Vous qualifiez Barkhane d'échec stratégique, au regard de notre capacité à infliger sur le terrain des pertes à nos adversaires terroristes sans parvenir à régler la situation. Je conteste la notion d'échec. L'échec est le fait des autorités maliennes, ce qui cependant n'est pas satisfaisant pour nous. Les Français, mais également les forces de la mission multidimensionnelle des Nations unies pour la stabilisation au Mali (MINUSMA) et l'Union européenne, se sont engagées durant huit ans et ont subi des pertes. Le but était d'améliorer la situation sécuritaire afin de permettre aux autorités maliennes de trouver une solution politique. La solution militaire ne pouvait pas régler le problème malien. En huit ans, il n'y a pas eu un pas malien dans cette direction. À cela s'ajoute le fait que le gouvernement n'est plus légitime et ne veut plus aller vers la phase de transition. Enfin la présence du groupe Wagner n'est pas compatible avec notre présence sur le sol malien. Cela a conduit le Président de la République à dire que la France entendait poursuivre prioritairement la lutte contre le terrorisme mais qu'elle n'était plus en situation de le faire à partir du Mali.
La nature de notre engagement au Niger est clairement différente de celle conduite au Mali. Au Mali, nous avons commencé par l'opération SERVAL, engagement direct des forces françaises pour rétablir la souveraineté des autorités maliennes. Durant huit ans, l'effectif de l'armée malienne est passé de 7 000 à 40 000 hommes ! C'est le résultat des actions de BARKHANE de la mission de formation de l'Union européenne au Mali (EUTM) et de la MINUSMA. Au Niger, notre engagement est uniquement calibré sur un appui des forces nigériennes. Le volume des forces est moindre comparé à ce qu'il était au Mali. Les unités nigériennes ont la main sur le curseur et planifient les opérations qu'elles veulent conduire. Nous nous engagerons dans la zone où elles décideront de s'engager. Si elles ne s'engagent pas, nous ne conduirons pas d'opération. La différence peut sembler ténue mais est d'importance. Le terrorisme ne sera vaincu que par les armées locales africaines. N'importe quel villageois au fond du Mali comprend qu'un terroriste restera toujours plus longtemps qu'un soldat français, danois, de l'ONU ou autre. Le seul fait que les militaires nigériens conduisent des opérations pour lesquelles nous n'intervenons qu'en appui inverse la perception de la population et son rapport aux terroristes.
De plus, les Nigériens sont très sourcilleux au sujet de leur souveraineté, et c'est très bien. Ils veulent avoir la maîtrise des forces qui seront déployées. On a écrit à tort qu'on transférait les unités françaises vers le Niger. Les unités qui sont au Niger sont celles souhaitées par les autorités nigériennes pour conduire les opérations. Actuellement, nous avons un seul groupement tactique interarmes (GTIA), équivalent d'un bataillon, soit un effectif très réduit par rapport à ceux présents au Mali. Nous allons basculer les unités, en particulier nos moyens de soutien santé, de Gao à Niamey, mais ce n'est qu'un changement de localisation, ce ne sont pas un ajout de forces Le soutien santé de nos opérations effectué jusqu'alors à partir de Gao le sera à partir de Niamey. De même, les hélicoptères qui opèrent à partir de Gao opéreront à partir de Niamey.
Une autre différence majeure, et cela ne vaut pas seulement pour le Niger, procède du constat du fort sentiment antifrançais en Afrique. Peut-être pas au point où on le présente parfois, mais il faut se garder du déni. Il n'est pas seulement développé par Wagner. Il est bien présent, et nous devons nous interroger sur ses motivations. Cela montre bien que l'Afrique a changé et qu'il faut faire évoluer la manière dont nous sommes présents. Mes homologues, qui sont à peu près de ma génération, me disent : « cela ne me gêne pas et je comprends la présence de la France en Afrique, mais mes enfants ne comprennent pas ». Et quand ils parlent de leurs enfants, ils parlent aussi de leurs officiers subalternes.
Au-delà de la manœuvre de ré-articulation, il convient de réfléchir à la modification de la présence française en Afrique, et pas seulement du point de vue militaire mais aussi au niveau interministériel et dans la manière dont on communique en Afrique. Cela ne sera pas facile, parce que nous avons nos habitudes. C'est d'autant plus difficile que si notre présence en Afrique a pu être naïve ou maladroite, elle n'a jamais été mal intentionnée. Écrire que l'armée française est en train de piller le Mali ou le Niger ne peut être le fait que de gens qui n'y sont jamais allés. Les Africains aussi devront changer leurs habitudes. Eux aussi ont un travail à faire sur eux-mêmes. Ils doivent être capables de faire évoluer leur communication. C'est à eux d'expliquer pourquoi l'armée française est présente. Eux peuvent avoir les bons mots pour cela et assumer le fait de demander à un pays occidental d'être là pour remplir des missions en appui de leurs actions. Le véritable défi est là. La ré-articulation est une action tactique ; mais la capacité à changer la manière dont nous sommes présents en Afrique est d'un ordre supérieur. Cela ne se fera pas en un claquement de doigts mais c'est une manœuvre décisive.
Vous dites que nous nous sommes transformés en corps expéditionnaires. Nous le faisons assez bien et en effet notre capacité à être une force expéditionnaire ne nous rend pas instantanément aptes à conduire une guerre de haute intensité. Le changement d'échelle et le recouvrement de capacités que nous avons éclipsées sont des défis. Il faudra conserver une capacité expéditionnaire ou de réaction rapide, parce que les crises en Afrique ne vont pas disparaître. Il faudra s'y engager de manière plus comptée et plus maîtrisée mais, face à des opérations de contestation nécessitant une grande réactivité, la capacité expéditionnaire aura toujours du prix.