et l'information des parties prenantes deviennent une modalité fondamentale de l'acceptabilité des mesures. Dans certains pays, ces consultations sont plus systématiques et mieux développées.
Cinquièmement, il faut donner toute leur portée aux études d'impact. Elles sont aujourd'hui obligatoires pour les projets de loi, mais leur qualité est souvent assez décevante et elles ne s'appliquent pas à certaines décisions qui ont pourtant un impact très important sur la dépense publique. Nous pensons par exemple aux amendements déposés par le Gouvernement et citons l'exemple du plan France relance qui a été introduit par amendement dans le projet de loi de finances (PLF) 2022 pour un montant de 34 milliards d'euros. Or les premiers retours montrent qu'une étude d'impact aurait été utile. Par ailleurs, dans certains pays, il existe une contre-expertise des études d'impact, réalisée par des organismes indépendants et qui peut s'avérer très utile pour en garantir la qualité. Enfin, les études préalables réalisées en préparation des PLF ne sont obligatoires que pour certaines dispositions, notamment les articles de nature fiscale ; or la justification au premier euro des dépenses est très inégale d'un programme à l'autre.
J'en viens à la mise en œuvre de ces dépenses, qui, tout d'abord, doit gagner en efficacité et en efficience. La demande de nos concitoyens d'une plus grande simplicité et rapidité est incontestable : elle doit être entendue. Les aides d'urgence déployées lors de la crise sanitaire ont montré que l'administration était à même d'instaurer des dispositifs d'aide de façon massive et rapide. Cependant, ce gain d'efficacité et de rapidité ne doit pas se faire au détriment des contrôles.
Il existe encore trop peu de guichets uniques inter-administrations : certains opérateurs spécialisés se sont développés ces dernières années, comme l'Agence de services et de paiement, mais ce dispositif se résume pour l'heure aux paiements et non à la gestion de l'ensemble des dispositifs.
Nous regrettons aussi les difficultés de mise en œuvre de la territorialisation de la dépense, qui consiste à cibler les territoires qui nécessitent une intervention publique afin d'éviter de disperser les aides sur ceux qui en auraient moins besoin. La politique du logement, par exemple, qui s'exerce principalement à travers des dépenses fiscales, n'est pas territorialisée.
De surcroît, la dépense doit être justement allouée. Le rapport cite l'exemple du Système analytique de répartition des moyens (Sympa) qui permet de répartir les moyens des universités sur le territoire ; or, en reconduisant les dotations préalables, ce dispositif ne prend pas en compte les besoins réels d'une université pour l'obtention de soutiens plus importants dans certaines circonstances. Nous donnons également l'exemple de la répartition des moyens notamment humains entre les tribunaux, qui n'intègre pas la question des délais de traitement des dossiers. L'évaluation et la modernisation des systèmes d'allocation des moyens devraient, de notre point de vue, être un passage obligé des revues de dépenses et des lois de programmation sectorielles.
En outre, nous nous sommes penchés sur le contrôle de l'attribution à bon droit et sur la lutte contre la fraude. En effet, les dispositifs de contrôle sont très inégaux selon les dispositifs – et dans certains cas quasiment inexistants. Je pense notamment à l'allocation aux adultes handicapés (AAH), qui est d'autant plus complexe à contrôler que le payeur n'est pas le décideur, ce qui entraîne une augmentation rapide des dépenses et une mauvaise maîtrise de ces dernières.
On relève également beaucoup d'erreurs et d'indus : dans le rapport annuel sur le projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2023, la Cour estimait le niveau d'indus et d'erreurs à 5,3 milliards d'euros en 2020 sur les prestations sociales servies par les caisses d'allocations familiales (CAF) – soit 7 % des dépenses. La même année, un euro sur cinq de RSA et un euro sur six de prime d'activité ont été versés à tort.
Pour que ces taux diminuent, il est important que les administrations se partagent mieux leurs données. Le dispositif de ressources mutualisées, mis en place dans les CAF, a ainsi nettement amélioré la situation.
Si la lutte contre la fraude doit être renforcée, notons surtout qu'il est difficile de l'évaluer. L'écart fiscal, qui mesure le non-recouvrement de recettes fiscales, n'est pas calculé. Des progrès importants pourraient être faits dans ce domaine.
J'en arrive à l'évaluation de la dépense publique. Premièrement, il faut adapter la logique de performance à l'ère de la donnée. Constitutive de la Lolf, la logique de performance est un acquis très important, mais cette démarche semble patiner depuis plusieurs années ; en effet, certains indicateurs manquent de pertinence ou de stabilité, ce qui ne permet pas de faire des comparaisons dans le temps. En outre, les rapports annuels de performances restent peu utilisables pour mesurer la performance réelle de la dépense. Si l'administration s'appuyait mieux sur toutes les possibilités de l'intelligence artificielle et du croisement de données et qu'elle mettait ces données à disposition des acteurs extérieurs à l'administration par l'open data – nous pensons à la société civile, aux médias, aux chercheurs et aux différents groupements qui s'intéressent à l'action publique –, nous aurions certainement de meilleures possibilités d'évaluation de la qualité de la dépense.
Deuxièmement, il faut mieux intégrer les évaluations indépendantes, qui ne sont pas réalisées directement par les administrations concernées. Dans ce cadre, il nous paraît important d'associer le monde académique, qui, dans certains pays, est très impliqué dans la dimension évaluative de la dépense publique.
Troisièmement, il convient de renforcer les dispositifs publics d'amélioration continue et de systématiser les clauses de réversibilité et de sortie. Nous constatons peu de retours sur les évaluations, qui sont rarement suivies de décisions. De même, la Cour publie chaque année un rapport annuel sur le suivi des recommandations qu'elle adresse aux administrations : nous regrettons qu'il soit peu utilisé. C'est également le cas d'autres types d'inspections ou d'autorités administratives indépendantes.
Enfin, il est crucial de limiter dans le temps les dispositifs de dépenses fiscales, de façon à instaurer une forme de clause de revoyure, permettant de lancer une évaluation afin de vérifier si la dépense a atteint son objectif. Pour cela, j'en reviens à la fixation claire d'objectifs hiérarchisés lors de la conception de la mesure ; sans cela, on ne sait pas ce qu'on évalue.
Ce chapitre IV propose donc d'instaurer une grille d'analyse de la dépense avec des critères auditables, qui soient adaptables à chaque dépense, afin de réaliser un véritable travail sur la qualité. Nous y voyons un moyen de répondre à l'exigence de nos concitoyens en matière de transparence et d'amélioration du service qui leur est rendu.