Chers collègues, dans le cadre du printemps de l'évaluation de l'année 2021, j'ai conduit une première étude visant à évaluer le coût des soins dispensés aux étrangers en situation irrégulière. Contrairement à une croyance répandue, j'ai démontré que ces soins ne sont pas uniquement prodigués dans le cadre de l'aide médicale de l'État : au moins onze dispositifs différents existent en la matière, pour un coût total qui n'avait, à ma connaissance, jamais fait l'objet d'une estimation précise. L'AME constitue bien sûr un dispositif central dans cette organisation, avec un panier de soins sans équivalent. Ailleurs en Europe, la prise en charge se limite aux soins urgents et vitaux.
Aux côtés de l'AME, il existe donc au moins dix autres dispositifs d'importance variable : maintien des droits à l'assurance maladie, soins dispensés à Mayotte, soins prodigués dans les centres de rétention administrative, mission d'intérêt général dédiée à la précarité, permanences d'accès aux soins de santé, admission en séjour pour soins, soins en détentions et équipes mobiles psychiatrie et précarité ainsi que Samu sociaux et dépenses fiscales.
Le coût agrégé de l'ensemble n'est pas négligeable. À l'issue des travaux que j'ai conduits en 2021, je suis parvenue à estimer le coût de six de ces onze dispositifs, dont les principaux, pour 2019. Il est de l'ordre de 1,5 milliard d'euros, soit plus de 600 millions d'euros de plus que le seul coût de l'AME. J'ai déposé le 25 mai 2021, avec les membres du groupe Les Républicains, une proposition de résolution visant à faire connaître plus largement les conclusions de mes travaux et invitant le Gouvernement à prendre des mesures fortes pour réformer l'offre de soins dispensée aux étrangers en situation irrégulière. Je déposerai prochainement une nouvelle proposition de résolution, car je constate qu'aucune réforme n'a été engagée depuis.
Je note également que le projet de loi pour contrôler l'immigration et améliorer l'intégration ne comportait au stade de son dépôt aucune disposition relative aux soins dispensés aux étrangers en situation irrégulière. Pourtant, s'il est souvent rappelé que l'AME constitue une proportion marginale des dépenses publiques de santé, elle représente tout de même 17,2 % des dépenses de l'État consacrées à la politique de l'immigration et de l'intégration en 2023. C'est un vrai angle mort de notre politique de l'immigration.
Dans le cadre de ce nouveau Printemps de l'évaluation, j'ai choisi de réitérer l'exercice, car cet effort de transparence renouvelé est nécessaire.
Je ne conteste pas que l'AME constitue une aide essentielle, notamment en matière de santé publique et de pertinence de la dépense. Néanmoins, je crois qu'il est important de rappeler qu'en France et à l'inverse des autres pays européens, le panier de soins pris en charge ne se limite pas aux soins urgents et permet d'accéder à des soins non essentiels, comme le recollement des oreilles ou la pose d'un anneau gastrique. Je tenais également à vous signaler l'explosion du nombre de bénéficiaires, qui est une tendance de long terme. Au 30 septembre 2022, on comptait 403 144 bénéficiaires de l'AME de droit commun, soit 5,9 % de plus par rapport à 2021, 20,5 % de plus par rapport à 2019 et 123,4 % de plus par rapport à 2003. Ces chiffres illustrent assez bien l'absence de pilotage de ce dispositif.
S'agissant du montant de la dépense d'AME, j'ai tenu compte dans mes estimations des frais de gestion, qui sont considérables et bien plus élevés que ceux d'autres dispositifs, ainsi que des créances irrécouvrables des établissements de santé – c'est-à-dire des dettes laissées par les étrangers en situation irrégulière. La dépense d'AME représenterait ainsi environ 1,2 milliard d'euros en 2022. Cette estimation, qui est plus élevée que la seule dépense retracée dans la mission Santé s'appuie sur le travail sur l'AME que les corps d'inspection ont conduit en 2019.
Le dispositif de maintien des droits expirés permet à un étranger dont le titre de séjour arrive à expiration de bénéficier d'une prolongation automatique de son droit à l'assurance maladie pendant six mois, afin de couvrir un éventuel retard dans le traitement de sa demande de renouvellement de titre de séjour. En 2021, j'avais souligné que les conditions d'accès à ce dispositif étaient beaucoup trop souples. En effet, le code de la sécurité sociale n'impose pas d'engager une démarche de renouvellement pour en bénéficier, ce qui devrait être réformé. J'ai constaté que la Caisse nationale d'assurance maladie (Cnam) avait intensifié les contrôles, ce qu'il faut saluer. Leurs résultats sont éclairants : 22,5 % des dossiers clôturés à l'issue de ces contrôles concernent des bénéficiaires du dispositif de maintien des droits expirés, qui étaient dans l'incapacité d'attester de la régularité de leur situation. Ils auraient donc dû relever de l'AME. En appliquant ce ratio à l'ensemble des 877 830 dossiers qui seront contrôlés, ce sont 197 512 étrangers qui auraient dû être soignés au titre de l'aide médicale de l'État entre fin 2019 et début 2023, donc environ 580 millions d'euros qui n'ont pas été pris en compte dans la dépense d'AME. Cela n'est pas acceptable : d'abord parce que des étrangers en situation irrégulière bénéficient d'une protection santé à laquelle ils n'ont pas droit ; ensuite parce que l'assurance maladie supporte une dépense qui devrait relever de l'État au titre de l'AME.
La procédure d'admission séjour pour soins, enfin, me semble insuffisamment étudiée, alors que son coût est sans doute très élevé, même s'il est malheureusement impossible de l'évaluer précisément. Il s'agit d'une exception française ou presque, puisqu'en Europe, seule la Belgique permet de régulariser des personnes pour motif de santé. Ce principe est de moins en moins acceptable socialement. Ce dispositif a été complètement détourné de son objectif, celui d'un titre de séjour octroyé dans une visée essentiellement humanitaire pour répondre à des situations exceptionnelles et graves.
Des trois critères d'accès au titre de séjour pour soins, aucun n'est véritablement respecté.
La résidence habituelle en France est le premier. En 2022, 3 222 demandes, soit 13,3 % du total, ont été déposées par des personnes entrées sur le territoire depuis moins de douze mois. Pour limiter les abus, je recommande d'abroger la dérogation au critère de résidence habituelle qui a été introduite par décret et d'inscrire dans la loi une condition de durée de résidence minimale de deux ans.
Le deuxième critère est l'exceptionnelle gravité de la pathologie. L'Office français de l'immigration et de l'intégration (Ofii) évoque dans son dernier rapport au Parlement la banalisation de ce critère. Par exemple, il peut arriver – même si ces cas ne sont heureusement pas majoritaires – qu'une femme obtienne le titre de séjour pour soins pour bénéficier d'une procréation médicalement assistée (PMA) en France. Afin de limiter ces dérives inacceptables, je recommande de préciser dans la loi que le pronostic vital de la personne doit être engagé à court terme.
Le dernier critère, l'absence d'accès effectif aux soins dans le pays d'origine, n'est pas opérant : l'Ofii m'a indiqué que des Suisses, des Américains ou encore des Canadiens déposaient chaque année des demandes d'admission au séjour pour soins et recevaient une réponse favorable. Si ces cas sont marginaux, ils témoignent des défaillances du dispositif et des limites de ce critère. Je recommande de revenir aux critères de l'absence de traitement dans le pays d'origine, qui me semble plus restrictif et plus précis ; il s'appliquait d'ailleurs jusqu'en 2016.
Je ne vous ai présenté que trois des onze dispositifs qui constituent l'offre de soins dispensée aux étrangers en situation, dont le coût total serait proche de 1,7 milliard d'euros, voire de 1,8 milliard, en tenant compte de la procédure d'admission au séjour pour soins. À mon sens, l'offre de soins proposée en France aux étrangers en situation irrégulière est très généreuse – et même trop. L'exception française – ou plutôt l'anomalie française – doit cesser. J'ai formulé un certain nombre de recommandations en ce sens dans mon rapport. Je crois – et il s'agit d'un prérequis à toute démarche de réforme – que nous devrions disposer de statistiques fiables pour mieux piloter ces dépenses de soins. En effet, comment déterminer efficacement les moyens à allouer à l'offre de soins dispensés aux étrangers en situation irrégulière si on ne connaît pas suffisamment les destinataires de ces dispositifs ? Il est essentiel de diligenter un travail interministériel ou de solliciter les corps d'inspection pour affiner cette évaluation.
Ensuite, nous devrions connaître la nature et le coût des soins dispensés aux étrangers en situation irrégulière. Il conviendrait d'autoriser le ministre chargé de la santé à recueillir des données sur la nationalité des demandeurs et des bénéficiaires de l'AME ainsi que sur les pathologies soignées.
Sur le fond des dispositifs, plusieurs réformes d'ampleur s'imposent, outre celles que j'ai déjà évoquées. Ainsi, l'AME de droit commun devrait être limitée aux soins urgents, et à ceux liés à la lutte contre les pandémies, à la grossesse et à la vaccination obligatoire afin d'aligner la situation française sur celle des autres pays européens. Il faudra également réformer la protection santé des demandeurs d'asile provenant de pays d'origine sûrs.
Madame la ministre déléguée, est-il envisagé d'autoriser prochainement le recueil des données sur la nationalité des demandeurs et des bénéficiaires de l'AME ainsi que sur les pathologies soignées ? Que proposez-vous pour réformer la procédure d'admission au séjour pour soins qui laisse place à trop de dérives, lesquelles sont d'ailleurs détaillées dans le dernier rapport au parlement de l'Ofii ?