Je voudrais pour commencer vous donner un chiffre : 414 %. C'est la hausse en 2022 du coût pour l'État et donc pour le contribuable de la dette indexée sur l'inflation. De tels taux d'évolution sont rares en exécution budgétaire, à plus forte raison lorsque les montants en jeu sont importants. Nous parlons ici d'une hausse de 12,5 milliards d'euros par rapport à 2021, soit un montant net supérieur, par exemple, au budget de la justice, qui est de 10,7 milliards d'euros en 2022. Autrement dit, les OAT indexées comptent pour deux tiers dans la hausse totale du budget de l'État entre 2021 et 2022, qui s'est établie à près de 19 milliards d'euros hors remboursements et dégrèvements.
Lorsqu'en 1998, le Gouvernement socialiste de Lionel Jospin et son ministre de l'économie et des finances Dominique Strauss-Kahn ont proposé au Parlement d'autoriser l'indexation sur l'inflation d'obligations assimilables du Trésor, plusieurs arguments étaient mis en avant. D'abord, la France serait l'un des premiers États européens à émettre de tels titres et attirerait donc plus d'investisseurs étrangers, dans le contexte de la création de l'euro. Le marché des OATi permettrait ainsi de diversifier les sources de financement de l'État. Les OATi permettraient par ailleurs l'économie d'une prime de risque inflation qui est intégrée dans le taux de marché des OAT nominales. En contrepartie, l'État consentirait à supporter lui-même ce risque, qui apparaissait faible à l'époque, car l'inflation était basse. Troisièmement, le risque lié aux effets de l'inflation sur la dette indexée apparaissait comme maîtrisé, car la part de titres indexés représentait initialement seulement 3 % du total.
Les bénéfices de la dette indexée sont demeurés relativement théoriques ou sont en tout cas difficilement quantifiables. En revanche, nous voyons aujourd'hui à quel point les risques identifiés dès l'origine sont, eux, avérés. Le principe de l'indexation de la dette est simple : alors que le capital d'une OAT classique est fixe, celui d'une OAT indexée croît avec l'inflation constatée chaque année. En contrepartie de cette progression du capital remboursé à l'échéance, le taux de coupon qui sert au calcul des intérêts est plus faible. Il s'agit donc d'un pari sur le niveau futur d'inflation. S'il s'avère inférieur aux prévisions, l'État est gagnant, mais s'il est supérieur, les OAT indexés coûtent plus cher que les OAT classiques.
Une première alerte avait été donnée en 2008. Sous l'effet d'une inflation de 2,8 %, supérieure aux prévisions, la provision budgétaire représentative du coût des OAT indexées avait été multipliée par 2,5 par rapport à 2007. Son montant n'atteignait alors que 4,6 milliards d'euros, un niveau qui est resté inégalé jusqu'en 2022. Par la suite, la part de la dette indexée, qui avait atteint 15 % en 2008, a certes été réduite. Elle est de 11,5 % de la dette totale aujourd'hui et plus de 12 % de l'encours de moyen et long terme.
Si la baisse de taux peut sembler rassurante à un œil non averti, elle cache une évolution bien plus alarmante qui a contribué à la situation actuelle. En termes de montant, l'encours de dette indexée a considérablement progressé sous l'effet de l'endettement croissant de l'État. Entre 2008 et 2022, l'encours total de dette indexée a presque été doublé en valeur, s'élevant aujourd'hui à 262 milliards d'euros. Les mesures à même de prévenir le risque constaté en 2008 n'ont donc pas été prises. Avec un tel encours de dette indexée, une variation durable d'un seul point d'inflation à la hausse entraîne un surcoût annuel de plus de 2,5 milliards d'euros. Pire encore, l'encours de dette indexée continuant à progresser sous l'effet conjugué de l'inflation et des nouvelles émissions, la sensibilité de la charge de la dette à l'inflation continue de s'accroître. Pour 2023, près de 14 milliards d'euros ont d'ores et déjà été provisionnés au titre du coût des OAT indexées en loi de finances initiale. Ce montant semble déjà sous-estimé au regard du relèvement des prévisions d'inflation du Gouvernement, qui peuvent parfois être erronées. Comme le montre une récente étude de la Banque de France, l'inflation devrait en outre s'avérer plus volatile à l'avenir, sous l'effet notamment de la lutte contre le réchauffement climatique. Au total, nous ne pouvons donc pas prétendre, monsieur le ministre, que le recours à ce type d'instruments financiers est, dans la durée, avantageux pour le financement de la dette publique. Si l'État a bien enregistré quelques gains limités à la suite de plusieurs années d'inflation plus faible qu'anticipée, ceux-ci ont été plus qu'effacés par le choc d'inflation qui est toujours en cours. Rien ne permet d'envisager un redressement de cette situation, ni à court terme ni à long terme, bien au contraire. Les gains réalisés pendant quelques années ont été effacés en à peine deux ans.
Je voudrais, monsieur le ministre, vous soumettre quelques propositions pour trouver une issue à cette impasse. Premièrement, à court terme, il est urgent de dresser un bilan chiffré de l'impact sur les finances publiques de la dette indexée. C'est d'ailleurs ce que vous conseille également la Cour des comptes. Il est indispensable de savoir ce que rapportent et ce que coûtent à l'État les OAT indexées via l'économie de la prime d'inflation, la diversification des sources de financement et surtout l'écart aux prévisions d'inflation. Ce bilan doit vous permettre d'ajuster dès que possible le programme de financement annuel que votre Gouvernement détermine et qui s'impose à l'Agence France Trésor.
Comme j'ai pu le constater au cours des travaux que j'ai menés, le choc d'inflation actuel a révélé des failles dans la structure de la dette de l'État. En premier lieu, la part largement majoritaire d'OAT indexées sur l'inflation européenne (presque 70 %) expose nos finances publiques au risque d'un choc asymétrique en plus du simple choc inflationniste. En 2022, l'inflation a été plus forte en zone euro qu'en France : 9,2 % en zone euro contre 6 % en France pour les indices de référence du mois de décembre 2022. C'est d'ailleurs toujours le cas en 2023. Dans une telle situation, le coût des OAT indexées progresse fortement, mais la maîtrise de l'inflation en France modère la progression automatique des recettes fiscales sous l'effet de la hausse des prix. Il y a là un risque pour le présent, mais aussi pour l'avenir et il vous revient, monsieur le ministre, d'y apporter une solution. Vous pourriez par exemple décider dans un premier temps de diminuer les émissions d'OAT indexées, qui représentent 25,4 milliards d'euros en 2022, en faisant prioritairement porter l'effort sur les OAT€i.
En second lieu, la France se distingue par une proportion et un encours de dette indexée supérieurs à ceux de ses voisins de la zone euro, comme l'Allemagne et l'Espagne. Cela doit nous conduire à nous interroger. Il serait notamment intéressant d'évaluer l'importance réelle de la dette indexée dans l'architecture de l'épargne réglementée, qui est une spécificité française.
L'évaluation que je vous propose de mener doit par ailleurs présenter des gages d'indépendance et être absolument transparente. Depuis 2023, un rapport annuel sur la dette des administrations publiques donne lieu à un débat au Parlement. C'est un progrès pour l'information des parlementaires. Je vous invite, monsieur le ministre, à vous saisir pleinement de cet outil, en y incluant une actualisation du bilan de la dette indexée. De cette manière, l'autorisation annuelle que le Parlement vous concède serait accordée sur des bases réellement éclairées.
J'ai mené mes travaux dans un esprit de justesse et avec comme seule boussole l'intérêt de la France et des Français. Je remercie d'ailleurs les différents interlocuteurs, y compris les services de Bercy, qui y ont participé en toute transparence. J'en tire une conclusion simple : à terme, l'intérêt de l'État est de mettre en extinction les OAT indexées. Je vous soumettrai d'ailleurs une proposition de loi en ce sens. Je crois que nous pouvons parvenir à mettre un terme à l'émission de dette indexée en cinq ans. C'est l'objectif que je vous propose de nous fixer.
L'exemple britannique nous montre d'ailleurs qu'il est possible d'inscrire la part des émissions de dette indexée sur une trajectoire nettement décroissante. Depuis 2018, le Royaume-Uni a abaissé ses émissions de 25 % du total, une part très excessive, à environ 10 %, dans le but de réduire l'exposition de sa dette à l'inflation. Ils avaient, rappelons-le, été précurseurs dans ce domaine en Europe. Je note à cet égard que notre cible d'émissions actuelle, de 10 %, certes indicative, correspondrait à ce que réalise le Trésor britannique, alors même que celui-ci est marqué par une forte demande de titres indexés émanant du secteur particulièrement actif des fonds de pension. Je souhaite préciser que l'extinction des titres de dette indexée doit intervenir dans le cadre d'un désendettement global de notre pays, qui connaît un taux d'endettement excessif. Cela garantira en outre l'absence de report des émissions de dette indexée vers des titres nominaux.
Monsieur le ministre, disposez-vous d'une estimation actualisée du coût de la dette indexée pour 2023 à la suite du relèvement des prévisions d'inflation ? Considérez-vous que le coût des OAT indexées en 2022 (15,5 milliards d'euros) et en 2023, qui résulte des programmes de financement dont le Gouvernement a la responsabilité, relève d'une gestion de la dette au mieux des intérêts du contribuable ? Quelles sont les mesures que vous imaginez pour prévenir à l'avenir de telles charges liées à l'effet de l'inflation sur le stock de dette ? Enfin, lors de la création des OATi en 1998 par Lionel Jospin et Dominique Strauss-Kahn, il n'avait pas été évoqué le fait que le secteur institutionnel et en particulier les banques, pour leurs investissements, avaient besoin de couvrir l'obligation de rémunération de l'épargne réglementée qui est indexée sur l'inflation. À plusieurs reprises au cours des auditions, des investisseurs ont dit avoir besoin de ces souches pour financer l'épargne réglementée indexée sur l'inflation. Pourquoi les OATi ont-elles été créées alors même qu'à l'époque, l'épargne n'était pas soumise, réglementairement parlant, à une indexation sur l'inflation ?