Vous m'avez interrogé sur la mise en œuvre du commandement de l'espace. Vous avez raison, même si certains nous ont précédés, nous faisons malgré tout office de précurseur et beaucoup, comme les Britanniques ou les Espagnols, envient notre organisation. Aujourd'hui, à Nouméa, j'ai eu la chance de rencontrer mon homologue australien et c'est l'un des sujets dont nous avons parlé. En 2024, un officier de liaison australien sera d'ailleurs inséré au sein du commandement de l'espace à Toulouse.
Quels points saillants évoquons-nous avec nos homologues ? Tout d'abord, les opérations : lorsque la Russie est entrée en Ukraine, les contacts entre les « patrons de l'espace », si vous me permettez l'expression, ont été immédiats. Il s'agissait de faire un point sur nos capacités, et la menace, les Russes étant actifs dans l'espace. Certains satellites dérivaient et nous nous interrogions tous sur leur destination. Nous partageons également nos informations de surveillance de l'espace, sujet majeur. Enfin, nous discutons des projets futurs et de nos besoins opérationnels.
Quelles sont les priorités de la LPM 2019-2025 ? L'espace est plutôt bien doté puisque, au total, 5,3 milliards d'euros sont prévus, dont 500 millions d'euros pour les études amont au sein du programme 144, 4,5 milliards pour le programme 146 Équipement des forces. En outre, 300 millions d'euros sont affectés aux services spatiaux et à l'infrastructure, directement du ressort de l'armée de l'air et de l'espace. Le budget, dual, du Centre national d'études spatiales (CNES) – programme 191 – est doté de 800 millions d'euros. En loi de finances pour 2022, environ 650 millions d'euros ont été dépensés dans le domaine spatial.
Quel est le retour d'expérience dans le domaine spatial suite à l'agression de l'Ukraine ? Nous nous sommes rendu compte de besoins importants en matière de surveillance de l'espace. Ainsi, le tir antisatellite russe du 15 novembre 2021, que vous avez évoqué, a créé plus de 25 000 débris, certes non conflictuels avec nos moyens ou la Station spatiale internationale, mais qu'il faut surveiller au fur et à mesure de leur descente dans le haut de l'atmosphère puisqu'ils vont rester dans l'espace pendant vingt-cinq ans.
Nous avons également constaté la nécessité de revisite – l'importance de disposer, régulièrement, de bonnes images. C'est d'ailleurs l'objectif d'IRIS, le successeur des satellites CSO. Nous y prêtons également attention dans le cadre des achats de capacités plus classiques.
L'importance des constellations et de connectivités sécurisées est, en outre, apparue à cette occasion. Le projet de l'Union européenne nous paraît, à cet égard, intéressant car il réduit la latence – le temps qui s'écoule entre la demande et la réponse.
Enfin, le brouillage GPS, ce qu'on appelle le Navigation Warfare (NAVWAR), permet de caractériser les menaces et de savoir si les GPS ou Galileo dérivent, et de s'en prémunir.
Ces priorités resteront les mêmes pour la prochaine LPM.
Du fait du conflit ukrainien, les lanceurs Soyouz ne sont plus disponibles sur le site de Kourou. Le lancement du satellite CSO3 a donc été décalé d'un an. En conséquence, le lancement de son successeur, IRIS, sera probablement également décalé d'un an. Nous le subissons, ou en profitons peut-être pour étaler nos dépenses et nos capacités.
Vous m'avez également interrogé sur la menace cyber. Nous sommes évidemment vulnérables, mais c'est le lot commun de tout notre matériel, et nous l'avons pris en compte. Le commandement cyber étant interarmées, nous échangeons en permanence pour mettre en œuvre des actions de prévention, mais aussi pour nous protéger de nos adversaires. Comme les banques, ou d'autres institutions, nous sommes attaqués en permanence mais notre défense est assez solide. Pour autant, il nous faut investir, notamment au niveau tactique, sur des moyens offensifs pour entrer dans le multimilieux multichamps, afin de combiner des actions dans différents milieux pour obtenir l'effet militaire attendu.
Le programme ARES est toujours opérationnel et en phase de développement. Quant à YODA, il s'agit d'une expérimentation visant à s'approcher des satellites de nos compétiteurs. Nous prévoyions initialement un premier vol en 2023, mais il aura probablement lieu en 2024 car nous sommes dépendants du porteur et du lancement du satellite qui va amener la charge utile à destination.
Vous m'interrogez sur la réglementation relative aux constellations et sur le nombre d'objets en vol. Le sujet nous concerne car, plus on a d'objets en vol, plus il y a des risques de collision, et donc de débris et de réactions en chaîne, mais la réglementation est du ressort des institutions internationales et, par conséquent, le dossier du ressort du ministère des affaires étrangères. Nous faisons simplement office de conseiller opérationnel. À ma connaissance, la France n'a engagé aucune action majeure pour limiter les constellations ou pour s'opposer à ces lancements. Au contraire, ces dernières nous intéressent car elles permettent la revisite d'images ou d'écoutes et améliorent également la connectivité – avec un plus grand nombre de satellites en vol, la connectivité est permanente et les temps de réaction réduits.
Vous avez été nombreux à m'interpeller sur le SCAF, projet porté par la France, l'Allemagne et l'Espagne. Les trois chefs d'état-major des armées de l'air concernées se sont entendus depuis longtemps sur le besoin et l'échéance : en 2040, le besoin est avéré. Si la signature du contrat est retardée, effectivement, le démonstrateur prendra un peu de retard, mais il vaut peut-être mieux asseoir correctement les bases de la coopération, notamment au niveau industriel. Si le projet a un an de retard, ce ne sera pas la fin du monde.
Le SCAF, tel qu'envisagé, répond parfaitement aux besoins pour faire face à l'environnement stratégique tel qu'on l'imagine en 2040 – nous avons déjà une idée de la manière dont nos ennemis pourraient contraindre, par exemple, l'accès aux espaces aériens.
Nous sommes encore en phase exploratoire et d'affinage des différentes architectures. Je rappelle que le SCAF n'est pas juste un avion de combat ; c'est un système de systèmes, un avion de combat doté d'un combat cloud et d'objets, plus ou moins gros, les remote carriers. Nous analysons cinq architectures, pour ensuite passer à deux et, finalement, en choisir une qui sera développée. Le temps de la réflexion est donc important pour définir à la fois quantitativement et qualitativement le bon système : que peut-on se payer ? Combien d'appareils ? Combien de remote carriers ? Combien d'avions de combat ? D'un point de vue qualitatif, opérationnel, nous avons développé avec nos alliés allemands et espagnols ce que l'on appelle des vignettes – des missions type – sur lesquelles nous testons les différentes architectures pour vérifier si elles répondent aux besoins.
Enfin, viendra l'analyse des coûts car il n'est pas question de se retrouver avec un système inutile, doté de très peu d'avions de combat et de remote carriers, dont on ne se servirait quasiment jamais.
Il reste des discussions entre industriels. En outre, le Président de la République et son homologue allemand ont rediscuté du projet récemment. Les choses bougent donc mais, nous, armée de l'air et de l'espace, souhaitons une signature rapide pour nous lancer dans le développement de ce système qui répond aux besoins opérationnels. Je pense que nos homologues espagnols et allemands sont sur la même position.
Je ne connais pas le plan B à 100 %. Le savoir-faire de Dassault en matière d'avions de combat est incontestable. Néanmoins, tout seul, nous n'arriverons pas à faire la même chose qu'à trois, notamment en termes de moyens financiers – plus de 8 milliards d'euros sont sur la table pour le lancement de la phase 1B.
Le projet Tempest nous semble encore surtout un projet papier. Les Britanniques continuent à chercher des alliés, même après l'annonce du partenariat avec le Japon. Il y a quelques mois, ils disaient qu'ils n'avaient pas besoin de démonstrateur ; désormais, ils tiennent le discours inverse. Cela illustre bien que nous ne sommes pas complètement dans le faux.
Vous m'avez également interrogé sur les F-35, qui ont envahi l'Europe. En Allemagne, il s'agissait de remplacer les Tornado – ils ne sont donc pas concurrents du SCAF, qui sera opérationnel plus tard, en 2040, l'armée de l'air allemande nous l'a confirmé. Cela leur permet de remplir la mission nucléaire pour le compte de l'OTAN, sous le parapluie américain.
Reste à gérer l'interopérabilité. C'est d'ailleurs un sujet que j'ai évoqué avec mon homologue australien – ils ont commandé 72 F-35 et doivent y réfléchir avec nous.
Je le répète, l'intérêt du SCAF est clair : il est essentiel de mener ce projet à son terme car il ne s'agit pas d'un simple avion de combat, mais d'un avion doté d'un système de systèmes, qui devra d'ailleurs intégrer le Rafale, ce dernier restant en service jusqu'en 2070 ou 2075 et devant en conséquence continuer à évoluer. Le standard F4 est en cours de développement et nous travaillons déjà sur le standard F5, qui devra a minima intégrer l'ASN-4G pour la mission nucléaire.
Nous souhaiterions un standard F5 plus ambitieux qui pourrait constituer un terrain d'essai pour le SCAF. Il conviendrait donc qu'il soit capable d'emmener un équipier de type Loyal Wingman, mais aussi que le cockpit intègre de l'intelligence artificielle afin d'aider le pilote – comme R2D2 dans Star Wars. Nous voulons développer différents moyens de connectivité afin de faire, ensuite, les bons choix pour le SCAF. Le standard F5 est donc un standard majeur, probablement le dernier qui impliquera des modifications importantes de l'avion, les suivantes étant logicielles, liées à l'amélioration des capteurs et des liaisons de données avec son environnement.
Le Rafale doit continuer à évoluer. Lors de mes conférences, je parle régulièrement de standards F6 ou F7 car, si le F5 est déployé en 2035, il ne pourra durer jusqu'en 2075. La nouvelle définition productible F5 permettra ces développements ultérieurs.
Vous m'avez également interrogé sur la flotte Gabriel et le programme Archange. Je suis le responsable de l'arrêt des Transall Gabriel et je l'assume : dix Transall nous coûtaient plus de 80 millions d'euros par an, pour une disponibilité de 20 %. Plutôt que de faire des coupes ailleurs, j'ai choisi de les retirer du service.
Leurs capacités sont couvertes en partie par la nacelle ASTAC, l'AWACS et l'ALSR. En outre, le programme CERES – pour capacité de renseignement électromagnétique spatiale – nous permet de disposer très régulièrement de données, les satellites passant toutes les heures et demie au-dessus du même point. Le système est en phase d'installation – les premières données ayant été transmises à l'occasion de la crise ukrainienne. Il sera mature à la fin de l'été.
Parallèlement, nous nous sommes attachés au maintien du savoir-faire des équipes. Certains personnels ont été mutés sur ALSR, ce qui nous permet de bénéficier de leurs compétences en matière de Communications Intelligence (COMINT) – d'écoute des radios et des téléphones. D'autres – on les compte sur les doigts des deux mains – ont été affectés au centre d'expertise aérienne militaire (CEAM) au sein de l'équipe de marque Archange afin de faire le tuilage avec Archange, machine redoutable, lors de sa mise en service en 2026.
Enfin, vous l'avez rappelé, nous avons lancé un appel d'offres afin de disposer d'une capacité intérimaire. Il s'agirait d'un avion de type Saab 340, bimoteur turbopropulseur, afin de réaliser des missions de sept à huit heures. Ses capteurs de toute nouvelle génération nous donneront une capacité intérimaire très intéressante. Sa location nous permettra d'en changer rapidement auprès du prestataire si des capteurs de meilleure qualité arrivent sur le marché, ce qui est très important.
Vous m'avez interrogé sur les AIA. Nous travaillons en lien avec le service industriel de l'aéronautique (SIAé). Les ateliers sont particulièrement intéressants car ils nous permettent de bien connaître les vieilles flottes, de plus de trente ans – Alpha Jet, Mirage 2000 – tout en développant les capacités autour des flottes plus récentes. Ainsi, les plans de maintenance de l'Airbus A400M sont réalisés en grande partie par le SIAé, tout comme certaines maintenances des Rafale, notamment les rétrofits entre les standards F3-R et F4. Les compétences sont donc là et elles sont protégées par le plan de charge.
Je ne peux pas vous répondre concernant ArianeGroup car je n'ai pas de lien avec eux, mais la direction générale de l'armement (DGA), en charge, s'y intéresse particulièrement. Elle pourrait peut-être répondre à une question écrite si vous avez déjà auditionné son responsable.
Concernant les technologies nouvelles, un milliard d'euros sont alloués aux études amont. Nous sommes donc en pointe sur de nombreux sujets. S'agissant de la réglementation américaine sur le trafic d'armes au niveau international ou International Traffic in Arms Regulations (ITAR), nous essayons de réduire notre dépendance aux matériels américains. Nous devons nous assurer que les composants critiques de nos matériels de défense ne sont pas détenus par des nations non européennes. Pour autant, nous ne pouvons recréer des filières sur l'ensemble du spectre. Ainsi, les microprocesseurs sont uniquement produits aux États-Unis et ils ne coûtent que quelques euros.
M. Naegelen m'a interrogé sur Luxeuil. En 2019, la ministre avait annoncé que la base aérienne recevrait deux escadrons de Rafale au début de la décennie prochaine. Le plan n'a pas changé et la sixième tranche de Rafale, commandée en fin de décennie, permettra d'alimenter ces deux escadrons.
Quelle sera la ventilation des 900 postes ? Nous les orientons vers l'espace et le cyber, mais également vers le commandement et le contrôle (C2), notamment au Centre air de planification et de conduite des opérations (CAPCO) de Lyon, qui est un merveilleux outil que je vous invite à venir visiter. Il est essentiel d'investir dans le C2 pour pouvoir prendre la tête de coalitions en disposant de toutes les informations sur les opérations. Très peu de nations en Europe en sont capables.
Nous allons également diriger ces nouveaux effectifs vers des spécialités un peu trop élaguées au moment de la révision générale des politiques publiques (RGPP) : les commandos, la protection des bases aériennes et la lutte antidrone, qui devient une mission à part entière, tant pour protéger les grands événements que nos bases aériennes dont certaines sont survolées très régulièrement. Cela nous laisse à penser que les « agresseurs » sont bien renseignés, ou ont une bonne idée de ce qui se passe sur la base aérienne.