Intervention de le général Pierre Schill

Réunion du mercredi 20 juillet 2022 à 11h10
Commission de la défense nationale et des forces armées

le général Pierre Schill :

Vous l'imaginez, j'ai une affection particulière pour le programme 178 « Préparation et emploi des forces » dont vous serez le rapporteur pour avis, Monsieur Cormier-Bouligeon.

Dès lors que le Président de la République a décidé que la France devait soutenir l'Ukraine, en particulier en matière d'artillerie, l'armée de Terre s'est organisée pour offrir une capacité la plus efficace possible.

Certaines dispositions ont été prises pour assurer la formation des Ukrainiens qui étaient appelés à utiliser les canons CAESAR, à les réparer et à effectuer leur maintenance. Nous avons cédé à l'Ukraine, outre dix-huit des soixante-seize canons que nous possédons, des pièces d'artillerie et des munitions qui ont été prélevés sur les capacités des forces terrestres. Manifestement, ces canons répondent à un besoin opérationnel des Ukrainiens : ils réussissent à échapper aux tirs de contre-batterie et se montrent efficaces contre les forces russes.

Deux impératifs s'imposent à l'armée de Terre. Le premier est la préparation opérationnelle : pour que nos régiments d'artillerie continuent à s'entraîner, nous avons revu la répartition de nos canons et remettons en ligne ceux qui étaient en réparation. Le second est la reconstitution de la capacité d'artillerie de l'armée de Terre à hauteur des soixante-seize canons puis des 109 qui avaient été définis. Ce que l'on observe en Ukraine m'incite à penser que nous devrions même aller au-delà.

Nous avons déjà contractualisé auprès de Nexter pour racheter les canons et les obus d'artillerie nécessaires. Ils nous parviendront dans un délai qui doit être le plus rapide possible. C'est pourquoi, plutôt que d'attendre la nouvelle génération de canons, celle qui sera une évolution de nos canons actuels, nous avons fait le choix d'équipements de sortie de chaîne.

L'Ukraine montre qu'un durcissement des armées s'impose, notamment du point de vue des hommes. En particulier, nous nous intéressons à la force morale qui, dans son aspect individuel, recouvre le sens de l'engagement, la volonté de se battre, la capacité à supporter les privations et les situations difficiles. Tout cela est bien pris en compte dans l'entraînement des militaires du rang, des sous-officiers et des officiers dans le cadre de leur formation initiale.

Dans sa dimension collective, la force morale s'exprime dans la cohésion des unités : le groupe donne confiance aux individus. Toute notre démarche, notamment identitaire, consiste à mettre en avant certains symboles et éléments de fierté. À cet égard, le défilé du 14 juillet, par l'accueil que lui réserve la population et sa mise en exergue à la télévision, est très important pour le moral des unités.

L'Ukraine montre aussi que le lien entre la Nation et l'armée, s'il a pu être galvaudé, est essentiel. L'armée doit être capable d'aller au bout de ses ressources pour défendre la Nation. Les fêtes d'arme retiennent des combats menés jusqu'au bout – Camerone, Bazeilles, Sidi Brahim – plutôt que des victoires, car ces batailles subliment l'extrémité que tout soldat doit envisager. Marioupol en fournit un exemple moderne.

L'Ukraine donne également l'exemple du soutien de la Nation attaquée à ses armées, par la très forte mobilisation de sa population, même si celle-ci n'a pas le même sens en France car le niveau de la menace n'est pas le même.

Depuis l'invasion de l'Ukraine, j'ai rencontré deux fois mes homologues : en mars, lors du forum des chefs d'état-major des armées de Terre de l'Union européenne que nous avons organisé à Strasbourg dans le cadre de la Présidence française du Conseil de l'Union européenne ; il y a dix jours, en Allemagne, à l'invitation du chef d'état-major de l'armée de Terre des États-Unis. Les armées françaises, notamment l'armée de Terre, avaient conscience de la menace et s'étaient engagées dans la modernisation. L'engagement de la bataille a toutefois changé la donne. Cinq jours après l'offensive russe, dans un tweet désormais fameux, le chef d'état-major de l'armée de Terre allemande se disait désolé de n'avoir aucune solution à apporter à son pays.

Mes homologues mettent en avant une situation d'urgence : il faut vite faire quelque chose. D'une part, ils estiment que la Russie, en dépit des attritions importantes qu'elle a subies en Ukraine, serait en mesure de relancer son action et d'attaquer dans un délai très court, de deux à cinq ans et qu'il leur faut être prêts. D'autre part, ils souhaitent utiliser rapidement les budgets mis à disposition par leur gouvernement, craignant qu'ils soient annulés une fois la paix revenue.

La conjonction de l'urgence et de la rapidité d'agir les conduit souvent à identifier les États-Unis comme la puissance prête à vendre des équipements dès à présent. La tentation est grande d'employer les ressources mobilisées pour procéder à des achats d'équipements interchangeables américains, plutôt qu'à servir un sursaut collectif de défense et contribuer à l'équilibre entre forces et industrie en Europe.

Dans les deux instances, je n'ai cessé de défendre qu'il y avait en effet urgence, mais peut-être pas dans un délai de deux à cinq ans. L'armée russe a aussi appris des échecs de son offensive initiale : réorganiser la chaîne de commandement, améliorer la confiance entre les échelons les plus élevés du commandement et le terrain, et modifier sa tactique lui prendra plus longtemps.

Chaque Nation est chargée d'estimer au mieux ces enjeux cruciaux. En raison de notre position géographique et disposant d'une plus grande profondeur stratégique, nous n'avons pas la même pression que les Polonais, les Roumains ou les Lituaniens. Reste que, pour mener à bien la stratégie de défense en Europe, qui est fondamentalement collective, la coopération est primordiale. Sans préjuger de la pertinence politique à ce qu'elle se fasse dans le cadre de l'OTAN ou de l'Union européenne, il n'y a pas d'autre solution qu'une coalition dans notre stratégie.

Que ce soit au sein de l'OTAN ou dans une coalition ad hoc, la France a l'ambition d'être une nation-cadre, de peser dans la décision et dans l'action. Pour l'armée de Terre, cela signifie être à même de déployer un corps d'armée, avec les éléments organiques nécessaires, et une division. Cela passe forcément par l'interopérabilité : au minimum une connaissance mutuelle, si possible des règles communes – l'OTAN est l'instrument idoine –, et, mieux encore, des équipements communs. Dans le cadre du programme SCORPION, le partenariat stratégique Capacité motorisée (CAMO) entre la France et la Belgique en est un exemple très réussi : les Belges ont acheté une brigade française, équipements et concept complet.

Nos 24000 réservistes sont un élément primordial de l'équilibre entre masse et efficacité. Dans les dernières années, l'armée de Terre a réalisé un vrai bond en avant en matière de professionnalisation et de modernisation, mais cela n'a pas été le cas pour la réserve. Nous devons faire le nécessaire pour la professionnaliser.

Pour répondre à la demande de doubler les réserves, on ne peut pas procéder par simple homothétie. Il s'agit d'une culture à développer dans notre pays, qui requiert sans doute que l'on passe par certains outils réglementaires et législatifs. Pour l'armée de Terre, c'est une question d'organisation consistant à donner des missions et des équipements plus adaptés aux réservistes afin qu'ils puissent combiner leur vie civile et leur engagement dans l'armée de Terre, des missions non seulement d'infanterie légère sur le territoire national mais aussi professionnalisées.

En matière de coopération industrielle, dans le domaine militaire, une position franco-allemande est primordiale pour atteindre l'objectif d'interopérabilité entre nos armées, dans l'OTAN ou l'Europe, de manière à offrir au politique des moyens d'action culturels et juridiques, mais aussi en matière d'équipements – au mieux les mêmes, au moins qui puissent communiquer. Si l'Allemagne et la France parviennent à faire un pas en avant, comme bien souvent, cela aura un effet d'entraînement sur les autres pays.

J'ignore si l'armée allemande parviendra à transformer la disponibilité des ressources en capacités militaires effectives. Mon homologue allemand compte investir la part des 100 milliards annoncés par le chancelier Olaf Scholz qui reviendrait à l'armée de Terre dans les domaines de la connectivité et du combat collaboratif, dans lesquels la France dispose de technologies à la fois matures et en pointe. J'ai souligné l'importance, sinon d'acheter nos équipements, du moins de construire un ensemble interconnectable avec la France. J'espère être entendu.

S'agissant du système principal de combat terrestre (MGCS), notre char lourd du futur, nous devons aligner les besoins des deux armées de Terre. Nous ne sommes malheureusement pas dans la même situation par rapport à l'urgence. La France lance la dernière étape de modernisation du char Leclerc, pour lui permettre de s'interconnecter avec la bulle SCORPION, sachant que, dès 2035, ces chars devront être remplacés. Au contraire, l'Allemagne a la capacité d'utiliser une génération supplémentaire du char Leopard, avant le futur équipement. Il y a des enjeux dans ce programme pour les deux pays et nous nous efforçons donc de les faire converger, de les aligner.

Sur le plan militaire comme industriel, les Allemands doivent choisir, par un acte politique, de construire avec nous cet équipement. Nous ne sommes pas en position de demandeur, car nous avons des atouts avec les éléments de connectivité que nous pourrions apporter dans le programme. Comme souvent, la décision politique doit se transformer en décision opérationnelle. Or, en Allemagne, où il n'y a pas, comme en France, d'organisation en base industrielle et technologique de défense (BITD) placée sous la houlette de la direction générale de l'armement (DGA), il est difficile d'avoir une prise sur les industriels.

Le char lourd fait partie des trous capacitaires que j'ai évoqués en Ukraine, moins pour des raisons de pertinence qu'en raison du nombre de plateformes. Il reste l'un des outils indispensables au combat des trente années à venir. Dans l'offensive initiale russe, censée être une opération rapide qui devait probablement faire s'écrouler le système adverse, les chars lourds ont été mis en échec suite à de mauvaises appréciations tactiques : la fonte des neiges précoce et la concentration des chars ont rendu ceux-ci vulnérables aux fantassins, qui ont pu mener des attaques contre les colonnes de blindés à partir des zones forestières et urbaines. Il n'en demeure pas moins que cette capacité est primordiale pour rompre un dispositif et exploiter ensuite l'avantage en profondeur.

Le char lourd, utilisé correctement, offre des capacités de connectivité et surtout de subsidiarité aux différents niveaux tactiques. C'est là un élément primordial de la culture opérationnelle et militaire française que les événements d'Ukraine nous invitent à développer davantage et qui est absent de la culture de l'armée russe, où les ordres sont très directifs et laissent peu de place à l'initiative aux échelons subordonnés. C'est probablement une raison pour laquelle les Russes auront besoin de temps pour se reconfigurer.

Nous avions prévu d'acquérir plus tard des capacités de bréchage et de franchissement. Il nous faudra probablement le faire maintenant, car nous avons vu combien les Russes ont eu de difficultés à franchir les cours d'eau et les zones minées.

Les unités d'instruction et d'intervention de la sécurité civiles (UIISC), dimension importante de l'armée de Terre, sont composées de soldats mis à la disposition du ministère de l'Intérieur. Nous sommes capables de fournir les personnes nécessaires à ces unités, qui sont très courues. Parmi les officiers les mieux classés qui choisissent l'arme du génie, beaucoup optent pour la brigade des sapeurs-pompiers de Paris et les UIISC. Ma tâche est de conserver un équilibre qui permette d'irriguer correctement à la fois ces unités et celles du génie combat, avec des forces de qualité, et qu'elles soient employées dans l'économie générale de prévention et de protection décidée par le ministère de l'Intérieur.

Le recrutement est bien une chance à la fois pour les jeunes et pour notre pays. Quinze mille jeunes rejoignent l'armée de Terre chaque année, si bien que la France figure, avec l'Espagne et le Portugal, parmi les trois seules armées en Europe à disposer, en quantité et en qualité, des hommes dont elles ont besoin. Il y a deux ans, l'armée britannique a dû réduire ses effectifs pour tenir compte des effectifs manquants dans chaque régiment de son armée de Terre. Mes homologues allemand, danois, néerlandais, belge, que j'ai pu rencontrer, m'ont fait part de leurs difficultés en ce qui concerne leurs effectifs.

En France, le recrutement bénéficie d'une sorte d'équilibre entre l'état d'esprit général de la Nation, l'image que les jeunes ont de leur pays, de son ambition et de ses responsabilités internationales, les modalités d'organisation des armées, avec l'escalier social et le recrutement dans l'ensemble du territoire, l'apport des outre-mer. Nous pouvons compter sur l'engagement des jeunes Français. La situation est toutefois tendue et le recrutement de 15 000 jeunes par an représente une vraie manœuvre. Elle contribue aussi à recruter et à former des jeunes dans des dispositifs comme le service militaire adapté (SMA) ou le service militaire volontaire (SMV). Chaque année, entre les recrues des SMA et SMV, les 4 000 réservistes et 15 000 jeunes qui décident de s'engager, et les préparations militaires, l'armée de Terre touche durablement 35 000 jeunes sur une classe d'âge de 800 000. Il nous est demandé d'en toucher davantage ; l'armée de Terre fera cet effort.

J'ai fait des propositions au chef d'état-major des armées (CEMA) et au ministre. Par exemple, pour atteindre 10 000 jeunes de plus par an, nous allons proposer de développer le concept de volontaire du territoire national, sous la forme d'un service volontaire de six mois au profit des territoires, les unités étant territorialisées – une première alors que l'armée de Terre est aujourd'hui organisée au niveau national en réservoir global de forces sans prédestination territoriale. Ce serait également un moyen d'accroître les effectifs de la réserve.

Un ajustement à la hausse serait possible, y compris pour le service national universel (SNU), mais un changement d'échelle radical, qui viserait l'ensemble de la classe d'âge, poserait des difficultés de modalités comme de fond. De fait, la finalité de la hiérarchie et des règles de vie militaires, c'est l'opérationnel : c'est parce qu'il faudra aller au combat ensemble que la discipline militaire – qui peut sembler dure – s'impose. Sans cette finalité opérationnelle, ces règles n'ont plus de sens.

Nous avons certes une spécialité et un savoir-faire reconnus pour les jeunes adultes, mais nous ne savons pas faire, ou très peu, pour les mineurs, à l'exception d'établissements comme le BTS Cyber du Lycée militaire de Saint-Cyr l'École ou l'École militaire préparatoire technique de Bourges. Un caporal-chef de l'armée de Terre sait encadrer de jeunes majeurs, mais pour les mineurs, c'est autre chose.

Le niveau de soutien que nous pourrions apporter à l'Ukraine est une décision politique plutôt que technique. Dès lors que nous n'intervenons pas en Ukraine, ni par la force armée ni en appui, la question se pose en termes de fourniture de moyens ou de prestations. Les équipements disponibles sont ceux qui servent dans l'armée de Terre française, qui sont justement dimensionnés parce que nous sommes en train de construire ces capacités. S'ils sont envoyés en Ukraine, c'est une capacité militaire qui est amputée.

D'une certaine manière, on peut juger que c'est tant mieux, car il y a un avantage stratégique à aider aujourd'hui le partenaire à se défendre. Mais c'est une affaire d'équilibre. En tant que chef d'état-major de l'armée de Terre, j'ai aussi le devoir de garantir au CEMA que nous serons capables d'intervenir en cas de montée aux extrêmes. Dès lors, le bon équilibre serait de ne pas céder trop de nos équipements.

Quant à l'industrie de défense, la question sera de prévoir la capacité d'entrer dans une économie de guerre et de sortir d'une logique de flux pour disposer des stocks indispensables à la réactivité et à la capacité à durer, d'ouvrir des lignes de fabrication et de produire des équipements, des munitions, des pièces de rechange dans des délais très courts.

Dans ce contexte, le renseignement, dans sa fonction opérationnelle « connaissance et anticipation », est primordial. Les centres de renseignement de l'armée de Terre contribuent à apprécier la situation et les combats au sol en Ukraine. Leur rôle est de fournir une appréciation des capacités militaires ainsi que des intentions des chefs militaires sur le terrain. Les intentions politiques et stratégiques relèvent d'autres services de renseignement.

Agir en mode dégradé est également un enjeu primordial et, là encore, une question d'équilibre. Quand un jeune soldat, officier ou sous-officier rejoint les armées, il doit apprendre la topographie et le sens du terrain. Depuis de nombreuses années, nous nous interrogeons sur l'opportunité de donner un GPS lors des courses d'orientation. Si l'on favorise l'usage de la boussole, la recrue ne saura pas se servir des instruments les plus modernes. L'idéal est d'inventer des courses lui permettant d'utiliser au mieux la technologie, tout en étant capable de sentir le terrain et de savoir s'orienter lorsque son GPS ne fonctionne pas. Il s'agit de conserver une forme de rusticité, de sobriété, notamment dans le volume de données transmises, de façon à être capable de résister le plus possible aux pertes de liaison.

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