Je suis très heureux de cette réunion. C'est d'abord un plaisir pour nous d'accueillir le président Anglade, qui a pris l'initiative de la proposition de résolution européenne que nous allons examiner. Il nous a paru opportun que la commission des affaires étrangères l'examine après la commission des affaires européennes : joindre nos noms à la rédaction de cette résolution européenne, c'était marquer notre unité d'action – et l'ordre alphabétique a bien fait les choses puisque M. Anglade apparaît comme premier signataire.
Étant donné la confusion mentale qui règne au sein de l'Union européenne, il m'a semblé judicieux de consacrer mon rapport à une réflexion sur l'élargissement de l'UE, question qui m'a toujours intéressé et qui me semble plus que jamais d'actualité.
Le rapport que je vous présente n'est donc pas un ensemble ficelé de propositions engageant mon groupe politique mais plutôt ma contribution intellectuelle et politique personnelle à une réflexion qui me paraît s'imposer. Je me suis rendu à Bruxelles il y a quelques jours et j'ai été frappé de l'extrême désarroi intellectuel qui assaille les milieux dirigeants de l'Union. J'y ai rencontré deux commissaires, l'un et l'autre remarquables. Ils font un diagnostic assez sûr des problèmes qui se posent. En revanche, la manière dont il convient de gérer le processus d'élargissement de l'Union européenne semble les plonger dans le plus grand embarras.
Je ne vais pas ici détailler le contenu du rapport mais vous en exposer les lignes directrices.
Ce que les Français ne perçoivent pas toujours, c'est que, historiquement, l'élargissement ne s'est pas construit d'emblée contre l'approfondissement. Ce qui est très frappant durant la première période d'élargissement, celle qui va pratiquement jusqu'à l'intégration de l'Allemagne de l'Est – devenue l'Est de l'Allemagne –, c'est le cycle vertueux qui associe élargissement, approfondissement institutionnel et élargissement des compétences.
Le premier élargissement, en direction du Royaume-Uni, du Danemark et de l'Irlande, a été le moteur de changements majeurs : l'irruption du marché intérieur mais aussi des modifications institutionnelles de première grandeur, comme la généralisation du vote à la majorité qualifiée pour l'adoption des directives d'harmonisation et l'entrée du Parlement européen dans le processus décisionnel à travers ce qu'on appelait à l'époque la procédure de coopération.
Plus tard, l'élargissement aux pays du Sud – l'Espagne, le Portugal et la Grèce –, s'est traduit par le développement de la politique de cohésion, qui a complètement transformé le budget de l'Union européenne et qui a aussi eu des répercussions sur le plan institutionnel. En effet, sur les dépenses de cohésion, que l'on qualifiait de « non obligatoires », c'est le Parlement et non le Conseil qui avait le dernier mot. D'une façon un peu baroque, le budget de l'Union était donc décidé en dernière analyse par le Conseil et, pour partie, par le Parlement européen. Ce fut là le point de départ d'une coopération nécessaire des deux institutions sur l'ensemble.
Le troisième élargissement, avec l'inclusion de l'Allemagne de l'Est, s'est accompagné du traité de Maastricht, lequel a constitué un bouleversement formidable, avec la monnaie unique, l'institution, de la Banque centrale européenne, une transformation très profonde des procédures démocratiques – puisque la codécision s'est imposée progressivement à l'ensemble du travail législatif – et, enfin, une responsabilisation accrue de la Commission.
Durant la seconde période des élargissements, en revanche, ceux-ci se sont faits de manière totalement improvisée, sans aucun travail de réflexion. Alors qu'à Maastricht on avait proclamé la nécessité d'une politique extérieure et de sécurité commune (PESC), qui aurait fait franchir à l'Union européenne une étape sur la voie de la géopolitique, on a accueilli trois États neutres – l'Autriche, la Suède et la Finlande –, sans questionner leur neutralité. On a donc fait immédiatement l'impasse sur la transformation politique qu'on avait proposée.
Par ailleurs, les critères de Copenhague, relatifs à l'adhésion de nouveaux pays à l'Union, ont été très mal appliqués. Je les rappelle : le respect institutionnel, la capacité à assumer le marché intérieur, le respect des droits fondamentaux et la nécessité pour l'Union européenne de s'adapter à un élargissement. Il va de soi qu'une Union européenne à vingt-sept ne peut pas fonctionner avec les mêmes institutions, les mêmes procédures, les mêmes règles qu'une communauté européenne de six membres.
Ces critères ont été appliqués sans aucune rigueur, en particulier au moment de l'ouverture des négociations avec la Turquie. Quoi que l'on pense de ce projet, ce qui est inadmissible, c'est que l'on se soit engagé dans ces négociations sans avoir rien préparé, alors que l'entrée de ce pays dans l'Union aurait impliqué une modification considérable de l'ensemble du système. En effet, cet État important, plus peuplé que tous les autres, était profondément allergique à toutes les logiques d'intégration communautaire et ne s'était absolument pas engagé dans la transition vers la démocratie. Il s'est d'ailleurs orienté vers une régression assez profonde, qui dure depuis vingt ans.
Je ne dirais pas que cette seconde phase d'élargissement a été un insuccès, parce que les États d'Europe centrale et orientale qui sont entrés dans l'Union en ont bénéficié – l'exemple le plus fameux étant celui de la Pologne –, mais l'Union européenne s'en est trouvée très profondément affaiblie, distendue, incapable de relever les défis qui se sont présentés à elle. On n'a pas introduit, par exemple, les modifications institutionnelles étendant la majorité qualifiée, ce qui nous a condamnés à la paralysie. Aujourd'hui, le processus d'élargissement est en crise.
Nous sommes désormais confrontés à des exigences très différentes. D'abord, la question géopolitique est devenue primordiale et constitue le moteur de l'Union ; autrefois, c'était la construction du marché intérieur. Par ailleurs, cette extension considérable va nous porter au-delà de trente membres. Enfin, l'hétérogénéité fondamentale de l'espace européen fait qu'il est très difficile d'imposer des lois communes. Cette hétérogénéité prend deux formes : des inégalités de développement économique et un développement inégal de la « maturité démocratique » des États concernés. Ce que je propose, pour faire face à ces nouveaux enjeux, c'est de repenser le processus lui-même. Je me suis appuyé, pour ce faire, sur un grand nombre de travaux académiques.
Je propose de fractionner le processus d'adhésion en trois étapes, sachant qu'il faut répondre de toute urgence à certains États – ceux des Balkans et l'Ukraine –, dont les besoins géopolitiques doivent être pris en compte, sans pour autant précipiter l'élargissement.
J'envisage d'abord une phase d'engagement politique, au cours de laquelle les États concernés souscriraient à une sorte d'adhésion à l'union politique de l'Union européenne en prenant des engagements sur le respect des droits, le fonctionnement de l'Union, la primauté du droit communautaire et la solidarité géopolitique. Ils feraient aussi une déclaration de paix intérieure avec leurs voisins, ce qui est un grand problème pour les Balkans.
Viendrait ensuite une phase d'acculturation administrative au cours de laquelle, bilatéralement, entre la Commission et chaque État, on mettrait en œuvre les politiques communes sans attendre, dès qu'elles seraient techniquement possibles.
Enfin, et seulement à ce moment-là, interviendrait l'adhésion pleine et entière. À partir de là, les nouveaux États participeraient aux institutions politiques et démocratiques communes : Parlement européen, Commission, Conseil, Cour de justice et, éventuellement, Cour des comptes et Banque centrale. Pourquoi ? Parce que tant que ces États n'ont pas atteint la plénitude démocratique, leur entrée dans le système institutionnel peut avoir des effets pervers sur l'ensemble de celui-ci. Nous ne pouvons pas nous accommoder d'un Parlement européen imparfaitement et incomplètement démocratique ; nous ne pouvons pas nous accommoder d'une Commission dans laquelle certains éléments seraient fragiles.
Voilà pourquoi je propose ce fractionnement, qui ressemble, en réalité, à l'Espace économique européen dont bénéficie un État comme la Norvège. Je crois qu'une telle démarche permettrait de répondre rapidement aux besoins d'intégration de nouveaux États, sans pour autant risquer de polluer l'ensemble du système institutionnel et administratif de l'Union, mécanique de précision qui doit être protégée.
Cette démarche de fractionnement en choquera peut-être certains mais elle permettra à l'Union européenne de remplir le quatrième critère de Copenhague.