, sous-chef d'état-major « opérations » de l'état-major des armées. Je vous remercie de m'accueillir. J'ai eu l'honneur de proposer cette opération, de la planifier, de la faire monter en puissance et, une fois l'ordre reçu du Président de la République, de l'exécuter. Nous avons évacué 1 017 personnes de 84 nationalités, dont 225 Français, par huit rotations d'A400M et deux de C-130. Trois zones d'évacuation ont été utilisées : la base aérienne de Wadi Seidna, Port-Soudan et l'aéroport El-Fasher au Darfour, toutes peu connues de nos armées puisque le Soudan est une zone traditionnelle d'influence anglo-saxonne. Urgence, réactivité, audace, coordination interministérielle, interalliée, milieu semi-permissif, nécessité d'établir des accès : telles sont les particularités caractérisant l'opération dont je vais retracer la chronologie.
Elle a été effectivement lancée le 22 avril, mais les prémices de la crise étaient si perceptibles que dès le 12 avril, le Centre de crise et de soutien (CDCS) a commencé des réunions plus précises sur l'évaluation de la situation. Nos services de renseignement ont été orientés vers le Soudan et le 15 avril, nous avions déjà les premiers plans d'évacuation de ressortissants que nous avions mis à jour peu de temps auparavant avec nos forces françaises stationnées à Djibouti. Trois manières de procéder étaient envisageables : évacuation « light », opération « musclée » et option « hit and run », où l'on vise une arrivée assez rapide sur le théâtre suivie d'un départ au plus vite pour s'exposer le moins possible. J'avais donné cette dernière orientation. Trois modes d'action avaient été définis : par la route, comme l'on fait les Saoudiens et l'ONU ; par l'aéroport de Khartoum ; par l'aéroport de Wadi Seidna. J'avais fixé pour critères une trêve à peu près respectée – le « à peu près » s'est confirmé et, en pratique, on peut même dire « peu » respecté –, l'accessibilité de l'aéroport et, critère absolu de succès : l'accord des deux parties au conflit, les forces armées soudanaises du général Burhane et les forces de soutien rapide (FSR) du général Hemeti.
Nous avons décidé de renforcer notre base de Djibouti dès le mardi 18 avril, en accord avec les autorités djiboutiennes, en y projetant trois A400M et un C-130 des opérations spéciales, des véhicules, du personnel, notamment médical, et notre module de chirurgie vitale dont l'utilité s'avérera cruciale.
Pendant la semaine de montée de la crise, le lien avec le CDCS est devenu permanent, le partage d'informations provenant de l'ambassade et de nos capteurs de renseignement nous permettant d'apprécier au mieux la situation sur le terrain. Une première difficulté est rapidement apparue : les trêves successives n'ayant jamais été respectées, le ravitaillement de nos ressortissants et de notre ambassade posait un problème à court terme, aucun déplacement n'étant possible, notamment dans le centre de Khartoum où des combats se déroulaient. Cela compliquait singulièrement leur regroupement vers les trois lieux décidés dans notre plan d'évacuation. Il nous fallait aussi sécuriser notre ambassadrice, qui se trouvait dans sa résidence entourée d'un faible effectif de sécurité. Ainsi, jeudi 20 avril, nos ressortissants ne disposant plus que de trois jours d'autonomie, il nous a fallu décider de l'opportunité de déclencher une intervention, bien que nos critères n'aient pas complètement été réunis, et en envisageant une prise de risque un peu supérieure à ce que nous avions imaginé.
Vendredi 21 avril, par chance, notre ambassade a pu être un peu ravitaillée mais nous avons su le même jour que l'accès à l'aéroport de Khartoum, que nous essayions de négocier avec un des deux camps en présence, ne serait pas possible, la piste ayant été endommagée lors des combats. Nous avons donc focalisé notre effort sur l'aéroport de Wadi Seidna situé à 25 km au nord, ce qui posait d'autres problèmes. Cette emprise étant tenue par les forces armées soudanaises, avec qui il fallait établir le contact. Il fallait également établir le contact avec les FSR pour que, lors du transit des ressortissants, la ligne de front entre les FSR et les forces armées soudanaises puisse être franchie avec une escorte militaire. Nous avons donc renforcé notre étude sur Wadi Seidna et établi les contacts nécessaires, avec les forces locales soudanaises ; et en particulier avec le responsable de la sécurité de l'aéroport pour nous assurer que lorsqu'il verrait arriver un avion, il ne tire pas dessus !
Samedi 22 avril, nous lançons l'opération sur ordre du Président de la République, une fois les trois critères réunis. Le premier, je l'ai dit, était une trêve à peu près respectée. En pratique, les trêves successives étaient respectées la nuit mais les combats reprenaient dès 6 heures le matin et, souvent, atteignaient leur paroxysme l'après-midi. Mieux valait donc se poser en début de soirée pour opérer de nuit et avoir sécurisé l'évacuation avant le petit matin. Le deuxième critère était l'accessibilité, et nous avions obtenu l'accord des forces armées soudanaises pour l'accès à Wadi Seidna. Le troisième critère était l'accord des deux parties au conflit. Nous avions obtenu celui des deux généraux ennemis, mais nous n'avions aucune certitude qu'il soit transmis vers l'intégralité de leurs subordonnés ; comme nous le verrons, un de nos commandos a pâti de la mauvaise transmission de ces ordres.
Nous avons lancé l'opération en conservant toutes les options ouvertes. Évacuer par Wadi Seidna signifiait sécuriser l'aéroport, monter une structure de coordination de la manœuvre aérienne et pouvoir circuler entre l'aéroport situé à 25 kilomètres au nord de Khartoum, nos lieux de regroupement et l'ambassade. Pendant que nous vérifiions que ce plan d'action était possible, il avait été demandé à nos ressortissants de se regrouper en trois points : l'ambassade, une villa située au centre de Khartoum et la résidence de France. Ils devaient se tenir prêts à former un convoi mais ils n'ont pas su jusqu'à dimanche 23 avril à 6 heures du matin s'ils iraient à l'aéroport ou s'ils partiraient par la route. Les deux possibilités ont été laissées ouvertes jusqu'à ce moment.
Samedi 22 avril vers 18 heures se pose le premier avion, un C-130H des forces spéciales qui, étant muni d'une boule optronique avec système infra-rouge, pour reconnaître et « blanchir » l'aéroport avant de se poser. Ce n'était pas sans risque, puisque nous n'avions aucune certitude que cette emprise, équipée de systèmes sol-air, n'allait pas prendre à parti nos aéronefs. Cet avion a fait des premiers vols de reconnaissance et pris contact avec les forces armées soudanaises pour se poser. Les forces aériennes soudanaises sur place ont été quelque peu surprises par cette arrivée – les ordres avaient été incomplètement transmis, ou ils étaient incomplètement clairs. Une fois apportées les clarifications nécessaires, le C-130 s'est posé et, dans la foulée, trois A400M. Ainsi avons-nous pu mettre en place le dispositif d'accueil des ressortissants, installer le module de chirurgie vitale et acheminer les véhicules nécessaires aux forces spéciales pour faire le lien entre l'aéroport et Khartoum.
Dimanche 23 avril à 6 heures du matin, la reconnaissance de nuit s'étant bien déroulée, le choix est fait, en lien entre l'Élysée, le ministère des Affaires étrangères et le ministère des armées, de procéder à l'évacuation par l'aéroport de Wadi Seidna. Nous lançons donc l'opération. Le premier convoi, prêt à 6 heures du matin, a rallié Wadi Seidna escorté par nos forces spéciales et un détachement du GIGN, avant que ne soient initiées les rotations aériennes vers Djibouti. Parmi les difficultés rencontrées, il est apparu que tout le monde ne pouvait pas rallier les points de rassemblement fixés.
Le Quai d'Orsay avait une vision très précise de la situation et il faut rendre hommage au travail du CDCS, qui s'est employé à localiser un par un tous les ressortissants français dans la zone de Khartoum, les rassembler au maximum puis nous indiquer les lieux où ils se trouvaient. Après quoi, les forces spéciales ont reçu pour mission d'aller chercher l'ensemble des personnes à évacuer « à la petite cuillère », une par une dans les zones de combat évidemment non sécurisées ; c'est lors d'un de ces convois qu'un commando a malheureusement été blessé.
L'opération a donc été lancée le dimanche, dans un environnement dit semi-permissif, avec des convois escortés, ce qui n'est pas notre manière de faire traditionnelle. Le lendemain, lundi 24 avril, ayant terminé l'évacuation d'environ 500 personnes de Khartoum, nous avons transféré le contrôle de l'aéroport aux Allemands, qui ont eux-mêmes passé la main aux Britanniques un peu plus tard.
Mardi 25 avril, le convoi de l'ONU parti de Khartoum le 23 avril arrive à Port-Soudan, et nous mettons à sa disposition une frégate repositionnée par anticipation, contribuant ainsi à l'évacuation de 398 membres du personnel des Nations Unies vers Djeddah. Enfin, jeudi 27 avril, une centaine d'agents de l'ONU sont rassemblés au Darfour et les Nations unies demandent qui peut les évacuer. La France est le seul pays à se proposer : 32 commandos saisissent l'aéroport d'El-Fasher et deux A400M procèdent à leur évacuation vers Ndjamena.
Telle a été la chronologie générale de l'opération Sagittaire. Nous avons tenu à donner au président de la République et à nos autorités politiques le choix du mode d'action jusqu'au dernier moment. Cela n'a pas été simple pour nos troupes stationnées à Djibouti, auxquelles il a été demandé plusieurs fois de modifier la configuration des A400M juste avant l'opération. Il fallait être en mesure de rendre l'évacuation possible mais aussi, si aucune des options retenues ne pouvait être concrétisée, d'assurer la sécurité de notre ambassadrice en envoyant une « équipe » de commandos à sa résidence. S'il avait fallu privilégier une évacuation par la route, sachant que les Saoudiens avaient manqué de carburant en plein désert et que leur stock de vivres avait été tout juste suffisant, nous avions prévu une phase de ravitaillement intermédiaire et redirigé la frégate qui croisait en mer Rouge à ce moment pour être en mesure d'accueillir notre convoi à Port-Soudan. Et comme l'armée française n'avait pas fait escale à Port Soudan depuis longtemps, des Zodiac avaient été dépêchés immédiatement avant l'arrivée de la frégate pour vérifier l'accessibilité des quais. L'option « route » n'a finalement pas été retenue, mais l'ONU a eu besoin de la frégate dont la présence avait été anticipée à Port-Soudan.
J'en viens à nos alliés. Une semaine avant le début de l'opération, j'ai demandé au commandement américain pour l'Afrique, AFRICOM, comment il envisageait de réagir à la crise qui s'aggravait au Soudan. Leur réponse a été qu'ils imaginaient faire comme en Afghanistan : ils organiseraient l'évacuation de ressortissants en étant les leaders de l'opération, mais ils étaient preneurs de notre appui, que nous leur avons promis.
La crise empirant, j'ai lancé le vendredi après-midi précédant l'engagement de l'opération une visioconférence avec l'ensemble de nos partenaires européens, « les anciens de Takuba ». Quinze de mes homologues se sont mis autour de la table. Tous étaient soumis à une forte pression politique pour évacuer leurs ressortissants et, se trouvant sans solution, ils n'attendaient qu'une chose : que nous les soulagions. Les Américains, qui participaient à la conférence, annonçant d'emblée qu'ils évacueraient seulement les diplomates, nous faisons savoir à nos partenaires européens que nous prenons la responsabilité de la coordination de l'opération mais que nous n'avons aucune certitude de réussir l'évacuation par Wadi Seidna. J'indique à mes interlocuteurs qu'il y aura trois niveaux de coordination, le premier au Quai d'Orsay pour les ressortissants étrangers qui veulent être intégrés à la liste française d'évacuation, le deuxième au Centre de planification et de conduite des opérations (CPCO) à Paris, où on nous avons monté une cellule de coordination internationale. Les officiers de liaison peuvent y demander, pour les pays qui souhaitent projeter des avions, des créneaux d'atterrissage ( slots) à Wadi Seidna et à Djibouti. Le soulagement des participants à la visioconférence était perceptible. J'ai toutefois indiqué à mes homologues que nous ne pourrions pas nous charger d'escorter leurs ressortissants entre Khartoum et l'aéroport de Wadi Seidna.
Des visioconférences quotidiennes ont eu lieu pendant les cinq jours qui ont suivi, ce qui nous a permis de coordonner et d'aider l'ensemble de nos partenaires à utiliser la porte que nous avions ouverte ; elle l'a été par les Britanniques et les Allemands. Les forces françaises ont dû gérer les créneaux d'atterrissage avec la tour de contrôle, ce qui n'est pas chose simple, avec, en base arrière, le Centre air de planification et de conduite des opérations (CAPCO) de l'armée de l'air et de l'espace à Lyon. Je dois vous dire que lors de la réunion de l'Initiative européenne d'intervention (IEI) qui a eu lieu une semaine plus tard, nous avons été accueillis en héros.
Si l'évacuation a été un succès, c'est aussi parce que le travail interministériel a bien fonctionné. Les choses se sont remarquablement bien passées entre le ministère de l'Europe et des Affaires étrangères, dont notre ambassadrice, le ministère des armées et le GIGN. La fluidité des échanges et les visioconférences d'autorité ont permis une appréciation très bien partagée de la situation. Le GIGN qui, vous le savez, est chargé de protéger nos ambassades, a été intégré dans le premier convoi de manière à assurer immédiatement la sécurité de notre ambassadrice ; une action commando était prévue si sa sécurité avait dû être assurée par d'autres moyens.
J'en viens à un retour d'expérience sur notre point d'accès à Djibouti et, plus généralement, sur la plus-value indubitable de disposer de tels points d'accès. En Afrique, nous avons une stratégie d'accès de Djibouti à Dakar. En cas de crise, les questions suivantes sont essentielles : Où puis-je me poser ? Quels sont mes aéroports partenaires ? Où sont mes accès maritimes ? Les Allemands, ayant voulu aller directement de chez eux à Khartoum, ont dû faire demi-tour au premier essai et, lors du deuxième essai, ils se sont posés en Jordanie faute d'avoir un accès plus proche. Les Néerlandais sont allés en Jordanie. Les Suédois m'ont demandé s'ils pouvaient atterrir à Djibouti ; les parkings étaient pleins, je leur ai proposé N'Djamena et nous avons fait ce qu'il fallait avec les autorités tchadiennes pour qu'ils puissent s'y poser. Les Italiens sont venus à Djibouti où nous leur avons ouvert la porte parce que nous connaissons bien les Djiboutiens, et j'ai d'autres exemples. Nous avons donc « organisé le parking », et pour cela il était extraordinairement important d'avoir un partenariat fort avec ces pays du continent africain.
D'autre part, le contexte était semi-permissif. Cela signifie que nous étions sous menace, la question centrale étant de déterminer son niveau. C'est le « brouillard de la guerre » : on ne sait jamais quelle est la réalité du contrôle opéré par les autorités sur leurs troupes, qu'il s'agisse des forces armées soudanaises ou des FSR. La seule certitude est qu'elles n'en ont pas le contrôle total. Dans un tel environnement, il faut donc assumer un certain niveau de risque, que l'on essaie de réduire au maximum. Malheureusement, je crains que cet environnement soit la nouvelle norme. Jusqu'à présent, les évacuations de ressortissants se passaient dans des milieux permissifs, Kaboul ayant été un contre-exemple. Á grands traits, on réquisitionne des avions d'Air France, les gens se rendent à l'aéroport où l'on enregistre le nom de ceux qui embarquent et c'est terminé. A l'avenir, et de plus en plus souvent, nous devrons agir dans des environnements semi-permissifs, caractérisés par une certaine hostilité d'une des deux factions au moins. Cette fois, nous avons eu la chance que ceux qui s'opposeraient éventuellement à nous soient deux factions opposées, forces armées ou milices. Mais on peut aussi devoir affronter l'opposition de la foule, beaucoup plus compliquée à gérer qu'une milice armée.
Si le semi-permissif devient la nouvelle norme, notre doctrine, qui consiste à évacuer au plus tard, devra être revue. Nous menons cette réflexion avec le Quai d'Orsay : quand faut-il demander à nos ressortissants de quitter un territoire, ce qui est toujours un crève-cœur pour eux ? Un équilibre doit impérativement être trouvé, car la question se pose pour d'autres zones et d'autres pays.
Enfin, le succès de l'opération Sagittaire a été rendu possible par notre savoir-faire et nos capacités. Nous savons entrer en premier dans une zone à risques, ce que nous avons fait avec les forces spéciales par le premier avion, puis avec les forces conventionnelles ensuite. Ce savoir-faire est aussi assuré par nos outils de combat, dont les avions A400M et C-130. Nos forces spéciales sont rompues à ce genre de manœuvres sur terrain sommaire. Sur le plan capacitaire, l'arrivée à maturité de l'A400M, avion remarquable, a permis de jouer l'ensemble de cette équation. Enfin, le succès est dû à un système de commandement et de décision politique également remarquable. Il y a là une différence de taille avec certains de nos partenaires européens qui ne peuvent pas décider aussi facilement et rapidement ce genre d'opération. La réactivité, la capacité de rassembler autour d'une table, en interministériel, l'ensemble des décideurs pour choisir une option puis l'exécuter nous ont permis d'aller extrêmement vite.