C'est l'occasion pour moi de revenir sur un temps désormais assez ancien, il y a près de dix ans : les deux années que j'ai passé à travailler chez Uber, alors en plein expansion. Ainsi qu'il vous l'a indiqué lors de son audition, je n'ai jamais eu à traiter du sujet Uber auprès d'Alain Vidalies, ni lorsqu'il était ministre chargé des Relations avec le Parlement entre mai 2012 et avril 2014, ni lorsqu'il était ministre des Transports, de la Mer et de la Pêche entre septembre 2014 et juin 2015. J'étais son conseiller en communication, chargé des relations avec les médias. Je n'intervenais pas sur le fond des dossiers, portés par les conseillers techniques. Surtout, Alain Vidalies, n'était pas chargé du dossier des taxis et des VTC à l'époque, ce qui était sans doute une anomalie. Il l'est seulement devenu par la suite.
Pour comprendre ce qui m'a conduit à faire le choix de travailler avec Uber et la manière dont j'ai vécu ces deux années, il faut brièvement revenir sur mon parcours. J'ai étudié le droit économique et européen à l'université de Strasbourg et à Sciences Po Paris avant d'obtenir le certificat d'aptitude à la profession d'avocat en 2011. J'ai ensuite rejoint l'association de consommateurs UFC-Que Choisir en tant que juriste-lobbyiste chargé des questions de droit de la concurrence et de nouvelles technologies. Il s'est d'ailleurs agi de ma seule expérience de lobbyiste et tout le monde m'en félicitait à l'époque. De nombreuses personnes critiquent les lobbies, mais il s'agit d'un faux procès. S'il n'y avait pas de représentation d'intérêts, il n'y aurait pas de démocratie.
J'ai rejoint le cabinet d'Alain Vidalies lorsqu'il a été nommé ministre des Relations avec le Parlement en 2012, en tant que contractuel, n'étant pas fonctionnaire. Ce statut est extrêmement précaire : vous ne savez ni quand commencez, ni quand vous allez arrêter. Cette expérience s'est brutalement interrompue lorsque Jean-Marc Ayrault a quitté ses fonctions de Premier ministre, au printemps 2014. Je me suis alors retrouvé au chômage, avant de travailler pour l'agence de communication TBWA Corporate pendant quelques mois, à l'issue desquels j'ai à nouveau rejoint Alain Vidalies quand il a été nommé ministre des Transports, de la Mer et de la Pêche.
C'est ici qu'intervient un hasard de l'histoire. Mon ancien supérieur au sein de l'agence de communication dans laquelle j'ai travaillé pendant quatre mois a pris le poste nouvellement créé de directeur de la communication d'Uber pour l'Europe de l'ouest. Nous nous entendions bien, avions travaillé ensemble et il connaissait ma conviction de lutter contre les monopoles et de casser les rentes, qui m'avait déjà amené à travailler chez UFC-Que Choisir.
Sa mission était de structurer une équipe et de recruter assez urgemment un directeur de communication pour la France. Après quelques semaines de réflexion, il m'a semblé intéressant d'entrer dans le processus de recrutement, en voyant de l'intérieur la manière dont ces entreprises américaines recrutaient. Je n'étais pas spécialement convaincu de l'ensemble des mérites d'Uber, même s'il fallait « disrupter » le marché. Ce process de recrutement était d'ailleurs particulièrement difficile et sélectif. J'ai finalement rejoint Uber en juin 2015, après avoir saisi la Commission de déontologie, qui a rendu un avis favorable comme vous avez pu le voir dans les documents que je vous ai transmis.
Au bout de deux ans, en juillet 2017, j'ai démissionné d'Uber et j'ai rejoint OVH Cloud, qui venait de devenir la deuxième licorne française - comme on appelle ces entreprises technologiques valorisées à plus d'un milliard d'euros - en tant que conseiller de son fondateur, Octave Klaba. J'assumais donc cette fonction de chief of staff, aux confins des rôles de directeur de cabinet et de chef de cabinet. J'ai ensuite effectué un passage de deux ans à l'Olympique Marseille en tant que directeur de la communication et de l'impact sociétal, pendant la crise sanitaire.
Depuis plus de deux ans, j'ai créé ma propre société de conseil, GRK. Nous conseillons des dirigeants et des personnalités sur leur stratégie, leur organisation, leur communication et leur impact sociétal. Par exemple, nous avons récemment accompagné la sortie du livre Les Fossoyeurs sur Orpea pour laquelle nous avions conçu une stratégie globale permettant de mobiliser en amont, pendant et après la sortie du livre, tout un ensemble de parties prenantes concernées par le sujet des établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad). Nous avons préparé à cette occasion un plan de communication bien rodé pour le journaliste et auteur du livre Victor Castanet.
Pour revenir à Uber, le contexte de l'époque doit être rappelé : il y avait les attentats, une volonté politique de faire baisser le chômage quand le secteur des taxis proposait un niveau de service incertain, peu digitalisé, et il manquait beaucoup de taxis, notamment à Paris. Les nouvelles technologies ont permis un foisonnement des VTC. En France, outre Uber, il existait aussi d'autres concurrents comme Chauffeur Privé, Marcel, LeCab, Snap Car.
À l'époque, Uber était un objet économique non identifié, qui a incarné le début des levées de fonds géantes accompagnant le développement de technologies mondialisées. Personne ne savait comment ces entreprises allaient se développer, pas même elles. Uber représente le premier choc « physique » du numérique. Il ne s'agit pas seulement des services virtuels comme un moteur de recherche ou un réseau social. Avec Uber, les technologies avaient un impact sur le monde réel, dans nos rues, concrètement.
Quand je suis arrivé chez Uber en 2015, le Parlement avait déjà créé le dispositif des VTC. Mais simultanément, l'iPhone est arrivé, entraînant un cortège d'applications et la géolocalisation. À l'époque, le poste lié aux affaires publiques était pris en charge par Alexandre Quintard Kaigre, qui travaillait sous l'autorité de Mark MacGann. En tant que directeur de la communication, ma mission était de mener la bataille d'influence communicationnelle : je devais assurer les relations avec les médias nationaux et locaux. Je suis devenu rapidement porte-parole de l'entreprise et à ce titre je prenais la parole dans des colloques et conférences. J'accompagnais les équipes marketing qui faisaient la communication publicitaire auprès des passagers, afin qu'ils ne commettent pas de faux pas.
Je travaillais en coordination constante avec les équipes globalisées d'Uber : à cette époque, chaque incident, partout dans le monde, était repris ensuite dans les autres pays. Nous travaillions sept jours sur sept, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. J'étais au départ seul à assumer cette fonction. Rapidement, j'ai pu recruter deux personnes qui m'ont aidé sur la communication corporate, à destination du grand public et la communication consumer, à destination des consommateurs.
Pour moi, Uber était immature à tous points de vue, à la fois en termes de business et de rapport avec les acteurs publics. La logique des immenses levées de fond impliquait un retour sur investissement et un modèle de développement rapides. Or, quand on va très vite, cela n'est pas forcément viable à long terme. De plus, ce n'est pas parce qu'une innovation est technologiquement possible qu'elle est forcément souhaitable pour la société. Et si elle est souhaitable pour la société, il faut réfléchir à son accompagnement en termes de protection sociale idoine. Être indépendant offre beaucoup de libertés et dans de nombreux secteurs, de nombreuses personnes gagnent plus d'argent et vivent mieux en tant qu'indépendants que lorsqu'ils étaient salariés. Dans d'autres secteurs, les indépendants ou « faux indépendants » doivent absolument être protégés.
Par ailleurs, la logique financière des grosses levées de fonds entraîne pour certains un besoin d'entrer en bourse assez rapidement. Cette ambition était portée par Travis Kalanick chez Uber, qui voulait effectuer la plus grande introduction en Bourse au monde, c'est-à-dire une introduction à plus de 100 milliards de dollars en moins de dix ans. Pour certains salariés d'Uber, cela conduisait à prendre des décisions à court terme, qui n'étaient pas forcément les meilleures.
Pour finir, je souhaite revenir sur le mot ubérisation. En mai 2016, le mot « ubériser » est entré pour la première fois dans le Petit Robert. À l'époque, la définition d'ubériser était neutre : « déstabiliser et transformer avec un modèle économique innovant, tirant partie des nouvelles technologies ». C'était une définition neutre. On ignorait encore les conséquences de ce changement de paradigme. Le terme est désormais connoté négativement, ce qui montre que les précipitations du début des années Uber ont été préjudiciables à l'entreprise. S'il fallait absolument mettre un pied dans la porte du secteur du transport, qui était trop sclérosé et qui dysfonctionnait partout dans le monde, l'immaturité et la vitesse de son déploiement lui ont été selon moi préjudiciables.