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Intervention de Ferdinand Mélin-Soucramanien

Réunion du jeudi 1er juin 2023 à 14h05
Commission d'enquête sur le coût de la vie dans les collectivités territoriales régies par les articles 73 et 74 de la constitution

Ferdinand Mélin-Soucramanien, professeur à l'université de Bordeaux, président du conseil d'administration de l'institut national du service public, président de l'association des juristes en droit des outre-mer, ancien déontologue de l'Assemblée nationale :

Par rapport aux autres auditions que j'ai pu consulter, je vois que vous avez choisi, sur cette question de la vie chère, d'élargir la focale et finalement de poser la question de savoir s'il y a un lien entre les institutions – dont effectivement beaucoup convergent pour dire qu'elles ne sont pas adaptées pour les outre-mer, qu'elles sont aujourd'hui obsolètes – et la cherté de la vie.

De prime abord, il est vrai que la réponse n'est pas évidente. Le lien n'est pas évident, mais pour ma part, je suis convaincu que oui, vous avez tout à fait raison. Vous avez bien fait d'élargir la focale et de connecter les institutions propres aux outre-mer – article 73 d'une part, 74 d'autre part – avec la question de la cherté de la vie. Évidemment, de mon point de vue, les mauvaises institutions, pour la plupart d'entre elles, la mauvaise gouvernance, parfois, ne sont pas la seule cause, même sans doute pas la cause très dominante de la cherté de la vie. Mais même si c'est une cause marginale, elle mérite qu'on s'y intéresse.

Je fais partie de ceux qui considèrent que c'est aux pouvoirs publics, au droit, d'agir sur l'économie, et pas l'inverse. C'est un préjugé, mais je partirai de ce préjugé. Je serai bref, puisque Jean-Jacques Urvoas a déjà dit beaucoup de choses sur les articles 73 et 74, mais c'est vrai qu'aujourd'hui, on sait assez bien que ces deux boîtes, ces deux tiroirs ont été imaginés en 1945, 1946, ils avaient la même numérotation d'ailleurs, dans la constitution de la Quatrième République, à l'époque où la France voulait préserver quatre départements  Guadeloupe, Guyane, Martinique, La Réunion  avec cette exigence d'égalité institutionnelle, d'application du droit commun, etc. Par ailleurs, dans l'autre boîte, la France rêvait finalement de maintenir l'empire colonial avec l'Union française, puis la Communauté et aujourd'hui, ces collectivités de l'article 74 s'accommodent d'être dans ce tiroir d'un défunt Commonwealth à la française. Cela n'a jamais marché, comme on le sait bien.

Tout ça « sent » donc les années 1940 et 1950, une époque où l'Union européenne n'existait pas encore. Les règles qu'elle impose aujourd'hui, et pour certaines à juste titre, n'existaient pas. La mondialisation telle qu'on la connaît aujourd'hui n'existait pas. Les facilités de déplacement n'étaient pas les mêmes. Le contexte a entièrement changé. Pourtant, les boîtes sont restées les mêmes. Cela a un petit peu évolué quand même en 2003. Effectivement, il y a eu une évolution notable, mais pour l'essentiel, l'architecture est restée la même. Ce cadre est obsolète, inadapté et il est bien temps qu'on en change. Jean-Jacques Urvoas faisait référence à la proposition de Stéphane Diémert, annexée au rapport Magras en 2020. J'y souscris tout à fait. J'ai moi-même fait une proposition dans la continuité de la sienne, avec un dispositif assez simple, c'est-à-dire une clause outre-mer unique dans la Constitution, dans laquelle seraient rappelées les compétences régaliennes de l'État, qui sont déjà d'ailleurs mentionnées dans la Constitution à l'article 73 alinéa 4. Quelles sont les compétences régaliennes de l'État ? Celles qu'il doit toujours exercer, qu'il peut éventuellement déléguer ou qui peuvent être exercées de concert avec lui dans certains cas. Pour tout le reste, c'est régi par une loi organique, territoire par territoire.

Comme le disait Jean-Jacques Urvoas, les territoires qui veulent aller moins loin, voire régresser dans l'exercice de leurs compétences, par exemple Mayotte, où ceux qui veulent aller nettement plus loin, je pense à la Martinique ou à la Guyane, peuvent le faire. Ceux qui ne veulent pas bouger, comme La Réunion, peuvent le faire également. C'est à la loi organique de le définir.

Ce cadre, dont on peut considérer qu'il est obsolète, est-il un frein ou l'une des causes de la cherté de la vie ? Je pense que oui. Si on parle de cherté de la vie, il faut un peu tout mettre sur la table en quelque sorte. Pour être un peu caricatural, je crois qu'il ne faut pas seulement s'intéresser au prix de la bouteille d'huile dans le rayon du supermarché. C'est effectivement un sujet très important, vous avez taquiné un certain nombre de grands groupes, mais ce n'est pas que le problème, C'est une partie du problème. Je ne suis pas économiste, mais je me lance. La cherté de la vie s'apprécie aussi en fonction des revenus et du pouvoir d'achat en quelque sorte. S'agissant du revenu, une question est récurrente et mérite qu'on s'y penche à nouveau : c'est la question de l'inégalité entre les salaires du privé et du public. Si, dans les années 1950, l'État considérait qu'en raison de la cherté de la vie, mais aussi en raison de l'éloignement et du manque d'attractivité, il fallait sur-rémunérer les fonctionnaires d'État, on se demande pourquoi il s'est arrêté en si bon chemin et n'a pas considéré qu'il fallait aussi que les salaires du privé ou de la territoriale soient indexés. La question de la sur-rémunération des fonctionnaires d'État se pose en tout cas, et, si l'on veut retourner le problème, la question de l'inégalité entre les salaires du public et les salaires du privé. À mon avis, c'est un sujet qui mérite d'être pris en compte comme un des paramètres de la question aujourd'hui.

S'agissant des dépenses, la situation la plus dramatique concerne les prix de l'alimentation. C'est vrai qu'on sent quand même encore, dans les outre-mer, le poids du passé et un héritage. C'est une vieille histoire, mais Aimé Césaire disait que la décolonisation des mentalités était bien plus longue, évidemment, que la décolonisation juridique ou même politique. Mais on sent encore le poids de ce qu'on appelait le régime de l'exclusif de Colbert. Cette circularité des échanges entre l'Hexagone, en tout cas entre le centre et les outre-mer aujourd'hui, impacte encore fortement l'économie des outre-mer.

Tout cela a une série de conséquences que vous connaissez ici, qui ont été mises en évidence dans une série de rapports de l'Institut national de la statistique et des études économiques (Insee), de l'Institut d'émission des départements d'outre-mer (Iedom), ou de rapports parlementaires à l'Assemblée et au Sénat. Ce sont des situations de quasi-monopole avec des particularités : le poids particulier des grossistes importateurs, le poids des sociétés de distribution, l'importance des grandes surfaces commerciales dans un certain nombre d'outre-mer. À La Réunion, la couverture en grandes surfaces de plus de 6 000 mètres carrés est l'une des plus importantes de toute la République ; elle se distingue même des autres outre-mer. Ce sont des sujets bien connus.

D'autres sujets aussi méritent d'être mis sur la table. Je pense à un sujet comme le prix du logement, le prix du foncier. C'est vrai que les outre-mer, à l'exception de la Guyane, sont des îles, avec forcément un espace géographique réduit et un prix du foncier qui explose en raison de la rareté des terres, et qui est surenchéri par les politiques de défiscalisation conduisant à une augmentation forte du prix du foncier et à une raréfaction des terres agricoles. Le logement constitue le poste le plus important dans le budget d'un ménage, bien avant l'alimentation, deux ou trois fois plus, suivant les études.

Un certain nombre d'éléments de la cherté de la vie sont dus à l'action des acteurs économiques qui vont chercher à augmenter leurs marges, à tuer la concurrence. C'est leur logique. C'est tout à fait naturel. On ne peut pas leur en vouloir en quelque sorte, même si on peut essayer d'en limiter les effets. Mais ce qui est frappant, c'est que ce sont parfois les politiques publiques de l'État  je pense en particulier à la défiscalisation  qui conduisent à cette cherté de la vie, à ce renchérissement du coût de la vie dans les outre-mer.

C'est la raison pour laquelle, pour ma part, je pense qu'un transfert de ces compétences ou au moins une meilleure association des collectivités territoriales d'outre-mer à la prise de décision sur ces questions, est aujourd'hui indispensable et c'est pour cela que je crois que vous avez parfaitement bien fait de lier les deux sujets. Je vous donne un seul exemple. À La Réunion, près de 90 % de l'acte d'achat est opéré dans une grande surface commerciale. Je vois Philippe Naillet, face à moi, qui a connu comme moi les petites boutiques chinoises remplacées par des supérettes, qui elles-mêmes n'existent plus. On parle depuis plusieurs années d'un moratoire sur les grandes surfaces commerciales, notamment à La Réunion. Les collectivités territoriales ont l'air d'avoir beaucoup d'allant sur le sujet. La loi du 23 novembre 2018 portant évolution du logement, de l'aménagement et du numérique, dite loi Élan, le permet. Qui peut appuyer sur le bouton ? Je renvoie à ce que disait Jean-Jacques Urvoas : c'est le préfet qui a la possibilité de suspendre l'installation des grandes surfaces commerciales pendant une période de trois ans au terme de cette circulaire. C'est bien, mais est-ce bien normal ? Ne serait-ce pas précisément à la présidente de région ou au président du département de le faire ? Pour ma part, je pense que ces décisions doivent être assumées localement.

Cela concerne l'implantation de nouvelles grandes surfaces, mais de nombreuses mesures ont été proposées pour les surfaces commerciales existantes, notamment dans le rapport d'information de la délégation aux outre-mer du 3 décembre 2020 sur le coût de la vie dans les outre-mer. Tout cela pour dire que des marges de manœuvre existent. On peut espérer une révision constitutionnelle qui mette un peu d'ordre et qui clarifie les compétences. Il n'est pas certain que, dans les quatre prochaines années, elle soit tout à fait possible. Mais, en tout cas, si votre commission d'enquête pouvait aboutir à des résultats probants rapidement, des marges de manœuvre peuvent déjà être exploitées seulement par la loi. Par exemple, une simple adaptation de l'article 166 de la loi Élan permettrait de transférer la compétence à la collectivité concernée.

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