Nous nous livrons aujourd'hui à un exercice inédit car la Commission des Affaires européennes ne s'était jamais saisie, dans son histoire, d'un texte relatif à la loi de programmation militaire (LPM). Les lois de programmation militaires visent à définir les orientations stratégiques de la défense nationale sur une période donnée, généralement entre trois et cinq ans, et allouent aux forces armées les moyens humains et financiers nécessaires à leurs missions de défense et de sécurité. Il s'agit d'une démarche de planification à moyen terme qui permet de fixer les priorités de la politique de défense nationale et de déterminer les ressources nécessaires pour les atteindre. Elles contiennent principalement des dispositions relatives aux investissements dans l'armement, à la formation des militaires, à l'entretien des équipements ou à la réorganisation des forces armées.
Il s'agit d'un exercice essentiellement franco-français. Malgré la présence d'un rapport annexé qui analyse la situation internationale, la LPM contient peu d'occurrences relatives à la coopération européenne en matière de défense, et aucune disposition législative n'y fait directement référence.
Il a toutefois semblé utile que notre commission se penche sur ce texte pour plusieurs raisons. Tout d'abord, la coopération européenne en matière de défense a franchi ces dernières années plusieurs étapes décisives. En 1999, a été mis en place la Politique de sécurité et de défense commune (PSDC). Par la suite, plusieurs outils sont apparus dans ce domaine : l'Agence européenne de Défense en 2004 ; le Fonds européen de défense en 2016 ; la Coopération structurée permanente en 2017 ; ou encore la Facilité européenne pour la Paix en 2021. Tous ces outils ont permis une meilleure mutualisation des moyens de défense de l'Europe. D'autre part, l'adoption en 2016 d'une Stratégie globale pour la politique étrangère et de sécurité de l'Union européenne, puis de la Boussole stratégique en 2022, ont permis de définir les objectifs communs de l'Europe en matière de politique de sécurité et de défense.
Cependant, pour reprendre la formule de Jean Monnet, « l'Europe se fera dans les crises et elle sera la somme des solutions apportées à ces crises ». Dans un contexte international déjà marqué par une intensification de la compétition entre grandes puissances au niveau mondial, la crise ukrainienne a bouleversé le paysage stratégique européen.
Au moment même où l'Union européenne adoptait sa Boussole stratégique, ce document fixe une feuille de route pour faire enfin émerger un outil de défense européen capable de faciliter la poursuite des objectifs de l'Union dans le monde. L'invasion de l'Ukraine nous rappelle qu'à côté de la défense européenne, il faut également se préparer à la défense de l'Europe dans le cadre d'une guerre de haute intensité. Cette défense territoriale repose aujourd'hui sur l'OTAN, une organisation à travers laquelle les États-Unis continuent de jouer le rôle principal dans la sécurité du continent, et au sein de laquelle la plupart des « petits » États européens élaborent leurs propres planifications militaires.
OTAN et Europe de la défense ne sont cependant pas en opposition. Comme nous l'ont rappelé plusieurs personnes auditionnées en vue de l'élaboration de ce rapport, la recherche par l'Union européenne d'une autonomie stratégique est souhaitée par nos alliés américains qui seront sans doute appelés à consacrer davantage leurs efforts à la zone indo-pacifique dans les années à venir. En outre, leur souhait d'une plus grande prise en charge des dépenses de défense par les Européens n'est pas nouveau.
La recherche par l'Europe de son autonomie stratégique, malgré le sursaut actuel, a également lieu dans le cadre contraint du traité de Lisbonne qui limite le rôle de l'Union en matière de défense au profit des États membres et de l'Alliance atlantique. L'effort actuel repose donc largement sur des institutions intergouvernementales telles que l'Agence européenne de Défense ou l'Organisation conjointe de coopération en matière d'armement, tandis que la Commission intervient au titre de la politique industrielle de l'Union.
Dans ce contexte, il a pu être reproché à la présente loi de programmation militaire de ne pas suffisamment prendre en compte la considération européenne, qui est effectivement appelée à prendre une part plus importante dans les années à venir. Il importe donc de rappeler quelques points essentiels.
En premier lieu, même si cela est évident, la LPM 2024-2030 est un texte législatif français dont le champ d'application est par définition national. Si le rapport annexé auquel renvoie l'article 2 du texte fait état de l'importance comme des limites des coopérations au service de l'autonomie stratégique européenne, le dispositif du texte vise avant tout à donner aux armées les moyens d'atteindre les objectifs capacitaires fixés par le texte.
En deuxième lieu, la défense collective de l'Europe, qu'il s'agisse de l'OTAN ou de la coopération européenne en matière de défense, repose avant tout sur l'agrégation de forces nationales et non sur la constitution d'une véritable armée multinationale. Les programmations nationales doivent certes être coordonnées entre elles, mais cette coordination a lieu aujourd'hui, principalement, dans le cadre de la programmation quadriennale de l'OTAN, à laquelle la France participe et dont elle tient compte au fil de sa propre programmation.
En d'autres termes, la contribution française à la défense européenne tient d'abord aux capacités dont elle dispose et dont elle entend se doter. En portant ses dépenses militaires à 2 % du PIB en 2030, la France est en phase avec l'effort que font depuis peu nos partenaires européens. La simple augmentation des budgets, si elle aboutit à des commandes auprès de l'industrie de défense européenne, est en effet l'élément clef d'un renforcement de la base industrielle et technologique de défense européenne.
Troisième point, la loi de programmation militaire, si elle modifie peu le volume des forces pouvant être déployées, renforce certains éléments fondamentaux tels que les achats de munitions, de pièces détachées, l'entraînement ou la réactivité des forces, éléments moins visibles mais cruciaux lorsqu'il s'agit de réagir rapidement à une crise majeure, comme c'est aujourd'hui le cas.
Enfin, le maintien d'un effort budgétaire en faveur de la dissuasion nucléaire française renforce l'autonomie stratégique européenne, en particulier depuis le Brexit qui a fait de la France l'unique puissance nucléaire de l'Union.
Autrement dit, en l'état actuel des traités, la recherche de l'autonomie stratégique européenne passe d'abord par un accroissement des moyens, l'Europe de la défense devant émerger progressivement, d'abord à travers un renforcement des armées européennes opérant au sein de l'OTAN, peut-être en se substituant à cette dernière dans un nombre croissant de ses fonctions et à travers l'usage croissant de matériels européens, et finalement, à terme, en intégrant pleinement les politiques de défense et de sécurité aux traités européens.
Il convient donc de mesurer de façon nuancée la contribution de la présente loi de programmation militaire à la construction de l'autonomie stratégique européenne, qui prévoit un effort capacitaire bienvenu, mais dont il reste à espérer que la tendance ainsi amorcée se prolongera et permettra à la France de contribuer à l'émergence d'une Europe de la défense cohérente, lisible et autonome.