« Le premier qui se réveille réveille les autres », disent les enfants. Les premiers à être réveillés ont été les Ukrainiens. Ils savaient depuis longtemps – en tout cas depuis 2014 – ce que nous voulions ignorer depuis plus longtemps encore, à savoir que les puissances occidentales n'avaient pas vraiment gagné la guerre froide, même si l'Union soviétique l'avait clairement perdue. Nos amis, nos frères d'Ukraine ont éprouvé dans leur cœur et dans leur chair ce que nous avons longtemps, obstinément, inconsidérément refusé de voir : nos triomphes apparents des années 1990 n'avaient assuré durablement et universellement ni la souveraineté des peuples, ni la démocratisation des États, ni la liberté des consciences, des opinions et des mouvements. L'invasion arbitraire, injustifiée et terriblement meurtrière de la libre Ukraine par une puissance impérialiste et cleptocratique l'a tragiquement montré.
Les souffrances et les victoires de l'Ukraine nous confirment désormais dans une conviction que les Français ont été trop longtemps les seuls à professer dans l'Union européenne. Cette conviction, c'est celle qui veut que l'Europe, ses valeurs, ses intérêts, sa culture et ses lois ne pourront survivre dans le monde qui nous attend si les Européens continuent de faire de leur Union une entité simultanément marchande et éthérée – « naïve », a dit le Président de la République –, étrangère en tout état de cause à toute logique de puissance. Nous autres Français avons de longue date pensé que l'universalisme de nos valeurs ne pouvait nous dispenser de l'obligation d'inscrire notre projet dans un territoire particulier, fragile et menacé, ce « petit cap du continent asiatique » décrit par Paul Valéry, que personne ne défendra durablement s'il ne se défend pas lui-même.
Nous avons passionnément voulu donner une dimension géopolitique au projet européen, ajouter la force au droit, la réciprocité à l'exemplarité, les intérêts aux valeurs, l'ambition à l'apostolat, la défense et la diffusion d'une culture à la promotion de l'humanisme.
Les Ukrainiens nous ont réveillés. Ils nous disent, par l'invasion qu'ils ont subie, par la résistance qu'ils lui ont opposée, par les souffrances assumées, par les deuils accumulés, où est notre devoir, ce qu'est notre mission, quelles sont nos responsabilités. En défendant sa souveraineté, ses libertés et sa démocratie, l'Ukraine défend notre souveraineté, nos libertés et nos démocraties. En aidant l'Ukraine à se défendre, les Ukrainiens défendent l'Europe.
Nous avons pu mesurer, aux côtés de la présidente de notre Assemblée, la détermination du président Zelensky et, derrière lui, celle de tout un peuple, inventif, mobilisé, actif et entreprenant, impavide devant les provocations, les référendums bidon, les mascarades cérémonielles qui visent au sublime et ne rencontrent que le grotesque.
Nous devons être à la hauteur des responsabilités que nous impose la situation. Nous sommes à la veille de grandes épreuves. Si les Ukrainiens se voient imposer des sacrifices, les Russes n'ont pas besoin de recourir à l'arme nucléaire pour nous atteindre, nous aussi, dans notre confort et dans notre relative quiétude. On ne sort pas vainqueur d'une telle épreuve sans force d'âme, sans énergie, sans rejet des divisions.
Bien sûr, nous avons aussi un devoir de sagesse, le souci d'éviter la généralisation de la guerre et le dérapage vers l'usage des armes de destruction massive, la volonté de préserver les chances de la paix. Le monde peut compter sur nous pour travailler, dès que ce sera possible – et avec qui ce sera possible – au rétablissement de la paix mais l'issue du conflit passera par le respect scrupuleux de la souveraineté de l'Ukraine, l'établissement de garanties de sécurité sérieuses et crédibles et la reconstruction d'un pays martyr.