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Intervention de Danielle Simonnet

Réunion du mardi 11 juillet 2023 à 13h30
Commission d'enquête relative aux révélations des uber files : l'ubérisation, son lobbying et ses conséquences

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaDanielle Simonnet, rapporteure :

Je remercie vivement les administrateurs de l'Assemblée nationale pour leur précieux travail. Notre commission d'enquête a été particulièrement dense, puisque, comme le président vous l'a rappelé, en six mois, nous avons auditionné cent vingt personnes au cours de soixante-sept auditions, qui ont duré, au total, plus de quatre-vingt-cinq heures. Nous avons également étudié vingt-huit questionnaires, épluché cinq cent vingt-cinq documents fournis par le lanceur d'alerte, Mark MacGann, transmis assez tardivement après la plupart des auditions, ainsi que trente-sept documents transmis par Uber et plus de quarante-trois notes et mails internes des ministères.

Un an a passé depuis les révélations faites par un consortium international de journalistes – du Monde et de Radio France pour notre pays –, qui avait enquêté à partir des 124 000 documents internes à Uber transmis par M. Mark MacGann, ancien lobbyiste de l'entreprise. La commission d'enquête parlementaire s'était fixé pour mission d'identifier l'ensemble des actions de lobbying menées par Uber pour s'implanter en France, ainsi que le rôle des décideurs publics de l'époque et d'étudier les conséquences sociales, économiques et environnementales du modèle Uber en France et la réalité des rapports des pouvoirs publics avec celui-ci.

Faut-il ou non adopter ce rapport, et faut-il le publier ? Nos avis diffèrent. Le rôle d'une rapporteure est d'assumer ce qu'elle estime avoir été révélé par les auditions. Néanmoins, vous savez comme moi que le rapport s'ouvrira sur l'avant-propos du président, ce qui permettra d'offrir deux versions au lecteur. Face à une question démocratique autant que sociale et économique, nous avons un devoir de transparence. La non-adoption du rapport, qui entraînerait sa non-publication, porterait préjudice au nécessaire lien de confiance entre parlementaires et citoyens en renforçant l'opacité de cette affaire.

Comment Uber, une multinationale américaine qui a érigé l'illégalité en principe de fonctionnement, a-t-elle pu bénéficier d'un soutien direct et opaque d'un ministre contre l'avis même de son Gouvernement ? Pourquoi, alors même que le Gouvernement avait pleinement connaissance, à partir de 2017, de toutes les irrégularités des plateformes, y a-t-il eu des manquements de l'État à faire respecter l'État de droit ? Pis, comment le Gouvernement a-t-il pu collaborer à ce point avec la logique des plateformes ?

Le rapport confirme toute la stratégie de lobbying agressif d'Uber. Nous avons pu mettre au jour une véritable stratégie de l'illégalité, totalement assumée, comme en témoigne le schéma de la pyramid of shit – la « pyramide de merde », si vous me permettez cette grossièreté que je ne fais que citer –, représentant toutes les illégalités à affronter. Quelles formes prennent-elles ? Non-respect de toutes les règles du transport de personne à titre onéreux ; optimisation voire évasion fiscale ; recours à de faux statuts de travailleur indépendant des chauffeurs et, partant, travail dissimulé et non-paiement des cotisations sociales ; volonté de se soustraire aux opérations de contrôle de la DGCCRF, la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes, ou de l'OCLTI, l'office central de lutte contre le travail illégal, grâce au logiciel « Casper », qui permet, en activant un bouton dit « kill switch », de restreindre l'accès aux données informatiques de la plateforme. Malgré cela, Uber a trouvé des alliés au plus haut niveau de l'État, à commencer par l'ancien ministre de l'économie, devenu Président de la République, M. Emmanuel Macron.

Le rapport comprend des documents accablants, déjà publiés pour certains par les journalistes, d'autres transmis par M. Mark MacGann, démontrant que le ministre de l'économie de l'époque a été un soutien précieux et disponible pour les plateformes, entretenant de nombreux échanges directs ou indirects par le biais de membres de son cabinet, notamment M. Lacresse, qu'un deal a bien été conclu et qu'un arrêté préfectoral a été modifié. Nous avons auditionné tous les ministres de l'époque et les dirigeants d'Uber, qui ont nié ces faits. Je pense qu'il est tout à fait probable que MM. Cazeneuve, Valls et Vidalies n'étaient pas au courant de l'organisation du « deal » entre M. Emmanuel Macron et les dirigeants d'Uber.

Essayons de nous refaire le film. Uber tente de mettre le plus de VTC possible sur le marché afin de s'approprier le monopole des taxis. Bien que sachant que son application est dans l'illégalité, l'entreprise développe UberPop, une plateforme permettant de mettre en relation avec des clients des gens dont le transport de personnes n'était pas le métier et qui devenaient chauffeurs pour compléter leurs revenus. Cette application fait naître une colère parmi les taxis, qui se mobilisent très fortement.

À ce moment-là, même si Uber perd son procès UberPop, il continue à en développer la pratique, en attendant la décision à propos du recours, qui n'est pas suspensif. Vous trouverez, page 82 du rapport et suivantes, tous les échanges qui ont eu lieu entre les dirigeants d'Uber et des membres du cabinet d'Emmanuel Macron, mais aussi entre les dirigeants d'Uber eux-mêmes. Ces messages permettent de prendre conscience que la stratégie d'Uber n'est pas tant de faire changer la « loi Thévenoud », tout juste adoptée et qui n'est pas en sa faveur, mais dont il fait l'hypothèse qu'elle ne sera sans doute pas appliquée, que d'aller vers une réglementation allégée des VTC. Alors qu'il faut 250 heures pour former un chauffeur de VTC, Uber a besoin de rabattre ces exigences pour en mobiliser un grand nombre très rapidement.

Sa stratégie apparaît très clairement à la page 83 du rapport : par le biais du député Luc Belot, Uber propose des amendements au projet de loi pour la croissance, en parallèle du développement d'une communication puissante pour faire accepter l'idée qu'une licence VTC light serait une solution favorable à l'emploi et à la mobilité. Le deal entre les équipes d'Uber et le cabinet d'Emmanuel Macron est le suivant : Uber accepte de fermer l'application UberPop en échange d'une réglementation allégée sur la formation des chauffeurs VTC.

Les échanges entre les dirigeants montrent clairement qu'ils sont très contents que l'arrêté soit en préparation. M. Travis Kalanick envoie le 3 juillet 2015 un SMS à Emmanuel Macron demandant s'ils peuvent faire confiance à M. Cazeneuve. Réponse : « Nous avons eu une réunion hier avec le Premier ministre. Cazeneuve va calmer les taxis et je vais réunir tout le monde la semaine prochaine pour préparer la réforme et corriger la loi. Cazeneuve a accepté le “ deal ”. » Je pense que M. Cazeneuve n'a pas forcément conscience de la réalité du deal existant. Par la suite, avant la publication de l'arrêté, Uber se rend compte que le nombre de sessions annuelles d'examen est limité, ce qui le pousse à relancer son lobbying. À l'arrivée, l'arrêté fait passer la durée de la formation de 250 à 7 heures, ce qui permet de recruter des chauffeurs de VTC en une seule journée et très facilement, puisque le taux de réussite est de plus de 80 % à l'examen.

Un autre fait a été révélé par les Uber files concernant les arrêtés de la préfecture des Bouches-du-Rhône. Les taxis marseillais se sont très fortement mobilisés contre la prolifération des VTC et l'application Uber X, qui proposait une sorte de covoiturage. La colère des taxis est telle que le préfet, M. Laurent Nuñez, décide de prendre un arrêté pour exiger l'application de la loi. Bien qu'un tel arrêté n'ait aucun sens juridiquement, il permettait de calmer les taxis en leur annonçant des opérations de contrôle dans les gares, à l'aéroport et au centre-ville ciblant cette application illégale, qui était le summum de la concurrence déloyale. Uber envoie un message relatif à cet arrêté à Emmanuel Macron, qui répond : « Je vais regarder cela personnellement. Faites-moi passer tous les éléments factuels et nous décidons d'ici ce soir. Restons calmes et à ce stade je vous fais confiance. » L'arrêté va être retiré et un nouvel arrêté sera signé.

Deux explications sont possibles : selon M. Nuñez et M. Cazeneuve, cet arrêté souffrait d'un biais juridique, ce qui l'exposait à être contesté par Uber devant les tribunaux ; selon les chauffeurs de taxi et M. MacGann, les deux arrêtés, aussi inutiles l'un que l'autre, avaient une fonction politique. Les dirigeants d'Uber, furieux du premier, ont essayé d'interpeller M. Emmanuel Macron et les membres du cabinet de M. Cazeneuve afin de le faire modifier. Aux pages 91, 92 et 93 du rapport sont publiés des échanges inédits qui montrent à quel point Uber a été entendu sur ce point par les pouvoirs publics. Alexandre Quintard Kaigre conclut ainsi : « On devrait obtenir un nouvel arrêté qui exclut tout lien avec Uber et qui devrait ne pas nous mentionner. […] Je viens de raccrocher avec Plic et Plouc. » L'enquête ne permettra pas de découvrir l'identité de ces deux personnages… Nous disposons des éléments témoignant qu'une plateforme a pu faire modifier, en toute illégalité, un arrêté préfectoral. Nous avons aussi en notre possession les messages des dirigeants d'Uber qui sont ravis du deuxième arrêté, alors que les taxis s'étaient sentis trahis.

S'agissant des contreparties obtenues en échange de la facilitation du développement d'Uber, des questions demeurent. Aucune étude fiable des pouvoirs publics n'a pu démontrer qu'elle avait créé des emplois. En revanche, des études d'économistes universitaires et de sociologues montrent que la majorité des chauffeurs Uber n'étaient pas sans emploi mais qu'ils étaient victimes de discriminations raciales ou de mauvaises conditions de travail et qu'ils ont aspiré à changer de métier, en se fiant à la promesse de devenir leur propre patron, tout en ayant de bons revenus. Ils ont très vite déchanté, étant donné la dégradation très rapide des conditions de travail imposées par Uber.

Par ailleurs, nous savons que la logique oligarchique qui a permis à Uber, par le biais de M. Travis Kalanick, d'entrer en contact avec M. Emmanuel Macron a usé de l'entremise de Google. Nous avons également découvert avec les Uber files tout un écosystème où l'on croise aussi bien LVMH que Xavier Niel. Ces grands dirigeants ont joué un rôle d'investisseurs auprès d'Uber et, surtout, de facilitateurs pour lui permettre d'atteindre les décideurs publics. Il était fort utile pour un candidat à la présidentielle de montrer de la loyauté à l'égard de ce milieu, afin de bénéficier de son soutien par la suite.

Nous n'avons cependant pas les messages où les dirigeants d'Uber s'engagent à participer au financement de la campagne. Les éléments dont nous disposons montrent que les financements sont restés dans le cadre de la légalité pour ce qui est de leur montant. Qu'on ne me fasse donc pas dire autre chose que ce que j'écris ! Ces messages ne laissent toutefois pas de susciter quelques interrogations quant aux contreparties. On y voit les dirigeants se demander si M. Emmanuel Macron va continuer à défendre Uber, s'ils peuvent être sûrs de lui… Le lien est clair entre le soutien d'une logique et l'accès à des financements, alors que normalement, d'après la loi, les acteurs impliqués dans les actions de lobbying ne devraient pas participer à des financements de campagne.

La commission d'enquête s'est aussi penchée sur la situation actuelle. En 2017, le Gouvernement a connaissance de toutes les pratiques illégales du modèle de l'ubérisation. Nous avons d'ailleurs une note du ministère du travail de 2019 qui montre l'étendue du développement de l'ubérisation, dans les transports, mais aussi dans les domaines du BTP, de l'aide à la personne, de la culture et des guides-conférenciers. C'est le même rapport de pleine subordination entre une hiérarchie et un travailleur faussement indépendant qui n'a pas la maîtrise de son tarif et qui est soumis au contrôle d'une direction. Aucune consigne n'a été donnée pour faire respecter l'État de droit, alors même que toutes les décisions de justice mettent Uber à l'amende, en considérant qu'un lien de subordination existe et que le travailleur des plateformes est bel et bien un salarié. Or, qu'il s'agisse de la DGT, la direction générale du travail, de la DGFIP, la direction générale des finances publiques, ou de la DGCCRF, il n'y a pas de consigne politique pour cibler particulièrement les pratiques illégales des plateformes vis-à-vis du code du travail, des cotisations sociales, de la question fiscale ou des données personnelles. Cette impuissance des autorités publiques à faire respecter l'État de droit interroge, d'autant que le pseudo-gain en termes d'emploi n'a jamais été évalué.

Pis, le Gouvernement a cherché à protéger les plateformes de la requalification des chauffeurs en salariés. Au moment qui nous intéresse, le nouveau PDG d'Uber, M. Dara Khosrowshahi, a lancé sa stratégie du « better deal » : sous couvert d'ouvrir le dialogue social et de nouveaux droits sociaux, il s'agit avant tout d'empêcher la requalification des chauffeurs en salariés. Première étape : la « loi Pénicaud » et la LOM, ou loi d'orientation des mobilités, où sont introduites des chartes accordant de nouveaux droits et précisant que la requalification en salariés n'est pas possible. Elles sont retoquées [SM1]par le Conseil constitutionnel.

Surgit alors toute la stratégie autour de ARPE, l'Autorité des relations sociales des plateformes d'emploi. Uber est d'abord passé par un cabinet de conseil, A.T. Kearney, qui lui a soumis une note dans laquelle est proposée la création d'un observatoire, qui pourrait être animé par M. Bruno Mettling. Sous la responsabilité du Premier ministre Édouard Philippe, une mission est commandée à M. Jean-Yves Frouin afin d'étudier toutes les possibilités pour réguler les rapports entre les plateformes et les travailleurs, à l'exception de l'hypothèse de la requalification des chauffeurs en salariés. Le « rapport Frouin » comprendra une contribution qui a été sous-traitée au cabinet Topics et rédigée par Bruno Mettling. Il conclura que, si toutes les hypothèses étaient intéressantes, la meilleure aurait été de requalifier le travail des chauffeurs en salariat, ce qui n'était pas possible dans la mesure où elle avait été évacuée d'office par les décideurs publics. Le rapport est alors jeté à la poubelle par la ministre du travail, Élisabeth Borne, qui lance une task force sur la question, à la tête de laquelle elle nomme M. Bruno Mettling, à l'origine financé par Uber et qui sera finalement nommé président de l'ARPE. Cette autorité aura des taux de participation aux élections très faibles, entre 1,8 et 3,9 % pour les chauffeurs et les livreurs et conduira à des accords, notamment sur les prix minimaux des courses, en-deçà du prix du marché.

La suite, vous la connaissez mieux : c'est l'implication du Gouvernement contre la directive qui crée une présomption légale de salariat pour les travailleurs des plateformes, en discussion à la Commission européenne et sur laquelle aucun débat n'a été proposé à l'Assemblée nationale. Uber a déposé beaucoup d'amendements à cette directive, dont beaucoup ont été repris. Que ce soit lors de l'audition du SGAE, le secrétariat général des affaires européennes, ou de M. Schmit, commissaire européen, on voit que la France a tenté de la torpiller.

Le rapport que je vous propose se conclut par quarante-sept propositions pour mieux encadrer les activités de lobbying, renforcer le processus démocratique d'élaboration des normes et construire des alternatives à l'ubérisation, qui instaure une concurrence déloyale en se servant du statut d'autoentrepreneur pour échapper aux obligations du code du travail, notamment de protection sociale. C'est un sujet très important, sur lequel toute la transparence doit être faite.

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