Les conflits dans le Haut-Karabagh et l'Ukraine valident ce que nous envisagions. Nous avions une vision assez lucide de ce qui nous manquait. Je ne suis pas sûr que tout le monde comprenait bien ce qu'on voulait dire en parlant de ce qui nous manquait. Avec l'Ukraine, c'est devenu plus évident. Cela étant, il s'agit de deux types de conflits de haute intensité différents, et il ne faut jamais se focaliser à un seul type de conflit.
Concernant la guerre en Ukraine, je fais deux constats et je retiens trois enseignements.
Premier constat, nous sommes engagés – pas au sens strict en ce qui nous concerne mais un peu quand même – dans une guerre de longue haleine en Ukraine. Quand la Russie envahit l'Ukraine, en Europe, nous sommes nécessairement concernés. La Russie a développé une stratégie de long terme depuis plusieurs, voire quelques dizaines d'années. Elle a reconstruit son armée dans le domaine capacitaire. Elle a développé des armes nouvelles comme les missiles hypersoniques et les torpilles nucléaires, qui nous posent certains problèmes. Elle a développé sa stratégie de long terme en matière économique et énergétique en se préparant à fonctionner isolément. Elle a structuré la pensée de sa population, remettant en avant depuis plusieurs années, le modèle de la guerre patriotique.
Face à cette stratégie de long terme, nous devons comprendre que nous resterons en compétition avec la Russie, laquelle ne disparaîtra pas. Ce pays, membre du Conseil de sécurité de l'ONU, possède plusieurs milliers de têtes nucléaires et s'étend sur onze fuseaux horaires. La Russie sera toujours là, quelle que soit la manière dont la guerre se terminera en Ukraine.
Ensuite, le premier enseignement est l'importance des forces morales. L'armée ukrainienne donne un exemple époustouflant de force morale et de capacité de résistance. Je ne suis pas sûr que beaucoup parmi nous auraient prédit que, quatre mois après le début de l'offensive, l'Ukraine résisterait toujours à la Russie. Toutefois, la force morale ne se décrète pas. L'Ukraine s'est préparée, elle a consolidé ses forces morales, et pas seulement dans les armées. Les forces morales de l'armée ukrainienne procèdent directement du renforcement de la cohésion nationale. Si des soldats ukrainiens meurent pour défendre chaque village, chaque forêt, chaque rivière, c'est parce que derrière chaque village, chaque forêt, chaque rivière, des Ukrainiens soutiennent leurs soldats. On en mesure bien l'effet sur l'efficacité opérationnelle.
Le deuxième enseignement, c'est l'importance du champ informationnel. Là aussi, l'Ukraine a remarquablement joué. Elle s'est bien préparée en structurant sa capacité d'influence jusqu'au plus bas échelon sur les principes de subsidiarité et de souplesse. Objectivement, elle a gagné la guerre du narratif sur le champ de bataille et probablement en Europe. C'est sans doute moins vrai dans le reste du monde où la Russie semble convaincre par son narratif de niveau stratégique. 53 % des pays n'ont ainsi pas condamné son attaque.
Le troisième enseignement, c'est la nécessité de s'entraîner pour la guerre de haute intensité. La Russie a reconstruit son armée mais elle a probablement mal estimé et trop peu investi dans la part nécessaire à l'entraînement. Durant les deux premières phases de la guerre, on a vu une armée russe en grande difficulté en matière de combat interarmes et de soutien logistique dans les derniers kilomètres. J'ai déjà souligné l'importance de l'entraînement, notion assez abstraite. De quoi s'agit-il ? Combien ça coûte ? Pourquoi ça coûte autant ? Pourquoi ça prend du temps ? Un soldat entraîné n'est pas de couleur verte et un autre, non entraîné, rouge. Cela ne se voit pas beaucoup, mais sur le champ de bataille, le défaut d'entraînement coûte toujours très cher.
Enfin, dernier constat, l'armée russe, à l'image de sa société, est l'armée du mensonge : des chefs ont menti à leurs supérieurs, des chefs ont menti à leurs subordonnés et des chefs se sont menti à eux-mêmes. Dans le métier des armes, mentir coûte cher. Je ne connais cependant pas de vaccin contre le mensonge. Il n'y a pas de petits mensonges. On exécute les ordres reçus et on rend compte à ses supérieurs. On doit apprendre aux gens à ne pas mentir et les chefs doivent accepter que les gens leur disent la vérité.
S'agissant des nouvelles zones de conflit, les Russes agissent là où on ne les attendait pas. Ils n'ont pas joué de guerre hybride. On n'a pas observé à ce stade d'action dans les Balkans ou en Transnistrie, où des minorités auraient pu être agitées. En revanche, dans la zone indopacifique, un fait est passé bizarrement inaperçu. Vingt jours avant le début du conflit, la Russie et la Chine ont signé, de manière officielle, une déclaration commune sur les relations internationales. Il s'agissait dans les faits d'un accord de non-agression entre les deux pays qui s'est immédiatement traduit par le désengagement de forces russes dans des districts militaires de l'est, lesquelles ont été transportées par train depuis l'Extrême-Orient russe vers le champ de bataille.
L'armée française peut-elle à la fois gérer des opérations en Afrique et un conflit majeur de haute intensité ? Plus aucun pays n'est capable d'agir seul. Dans la haute intensité, on privilégie la défense collective. C'est la raison d'être d'alliance comme l'Union européenne ou l'OTAN et c'est bien dans ce cadre que l'on doit assurer notre défense. En Afrique, nous devons maîtriser davantage le cadre de nos interventions. Il n'est plus souhaitable de poursuivre des opérations durant huit ans. Il faut repenser la présence de la France en Afrique et le faire avec d'autres pays européens. Il y a quatre ou cinq ans, on n'imaginait pas le Danemark et l'Estonie prendre une part de responsabilité dans la lutte contre le terrorisme en Afrique. Or ces pays se sont engagés au sein de la task force TAKUBA.
Comme pour tout le monde, l'inflation va peser assez lourd sur le budget des Armées. Je n'ai pas de solution. Il faudra le prendre en compte.
La réserve joue un rôle important, elle sert de réservoir de masse et d'expertise à nos armées. Il existe différents niveaux d'emploi de la réserve citoyenne, réserve de pur volontariat et de bénévolat, et chaque armée ne l'utilise d'ailleurs pas de la même manière. Certaines l'utilisent de manière très répartie sur le territoire, parce qu'elles-mêmes le sont. D'autres, plus concentrées la considèrent comme une réserve de haut niveau en région parisienne. Il n'y a pas un plan d'action, mais on doit mieux mobiliser et surtout mieux informer nos réservistes citoyens sur ce qu'on attend d'eux, c'est-à-dire partager nos messages, les éléments sur lesquels on veut avancer. La réserve citoyenne présente la particularité d'être très diverse. Tout le monde ne vient pas y chercher la même chose. Il faut l'utiliser comme cela. Je ne vois pas la réserve citoyenne se mettre en marche d'un seul bloc dans la même direction. Il faut utiliser les gens en fonction de leurs compétences et de leur appétence. Probablement insuffisamment employée, cette réserve fonctionne plutôt bien.