Au-delà des travailleurs du clic payés une misère, que M. Casilli a très bien décrits, nous travaillons tous gratuitement pour entraîner des algorithmes d'intelligence artificielle ! Les moindres actions sur votre ordinateur ou votre smartphone, dans vos GPS ou vos applications bancaires sont envoyées aux plateformes – et pas seulement à Uber – à cette fin, pour entraîner les algorithmes d'intelligence artificielle.
Ensuite, les algorithmes d'intelligence artificielle d'Uber ne sont pas du tout les meilleurs au monde. Ces gens ne sont pas des professionnels des algorithmes. En matière de puissance, ils sont très loin de ChatGPT, de Google et des géants de la deep tech.
J'en viens à ma thèse sur la fin du salariat. D'abord, pourquoi le salariat existe-t-il ? Avant, il y avait l'artisanat : on payait à la tâche ou à l'heure des gens qu'on allait chercher un par un pour produire quelque chose. Il y a une centaine d'années, le salariat est né parce qu'il était plus rentable : on a décidé de prendre ces anciens artisans pour les réunir dans une entreprise et les faire collaborer, de sorte que leurs interactions produisent quelque chose. On l'a fait parce que les coûts pour faire collaborer tous ces gens dans une entreprise, ce que le prix Nobel d'économie Ronald Coase a appelé les « coûts de coordination », étaient inférieurs aux coûts de transaction nécessaires pour contractualiser avec chaque artisan. Dès lors que les premiers sont inférieurs aux seconds, il est rentable de créer une entreprise réunissant des salariés qui ont un lien de subordination avec le chef.
Aujourd'hui, du point de vue économique, dans le business model, un salarié du privé n'est qu'une marge : il sert à faire gagner de l'argent à l'entreprise ; c'est un facteur de production. Or avec les nouvelles technologies, et plus encore avec l'intelligence artificielle, le rapport entre les deux types de coûts s'inverse : les coûts de transaction avec des indépendants deviennent inférieurs aux coûts de coordination.
Il faut voir dans ce phénomène la suite de la mondialisation. Dans la mondialisation, des entreprises cherchent à booster leur rentabilité partout où elles le peuvent dans la société. Elles commencent par externaliser dans des pays à bas coût certaines activités. Elles se concentrent ainsi sur leur cœur de métier, le plus rentable, tout le reste étant externalisé. Quelle couche de coûts reste-t-il alors à récupérer, sinon celle que l'on prend sur le dos des salariés ?
Ce qui se passe en ce moment avec les nouvelles technologies, c'est que les gens les plus compétents, dans les métiers pour lesquels il existe une demande – pas seulement dans l'informatique – ont économiquement intérêt à sortir de l'entreprise pour récupérer cette marge, en devenant indépendants et en facturant eux-mêmes l'entreprise. Ils peuvent le faire parce qu'il est très facile de trouver des clients – l'information est fluide, sur les plateformes d'indépendants – et que des outils professionnels sont disponibles pour tout : un GPS pour le chauffeur Uber, une application de trading pour ceux qui travaillent dans la finance, de l'espace de stockage, du cloud, de l'intelligence artificielle…
Ce n'est pas anecdotique. Ainsi, de grandes entreprises du secteur du luxe arrêtent de recruter des chefs de projet ou des chargés de marketing et travaillent uniquement avec des free-lance, parce que c'est la seule façon d'avoir les meilleurs. Les gens engagés, qui offrent de vrais gains de productivité, ne veulent plus être salariés dans les secteurs où il y a de la demande. C'est un tabou. Les seules entreprises qui peuvent se permettre d'avoir des salariés ayant un bon niveau de compétitivité sont celles qui ont un monopole sur leur secteur, comme les géants du numérique : un ingénieur en intelligence artificielle peut aller travailler chez Google, car Google sera capable de le surpayer par rapport à ce qu'il toucherait s'il était indépendant. Mais cela suppose d'être compétent – les moins compétents, qui se retrouvent en compétition sur les plateformes, s'en sortent moins bien – et d'exercer un métier demandé – cela ne marche pas si l'on veut être porteur d'eau, pour reprendre un exemple bien connu des cours d'économie.
Dans le salariat, ce sont les entreprises qui portent le risque : elles subissent les fluctuations de la demande sur leur carnet de commandes alors que le salarié touche son salaire sans savoir où en est la demande ni s'il est en danger. Les entreprises commencent à se dire que ce n'est plus forcément à elles de porter ce risque et à le transférer sur des travailleurs indépendants.
La différence avec Uber est qu'il s'agit là de travailleurs indépendants hautement qualifiés, qui facturent des prestations haut de gamme. Le problème d'Uber, qui l'exclut du véritable free-lancing, est que les chauffeurs ne peuvent pas fixer leur prix ; ce n'est donc pas un marché. Les travailleurs indépendants que j'évoque fixent leur prix et le marché décide – s'ils ont de la demande, s'ils sont compétents, si on les rappelle.
Le futur, c'est l'externalisation massive des travailleurs. Chacun dans sa spécialité deviendra travailleur indépendant et se coordonnera avec des gens complémentaires avec lesquels il formera comme une petite entreprise, un essaim d'indépendants accomplissant une tâche – construire un avion, produire un objet de luxe… – de manière beaucoup plus efficace hors de l'entreprise, chacun contractualisant directement avec le client. Surtout, un algorithme enverra la demande directement aux travailleurs : il pourra leur proposer chaque matin telle mission de deux heures, pour tel prix, mais aussi une autre mission de trois ans, dans le cadre d'un contrat ferme. On va vers une flexibilité beaucoup plus grande du monde du travail.
En contrepartie, ce sont les moins compétents qui resteront dans le salariat. C'est un tabou absolu : les entreprises le savent mais il n'y a pas grand monde pour en parler en public.