Je vous remercie de me donner l'opportunité de vous faire part de mon analyse et de mon point de vue sur la vie chère dans les outre-mer et de clarifier le rôle du transport maritime dans celle-ci. C'est en effet un sujet important, car les outre-mer, qui représentent près de trois millions de personnes, sont des territoires à part entière de notre pays. Il n'est pas acceptable qu'ils soient l'objet d'inégalités vis-à-vis de la métropole.
Il appartient à chacun, y compris aux entreprises, d'agir pour cela, et ce d'autant plus que le groupe CMA CGM est très attaché aux outre-mer, et pas seulement pour des raisons économiques. En tant que compagnie maritime, nous savons que les outre-mer sont une chance pour notre pays. La France est une grande nation maritime, notamment grâce aux outre-mer, qui contribuent à faire de notre pays le deuxième espace maritime le plus vaste au monde.
En tant que leader français du transport maritime, nous avons une responsabilité particulière vis-à-vis des outre-mer et des Français d'outre-mer, car la quasi-totalité des départements et collectivités d'outre-mer sont des territoires insulaires. Nous sommes le principal lien avec la métropole. Nos navires importent ce qui est nécessaire à la vie de nos concitoyens. Ils exportent le savoir-faire de ces territoires, contribuant à l'emploi sur place. Enfin, à travers la CMA CGM, nous sommes présents depuis plus de 150 ans sur ces territoires. Nous faisons partie de leur histoire comme ils font partie de la nôtre.
C'est ce qui nous pousse à avoir, vis-à-vis des territoires d'outre-mer, une politique volontaire qui nous a conduits, dès le mois de mai 2021, à geler les tarifs de fret. Puis, à compter de juillet 2022, à abaisser de 750 euros le container, alors même que les taux de fret explosaient partout ailleurs dans le monde, et à prolonger cette baisse jusqu'à la fin de l'année 2023.
Pour nous permettre de mener à bien les travaux de notre commission d'enquête, j'aimerais aborder avec vous trois sujets.
Le premier, c'est la part du transport dans le prix final du produit, le deuxième l'évolution du prix du transport et le troisième, enfin, quelques leviers d'action qui me sembleraient de nature à lutter contre ce phénomène de vie chère.
Abordons le premier point. Il y a de nombreuses étapes dans la réalisation d'un transport. Les opérations permettent d'amener un container vide chez un industriel, de le remplir de marchandises, de l'amener jusqu'à un port et de le mettre sous douane, ce qui implique le chargement du container sur le navire, le transport maritime qui nécessite le pilotage, le remorquage, ‘le lamanage au départ et à l'arrivée, le déchargement du container à l'arrivée, le dédouanement du container, puis sa livraison jusqu'au client importateur qui déchargera la marchandise et enfin le retour du container vite où il sera réceptionné dans l'attente de son rechargement.
Dans cette chaîne de valeurs, vous avez quatre principaux acteurs : la compagnie maritime qui facture un fret et une surcharge carburant, communément appelée la BAF (Bunker adjustment factor) ; les transporteurs routiers, ferroviaires ou fluviaux ; les acteurs portuaires, sociétés de manutention et de services portuaires et enfin le transitaire, l'acteur logistique qui organise le transport. Il achète dans la plupart des cas le transport maritime et le transport routier des douanes à l'export et à l'import et peut également stocker. Il refacture tous ses services à l'importateur.
Plusieurs analyses et études ont été menées pour étudier la part du transport dans le prix d'un produit, que ce soit par l'Autorité de la concurrence en 2019 ou par la chambre de commerce et d'industrie (CCI) de Martinique, qui a fait appel au cabinet de conseil DME (Didacticiels & Modélisation Economiques) en 2023. Le fret maritime représentait en moyenne moins de 5 % du coût d'achat des produits importés ou 3 % du prix de vente des produits. Bref, une part minime du coût du produit, qui ne peut être responsable ni de la vie chère ni même de l'inflation.
Prenons quelques exemples concrets. À la date d'aujourd'hui, pour un container quarante pieds qui va transporter près de vingt tonnes de marchandises, nous sommes à un tarif de fret de 2 221 euros pour un transport entre le Havre et Fort-de-France qui se décompose de 1 321 euros de fret et de 796 euros de BAF pour 6 600 kilomètres parcourus ; 2 237 euros pour un transport entre Le Havre et Pointe-à-Pitre qui se décompose par 1 331 euros de fret et 796 euros de BAF. Pour terminer, nous parlons de 2 497 euros pour un container quarante pieds du Havre vers le Grand port maritime de La Réunion, qui se décompose par 1 227 euros de fret et 1 122 euros de BAF pour 12 770 kilomètres.
Est-ce un coût élevé ? Au-delà du pourcentage qu'il représente et que nous avons déjà rappelé, j'aimerais vous donner quelques ordres de grandeur. Pour un transport entre Le Havre et la Martinique, le prix du transport maritime est donc de 2 121 euros pour un container de vingt tonnes de marchandises, soit 10,5 centimes d'euro par kilo de marchandises pour faire 6 600 kilomètres. À titre de comparaison, le prix d'un même container transporté entre Le Havre et Lyon est de 1 200 euros pour une distance de 650 kilomètres, soit près de six fois plus cher au kilomètre.
Si je peux me permettre de tirer deux premières conclusions, la première est que le prix du transport maritime qui nous incombe représente en moyenne une part très faible du coût du prix et il reste le mode de transport le moins coûteux. Regardons maintenant l'évolution dans le temps de ces prix et comparons-le avec une route similaire en comparant Le Havre à Caucedo, à Saint-Domingue, par exemple. Nous observons deux choses. Le prix du transport maritime s'est envolé dans le monde entier en 2021 et 2022. Il a été multiplié par quatre entre Le Havre et Caucedo. Seuls les prix entre la métropole et les outre-mer sont restés extrêmement stables et ont même baissé, y compris en ajoutant la BAF. Si vous regardez le tableau projeté sur l'écran, la courbe orange, qui est le taux de fret entre Le Havre et Pointe-à-Pitre, comparé à Saint-Domingue, laisse voir une différence très importante. Les taux de fret à destination des Antilles sont restés extrêmement stables, que ce soit à destination de la Martinique ou de la Guadeloupe, contrairement à Saint-Domingue.
Cela s'explique par une seule raison, notre volonté délibérée de préserver les habitants et les entreprises des territoires ultramarins de la hausse des taux que connaissait le reste du monde, et ce malgré une hausse de nos propres coûts. Cet effort de baisse des taux représente pour mon entreprise une enveloppe annuelle de plus de 80 millions d'euros. À mon sens, la problématique de la vie chère dans les outre-mer est plus globale et nous pouvons agir à travers plusieurs leviers.
D'abord, en investissant. C'est notre rôle premier en tant qu'entreprise. Nous avons fait le choix d'investir 850 millions d'euros dans une flotte de sept nouveaux navires pour les Antilles, des navires pouvant transporter entre 7 300 et 7 900 containers qui respecteront les futures normes environnementales. Ils offriront de la capacité supplémentaire aux industriels. Ils seront livrés entre juillet 2024 et avril 2025. Ils seront propulsés au gaz naturel liquéfié et ensuite au biométhane. Ils nous permettent de maîtriser nos coûts et de ne pas être dépendants du marché de l'allocation de navires, l'affrètement, dont les coûts peuvent exploser, comme cela a été le cas durant les derniers mois.
Le deuxième levier est d'accompagner le développement économique de ces territoires, tout comme nous l'avons fait en 2025 avec le hub de La Réunion. Nous sommes aussi convaincus que les terminaux de Martinique et de Guadeloupe peuvent devenir des hubs régionaux et attirer d'autres compagnies maritimes.
Ces hubs, ou plates-formes de transbordement, doivent alors pouvoir accueillir des navires, à l'instar de ceux que nous avons commandés. Des projets d'extension sont donc en cours, augmentant la capacité opérationnelle des ports antillais de 350 000 à 400 000 containers équivalents vingt pieds (EVP) en Martinique, contre 200 000 EVP aujourd'hui, et 400 000 à 450 000 EVP en Guadeloupe, contre 300 000 EVP aujourd'hui. CMA CGM investira près de 85 millions d'euros en nouveaux équipements portuaires en Martinique et Guadeloupe. Nous avons d'ores et déjà indiqué que nous serions prêts à contribuer à hauteur de 30 millions d'euros supplémentaires pour permettre aux collectivités de finaliser leur budget. Cela permettra d'une part de renforcer le positionnement des deux îles comme hub logistique majeur dans la zone, d'autre part d'aller chercher de nouveaux débouchés, de diversifier les sources d'approvisionnement et de faire croître les flux intra-caribéens.
L'approvisionnement régional peut être aussi un accélérateur pour lutter contre la vie chère en raccourcissant les zones d'approche. Nous avons d'ailleurs ouvert en novembre 2022 un service supplémentaire intra-île dans le bassin caribéen pour connecter la Martinique et la Guadeloupe aux îles limitrophes : Puerto Rico, Antilles néerlandaises, la Dominique, Sainte-Lucie, la Barbade, Antigua et Barbuda, Saint-Martin, Grenade, Saint-Vincent-et-les-Grenadines, Trinidad, Tobago, etc.
Le troisième levier pour lutter contre la vie chère est la création d'emplois, et c'est aussi notre rôle en tant qu'entreprise. La modernisation des grands ports maritimes permettra de créer des emplois dans les secteurs portuaires, environ cent emplois de docker et para-portuaires. Par ailleurs, nous ouvrirons une structure de formation professionnelle commune à la Martinique et à la Guadeloupe, dédiée aux compétences liées à la modernisation des grands ports maritimes, en partenariat avec les services de l'éducation nationale et les universités.
En complément des créations d'emplois précédentes, il faut aussi accompagner ceux qui veulent se lancer dans l'entrepreneuriat. Nous avons décidé de créer un incubateur de start-up en Guadeloupe, qu'on a appelé The Box Caraïbes. Il a été inauguré en 2022. Vingt start-up sont déjà incubées. Certaines ont d'ores et déjà réalisé leur première levée de fonds et lancé leurs premiers recrutements. Cet incubateur a une vocation régionale parce qu'une fois de plus, je suis convaincu que nos outre-mer peuvent jouer un rôle plus important qu'ils ne le jouent aujourd'hui.
Enfin, le dernier levier est la solidarité envers ceux qui en ont le plus besoin, que ce soit en finançant plus de 750 000 repas à la banque alimentaire pour la Martinique, la Guadeloupe et la Réunion, ou bien en mobilisant notre outil naval, comme nous l'avons fait lors de l'ouragan Irma en 2017, pour acheminer vivres et matériels de secours.
En conclusion, le transport maritime joue un rôle clé au sein de nos départements et collectivités d'outre-mer. C'est un atout pour leur développement économique. En tant qu'acteur responsable et engagé, le groupe CMA CGM entend pleinement contribuer à la lutte contre la vie chère. Je suis certain que nos travaux permettront à tous les acteurs, élus, collectivités, État, entreprises et simples citoyens de disposer d'un état des lieux objectif et partagé, qui fasse toute la transparence sur la situation actuelle. Alors nous pourrons construire ensemble des solutions pérennes pour lutter contre la vie chère et faire réussir les outre-mer.