Intervention de Jean-Louis Bourlanges

Réunion du mercredi 27 juillet 2022 à 11h00
Commission des affaires étrangères

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaJean-Louis Bourlanges, président, rapporteur :

C'est un très grand honneur pour moi d'être rapporteur sur ce sujet décisif, au cœur d'une crise qui ne l'est pas moins. J'ai donné à mon rapport un tour résolument politique – mais pas du tout partisan –, à rebours de la tendance qui consiste à se cacher derrière des formules juridiques quand c'est de grands enjeux internationaux qu'il s'agit.

Je commencerai par une brève analyse de la situation de l'OTAN au cours des trente dernières années. L'organisation a très mal vécu le succès historique que fut la fin de la guerre froide par dislocation de l'empire soviétique, car cette victoire lui a posé quantité de problèmes qu'elle a tenté de traiter de façon confuse.

D'abord, un problème de vocation : l'OTAN devait-elle continuer d'exister alors que le pacte de Varsovie disparaissait ? Il a été décidé que oui. Bien que le président Eltsine ait déclaré que jamais la Russie ne retrouverait une posture impérialiste et violente envers ses voisins, il a en effet semblé nécessaire de garder l'outil, tout en lui donnant un prolongement politique substantiel. C'est en raison de celui-ci que l'OTAN s'est associée, au cours des vingt-cinq dernières années, à des actions humanitaires, de maintien ou de rétablissement de la paix, avec un succès mitigé mais sans susciter la réaction attendue. Ainsi, en Afghanistan, nous avons échoué à installer un régime économique, politique et social conforme à nos valeurs, mais l'opération n'a pas été menée contre la Russie, qui a même participé discrètement à l'effort.

Deuxièmement, le périmètre : l'OTAN devait-elle s'élargir ? Les pays anciennement sous le joug soviétique devaient-ils être indépendants et créer une sorte d'espace commun d'intérêt entre l'Est et l'Ouest, ou rejoindre l'OTAN pour prévenir le risque d'agression de la part d'une Russie dont on ne savait pas si elle avait accepté la perte de son empire ? Fallait-il créer une ligne claire ou maintenir une zone grise entre l'Europe occidentale – essentiellement l'Union européenne – et la Russie ? On a progressivement choisi d'élargir, mais de façon incomplète, laissant notamment l'Ukraine dans cette zone grise : de plus en plus proche de l'Europe occidentale par son modèle économique et – avec beaucoup de bémols – politique, mais sans bénéficier des garanties fondamentales de l'OTAN. Même si les Russes font désormais comme s'il y avait eu au sommet de Bucarest un accord sur l'adhésion de l'Ukraine à l'OTAN, en réalité, l'adhésion y avait été renvoyée aux calendes grecques sous l'effet des objections allemandes et françaises, fondées ou non.

Troisièmement, la cohésion. À cet égard, l'OTAN a traversé une très grave crise, qui s'est traduite par trois éléments. Le premier a été la position de cavalier seul de la Turquie, l'intensification de sa confrontation avec la Grèce et son rapprochement partiel avec la Russie, incluant l'acquisition de matériel russe hautement sensible. S'y est ajoutée la lassitude des États européens, qui, voulant « toucher les dividendes de la paix », selon l'expression d'un homme politique français, ont modéré, pour dire le moins, leur effort militaire, s'éloignant de l'objectif de 2 % du PIB. La cohésion a enfin été menacée par les incertitudes de la politique américaine. Les trois derniers présidents des États-Unis se sont préoccupés d'organiser le « pivot » vers la zone Pacifique, considérant que la menace principale était la Chine. Et le président Trump est allé beaucoup plus loin, invoquant un conflit économique de fond entre son pays et l'Allemagne et jetant sérieusement le doute sur l'engagement américain en Europe occidentale au titre de l'article 5 du traité de Washington.

Enfin, il y a la stratégie militaire. Les équilibres stratégiques antérieurs ont été profondément perturbés par la prolifération nucléaire et par l'incertitude croissante quant aux doctrines d'emploi de cette arme. Auparavant, depuis que les Russes pouvaient envoyer des missiles intercontinentaux, la doctrine, assez claire, voulait que l'on développe en Europe, de part et d'autre, des moyens nucléaires opérationnels de manière à empêcher les conflits, puisque personne n'était en mesure de garantir que l'utilisation de ces fusées à moyenne portée ne déboucherait pas sur une escalade fatale. De nouvelles menaces sont en outre apparues, comme le cyber. Comment la solidarité visée à l'article 5 peut-elle être mise en œuvre dans ce contexte ?

Cette donne a été totalement bouleversée par la guerre d'Ukraine, qui a refait de l'Europe un théâtre central, y a ramené les États-Unis et l'exercice de la solidarité au titre de l'article 5 et a même accru la cohésion, comme le montre la démarche de la Suède et de la Finlande ainsi que le renoncement danois à l' opt-out en matière de politique de sécurité et de défense commune (PSDC). Sur le plan stratégique, on reparle de défense de l'avant, qui se substituerait au « fil déclencheur », c'est-à-dire à la présence sur le territoire des nouveaux membres de l'OTAN de forces très limitées destinées à matérialiser l'offense qu'une attaque représenterait pour les puissances occidentales mais qui seraient incapables de résister efficacement à une invasion russe.

La Suède et la Finlande ont une très longue tradition de non-alignement – plutôt que de neutralité, mot impropre à définir la position finlandaise du point de vue même des autorités du pays. En Suède, c'est un prince d'origine française, Bernadotte, qui a apporté une neutralité à laquelle le pays est resté obstinément fidèle pendant deux siècles. Ce qui ne l'a pas empêché d'opérer consensuellement en trois mois, comme les Suédois me l'avaient annoncé en mars, une rotation à 180 degrés. Heureux les pays qui parviennent à un changement si profond dans un tel consensus…

Quant à la Finlande, elle connaissait pendant la guerre froide une souveraineté limitée : laissée par le Kremlin totalement libre de son modèle politique, économique et social, elle était étroitement dépendante et solidaire des choix de l'Union soviétique en matière d'action internationale. Cette gestion très habile, appelée « finlandisation », ne semble pas imaginable en Ukraine, à la différence de la neutralité.

Après la fin de la guerre froide, les deux États ont modifié leur attitude vis-à-vis de l'Occident, par l'adhésion à l'Union européenne – jusqu'alors exclue pour la Finlande et jugée téméraire par les Suédois –, puis en nouant des relations assez étroites avec l'OTAN. La Suède a toujours été solidaire des États-Unis ; dans les années cinquante, les Suédois, sans rien dire à personne, ont allongé la piste d'atterrissage de leurs aéroports pour que, en cas de conflit, des avions américains à court de carburant puissent revenir s'y poser après avoir largué des bombes nucléaires sur l'Union soviétique.

Le changement provoqué par la situation en Ukraine est double. Premièrement, en adhérant à l'OTAN, la Suède et la Finlande accèdent à la prise de décision. Je rappelle qu'en la matière, le système n'est pas supranational mais repose sur la coopération internationale : seul le libre consentement des États permet d'engager les forces, même techniquement intégrées. Au Kosovo, les Américains ont perçu la difficulté de ce système où tout le monde peut dire non à tout le monde. Deuxièmement, et surtout, les nouveaux membres accéderont au bénéfice de l'article 5, ce qui substituera une ligne claire à une zone grise où l'on ne savait pas qui protège, ni qui attaque qui. Dans la crise ukrainienne, les uns ont incriminé l'agressivité de l'OTAN, les autres l'impérialisme russe mais on ignorait les engagements des uns et des autres. Or, en matière stratégique, le pire est l'incertitude.

Je rappelle qu'en 1914, c'est le manque de clarté des Britanniques sur leur attitude en cas de violation de la neutralité belge qui a encouragé l'empereur d'Allemagne à envahir le territoire. Il est probable qu'il se serait abstenu s'il avait su que le Royaume-Uni entrerait en guerre. L'incertitude stratégique est donc un élément fondamental d'insécurité. Pour les Finlandais et les Suédois, la position des Occidentaux devait être claire, il fallait sortir du « ouine » de Bernanos – le ni oui, ni non.

Quels seront les effets de cette adhésion ? Ces pays sont des contributeurs nets de sécurité : les Suédois, qui avaient désarmé dans la période de l'après-guerre froide, sont remontés en puissance et les dépenses militaires devraient doubler pour représenter 2 % du PIB en 2028 ; les Finlandais peuvent compter sur leurs forces de réserve et une mobilisation très forte de leur population – une cohésion face aux Russes que tous les partis s'accordent à vouloir renforcer.

Par ailleurs, cette adhésion modifie l'espace stratégique de protection, en lui conférant une profondeur certaine, côtés continental et maritime : l'ensemble de l'espace balte est désormais solidaire de l'OTAN, ce qui rend une intervention russe en Lituanie, par exemple, plus difficile.

Enfin, ces États ne demandent pas de forces étrangères sur leur territoire ; ils se montrent soucieux de ne pas développer une attitude agressive à l'égard de la Russie et souhaitent que les choses se passent le mieux possible. Ni la Suède, ni la Finlande ne sont des va-t-en guerre ; leur modération est un élément important de cette nouvelle donne.

Quelle sera la réaction des Russes ? D'abord, il est inutile de rappeler combien le narratif russe sur les responsabilités de l'OTAN dans le déclenchement de la guerre d'Ukraine est sans fondement. Dans un premier temps, les Russes ont donné l'impression qu'ils ne toléreraient pas ce nouvel élargissement ; ils ont modéré cette position ensuite et il semble que les difficultés qu'ils rencontrent en Ukraine excluent une réaction agressive de leur part.

Je terminerai en évoquant la Turquie, qui a exercé un chantage en exigeant des contreparties dans la lutte contre le terrorisme. La solution qui a été trouvée est un accord tripartite, qui n'engage pas les autres puissances. Il sera interprété, les autorités suédoises s'en portent garantes, avec toutes les garanties nécessaires à la protection de l'État de droit. Seront-elles suffisantes ? Une clause de revoyure est prévue fin août et il n'est pas exclu que les Turcs remettent une pièce au jukebox en exprimant des revendications complémentaires. Les Suédois semblent décidés à y répondre avec infiniment de prudence. Si les Turcs refusaient, pendant un long moment, de ratifier, il faudrait se poser la question de la nature des garanties que les puissances alliées peuvent apporter à la Finlande et à la Suède, telle celle de l'article 5.

Pour exercer une pression maximale sur l'État turc, nous devons ratifier au plus vite l'accord, ce qu'ont déjà fait plus de la moitié des membres de l'OTAN. Notre retard est dû au contexte électoral ; nous devons y procéder de façon urgente et envoyer ainsi un signal clair à l'ensemble de nos partenaires. Le rapport est substantiel et explicite sur les orientations proposées. Je vous invite à ratifier le projet de loi et à accéder, ainsi, à la demande de la Suède et de la Finlande.

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