L'accord du 9 mai 2022 a pour objectif de sécuriser juridiquement les relations entre la France et le siège français du groupe de la Banque mondiale. Ce texte n'intervient pas aujourd'hui par hasard. Il y a quelques années, la Banque mondiale a décidé de diversifier son ancrage géographique et de donner plus d'importance aux bureaux situés hors des États-Unis. Le bureau français a été choisi pour servir de relais en Europe et en Afrique : il verra ses effectifs quadrupler, passant d'une soixantaine de salariés en 2021 à près de 250. Je précise que le bâtiment qui l'abrite accueille aussi les équipes parisiennes du Fonds monétaire international (FMI).
Ce que l'on appelle communément « Banque mondiale » est en fait un groupe de cinq institutions. La première, la BIRD, a vocation à prêter aux États à revenus intermédiaires et faibles pour renforcer leurs services publics. Elle a été créée en 1944 dans la foulée des accords de Bretton Woods – c'est d'ailleurs à la France qu'elle a accordé son premier prêt, dans des conditions que je vous décrirai un peu plus tard. Cette institution est la plus importante du groupe. Viennent ensuite l'Association internationale de développement (AID), chargée d'octroyer des prêts à des États défavorisés à des taux inférieurs à ceux du marché, la Société financière internationale (SFI), qui prête au secteur privé et aide les entreprises à se développer, ainsi que le Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (CIRDI), qui a vocation à régler les litiges entre États emprunteurs et investisseurs privés. Enfin, l'Agence multilatérale de garantie des investissements (AMGI) a pour mission de fournir aux entreprises investissant dans les États défavorisés des garanties contre les risques dits non commerciaux, c'est-à-dire principalement de nature politique, comme les évolutions de normes ou les conflits. Ces cinq filiales sont présidées par la même personne, qui est, depuis juin 2023, M. Ajay Banga.
Comptant 189 États membres, la BIRD regroupe la quasi-totalité des États du monde. Contrairement aux autres institutions multilatérales, notamment celles des Nations Unies, elle ne fonctionne pas selon le principe « un État, une voix ». Son principe est celui de l'actionnariat : le poids du vote est proportionnel à celui du capital détenu. Toute l'organisation repose ainsi sur une hiérarchie qui renforce le poids et les intérêts des États les plus riches.
Puisque les États-Unis détiennent la part de capital la plus importante, la coutume veut le président américain nomme le président de la Banque mondiale ; la présidence du FMI revient, quant à elle, à l'Europe.
L'organe décisionnel est le conseil d'administration, composé de vingt-cinq personnes, qui se réunit plusieurs fois par semaine au siège de la Banque mondiale, à Washington. Les six principaux actionnaires, à savoir les États-Unis, le Japon, la Chine, l'Allemagne, le Royaume-Uni et la France, disposent chacun d'un administrateur. Il en est de même pour la Russie et l'Arabie saoudite. Les autres États membres se partagent les dix-sept sièges restants : organisés par groupe, ils se les répartissent de façon tournante.
Autre inégalité liée à cette organisation : les États-Unis détenant 16,6 % du capital total, ils disposent d'un droit de veto sur toute modification des statuts de la BIRD, qui nécessite de réunir 85 % des voix.
J'en viens au contenu de l'accord. Après m'être rendu au siège de la Banque mondiale et avoir auditionné des fonctionnaires de la direction générale du Trésor et du Quai d'Orsay, j'en suis arrivé à la conclusion que cet accord était nécessaire car il comble un vide juridique.
Jusque-là, les accords entre le groupe de la Banque mondiale et la France étaient lacunaires. L'accord du 9 mai 2022 reprend la philosophie des accords « de siège » classiques, dont nous avons l'habitude : il définit les privilèges et immunités accordés au personnel et au chef du bureau de chacune des organisations, et il acte l'inviolabilité des locaux de ces dernières. Il est également mentionné que le personnel de la Banque mondiale est indépendant du point de vue de la protection sociale et qu'il dispose de ses propres instances de dialogue social pour régler les conflits du travail. Vous vous doutez bien que j'ai vérifié ce dernier point : j'ai tout de même assuré les personnels de ma solidarité en cas de besoin.
C'est évidemment dans la philosophie même de la Banque mondiale que le bât blesse. Depuis bientôt quatre-vingts ans, la Banque mondiale et le FMI veillent scrupuleusement sur la libéralisation de la mondialisation, au risque d'entraîner, par leurs remèdes économiques catastrophiques, certains États dans la misère et la spirale de la dette. Hier soir était diffusé sur la chaîne parlementaire (LCP-AN) un reportage sur la guerre au Mali, dans lequel notre collègue Bruno Fuchs était interviewé : le rôle du FMI et de la Banque mondiale dans les évolutions négatives du Mali y était mis en évidence. De même que la consommation de drogue provoque une certaine addiction, certains États s'habituent à vivre avec les soutiens financiers et prêts bancaires au développement, jusqu'à en devenir totalement dépendants.
Les prêts accordés visent à structurer les économies pour les ouvrir à la mondialisation. Cette politique a pour objectifs, dans bien des cas, de privatiser les services publics, de rendre prioritaire la lutte contre les déficits budgétaires, de libéraliser le commerce extérieur et de déréguler le marché intérieur. Les États qui ont subi ces méthodes sont aujourd'hui exsangues. Regardons au Sahel et en Afrique de l'Ouest : des États aidés sont devenus mono-exportateurs de matières premières, et la libéralisation des marchés fait chanceler les budgets des États à chaque variation de prix. Laurent Gbagbo disait lui-même que les Ivoiriens ne pouvaient pas manger que du cacao tous les jours et qu'il aurait mieux valu développer une agriculture vivrière à même de nourrir le peuple que de produire uniquement du cacao à destination du monde entier. La dette, créée notamment par les prêts de la Banque mondiale, a toujours empêché ces pays de renforcer les services publics comme l'éducation et la santé, les infrastructures ainsi que les services étatiques chargés, par exemple, de la fiscalité. Lorsque le déficit était trop important, c'est le FMI qui prenait en charge l'État en question, sans se préoccuper des conséquences sociales des politiques économiques imposées.
J'ai auditionné Éric Toussaint, porte-parole du comité pour l'abolition des dettes illégitimes et spécialiste de la Banque mondiale, qui a démontré la complémentarité de ces cinq institutions. La BIRD et l'AID prêtent aux États pour privatiser leurs services publics et déréguler leurs marchés ; la SFI finance les multinationales qui s'apprêtent à récupérer les marchés ainsi privatisés et dont les investissements sont assurés et garantis par l'AMGI ; si un État se plaint des politiques publiques mises en œuvre, les différents acteurs peuvent faire appel au CIRDI.
Il est important de comprendre que nous sommes aujourd'hui au seuil d'une très importante crise internationale de la dette. La remontée des taux d'intérêts risque de prendre à la gorge les États défavorisés, dont les dettes sont généralement libellées en devises extérieures, ce qui rend possibles des défauts de paiement. Pas plus tard que le 14 juillet, l'administrateur du Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD) a appelé à une pause dans le remboursement des dettes des États les plus pauvres : « dans les pays très endettés, il y a une corrélation entre haut niveau de dette, dépenses sociales insuffisantes et une hausse alarmante des taux de pauvreté ». Dans un récent rapport de l'ONU, il est également indiqué que 3,3 milliards de personnes, soit la moitié de l'humanité, vivent dans des pays qui dépensent plus en paiement des intérêts de la dette que pour l'éducation ou la santé.
Les effets sociaux et économiques de la pandémie de Covid-19, qui se font encore sentir dans les États pauvres, le conflit en Ukraine, qui rappelle la précarité alimentaire de centaines de millions d'Africains, et les conflits en Afrique, alimentés par la voracité d'entreprises voulant s'octroyer les matières premières, notamment minières, sont très inquiétants dans le contexte de la crise des dettes à venir. À cela s'ajoute le nouvel ordre climatique, qui engendrera des chocs aussi imprévisibles que violents, et qui sera marqué par un manque chronique d'eau et par une baisse potentielle des rendements agricoles. Cette dernière est en outre alimentée par une politique internationale incitant les États à mettre fin à l'agriculture vivrière au profit d'une agriculture exportatrice et au regroupement des terres pour les multinationales de l'agroalimentaire.
Le sommet pour un nouveau pacte financier mondial, organisé à Paris les 22 et 23 juin 2023, a vu les gagnants de la mondialisation esquisser un petit pas vers un changement de politique. Le nouveau président de la Banque mondiale, bien qu'il soit encore américain, encore un homme et encore issu du secteur de la finance, semble susciter plus d'espoir que le précédent, qui était réputé pour son climatoscepticisme.
La Banque mondiale est, comme je l'ai dit poliment dans le rapport, « à la croisée des chemins » – tout comme l'est, finalement, la mondialisation. Les règles économiques sont désuètes et concurrencées par le féroce capitalisme d'État de la Chine qui, comme les États-Unis, utilise tout son poids géopolitique pour parvenir à ses fins. À cela s'ajoute un capitalisme qui n'a jamais créé autant d'inégalités, dont on sait pourtant qu'elles sont sources d'instabilité sociale. Du fait de la crise du multilatéralisme, marquée par la tendance à ne plus vouloir parler à tout le monde mais seulement à ses amis, le système financier international et donc la Banque mondiale ont intérêt à changer très rapidement de braquet pour aller de l'avant en se rapprochant des besoins concrets des peuples et non de ceux de l'économie.
Cette présentation, évidemment plus large que l'objet du projet de loi que nous examinons ce matin, permettra à la Banque mondiale de savoir que nous l'accueillerons à Paris avec bienveillance, car votre rapporteur vous invite à autoriser l'approbation de cet accord, mais que nous serons très vigilants quant à sa capacité à entendre les critiques et à se réformer en conséquence, à l'aube du mandat de son nouveau président.