Intervention de Pierre Moscovici

Réunion du mardi 9 mai 2023 à 17h30
Commission des finances, de l'économie générale et du contrôle budgétaire

Pierre Moscovici, président du Haut Conseil des finances publiques :

Monsieur le président, monsieur le rapporteur général, mesdames et messieurs les députés, je vous remercie de m'avoir invité devant votre commission en tant que président du Haut Conseil des finances publiques afin de vous présenter les principales conclusions de notre avis sur les prévisions macroéconomiques associées au programme de stabilité pour les années 2023 à 2027.

C'est peut-être le dernier programme de stabilité que déposera la France puisque, comme vous le savez, la commission a formulé, le 26 avril dernier, ses propositions législatives pour une réforme de la gouvernance économique européenne. Elle propose de remplacer les programmes de stabilité, qui présentent une programmation budgétaire glissante, par des programmes « budgétaires et structurels de moyen terme » fixés pour quatre ans, qui détermineraient une trajectoire d'évolution de la dépense publique nationale et non plus de solde public. Pour les pays endettés comme la France, le plan de moyen terme devrait assurer qu'à partir de la fin de la période de référence de quatre ans au plus tard, le ratio de dette publique diminue continûment sur une période de dix ans, à politique inchangée, et que le déficit soit maintenu durablement en deçà de trois points de produit intérieur brut (PIB). Un délai supplémentaire de trois ans pourrait être accordé si des réformes structurelles ou d'investissement public dûment identifiées pouvaient le justifier.

C'est une proposition qui me paraît intéressante : elle permet de définir des trajectoires différenciées suivant les pays et ainsi d'améliorer l'appropriation des règles par les différentes instances nationales. Elle est de nature à éviter le caractère procyclique des règles antérieures – que j'ai souligné depuis plus d'une décennie dans mes différentes fonctions –, qui a pu favoriser des politiques trop restrictives en période de croissance faible et des politiques trop expansionnistes (ou faisant apparaître de trop faibles efforts de réduction du déficit alors que des marges de manœuvre existent) en période de croissance plus soutenue, ce dont la France a déjà donné l'exemple.

La Commission européenne n'a pas encore rendu publique la trajectoire de dépense publique qui en résulterait pour la France. Le ministère des finances n'a pas transmis ses données au HCFP, ce qui ne nous permet pas de juger dans quelle mesure la trajectoire présentée aujourd'hui s'écarte de celle envisagée par la Commission. Compte tenu des débats qui se poursuivent entre les États membres, le calendrier d'adoption de la réforme proposée par la Commission devrait théoriquement conduire à « rebrancher » les règles à compter du 1er janvier 2024. Stratégiquement, il serait préférable de « rebrancher » de nouvelles règles plutôt que les anciennes. Tout ceci devrait être décidé assez rapidement mais il n'existe pas, pour l'instant, de certitude sur ce calendrier.

Je voudrais revenir brièvement sur le contexte macroéconomique dans lequel le programme de stabilité français a été établi. Le Haut Conseil constate que l'activité économique a mieux résisté que prévu à la crise énergétique et au choc inflationniste. Le risque de récession s'éloigne en 2023 – ce dont nous devons tous nous réjouir – en raison du recul significatif des prix de l'énergie depuis l'été 2022 et du dynamisme du marché du travail, y compris en zone euro. L'activité économique en Chine, en particulier du fait de l'abandon de la politique du « zéro covid », devrait soutenir l'économie mondiale. La reprise reste toutefois fragile en raison du resserrement monétaire, qui se poursuit aux États-Unis et en zone euro, où l'inflation sous-jacente reste élevée. Elle devrait se réduire ; il reste à savoir quand et dans quelles proportions. Par ailleurs, les tensions, dans le secteur bancaire, surtout aux États-Unis et la situation géopolitique demeurent des facteurs d'incertitude à prendre en compte.

J'entre maintenant dans l'appréciation du scénario macroéconomique qui sous-tend le programme de stabilité. Le scénario retenu par le Gouvernement est similaire à celui qui avait été retenu dans le projet de loi de programmation des finances publiques de septembre 2022, que le HCFP avait alors jugé avantageux. Sur la période 2023-2024, le Gouvernement anticipe une croissance de 1 % en 2023 et de 1,6 % en 2024. Le Haut Conseil des finances publiques estime que ces prévisions de croissance ne sont pas hors d'atteinte mais semblent optimistes à ce stade. Pour 2023, nous notons que cette prévision est supérieure à toutes les autres prévisions d'instituts privés ou publics recensées par le HCFP. Elle suppose un redressement important de l'activité au second semestre et repose sur une hypothèse de progression de l'investissement des entreprises élevée au vu de l'état de la demande et du durcissement des conditions de financement, qui est incontestable.

Pour 2024, la prévision de croissance du Gouvernement (1,6 %) se situe tout en haut de la fourchette de l'ensemble des prévisions disponibles. Elle s'explique essentiellement par une forte augmentation de la consommation des ménages et par une progression soutenue du pouvoir d'achat du revenu des ménages résultant notamment d'une prévision d'inflation qui paraît trop basse aux yeux du Haut Conseil. Selon l'estimation du Gouvernement, l'inflation ralentirait pour s'établir à 4,9 % en 2023 puis 2,6 % en 2024. Du point de vue du Haut Conseil, même s'il est très probable que l'inflation commence à diminuer en 2023, le reflux escompté par le Gouvernement paraît rapide. En conséquence, l'inflation paraît légèrement sous-estimée pour 2023 et 2024.

Sur la période 2025-2027, le programme de stabilité retient une hypothèse de croissance effective de 1,7 % par an en moyenne, que le Haut Conseil juge également élevée. L'évaluation du Gouvernement repose notamment sur une hausse de la consommation des ménages nettement supérieure à celle enregistrée avant la crise sanitaire. Elle s'expliquerait par une baisse du taux d'épargne qui, sans être impossible, semble loin d'être acquise, a fortiori au vu des tendances récentes. Elle résulte également d'une hypothèse de croissance potentielle de l'économie qui est avantageuse. Le Gouvernement estime toujours la croissance potentielle à 1,35 % par an de 2023 à 2027. Si cette estimation est proche de celle du FMI et de celle de l'OFCE, elle est nettement supérieure à celle établie par la Commission européenne (1 %) et par l'OCDE.

L'estimation du Gouvernement suppose des gains de productivité sensiblement plus élevés que ce que laissent attendre les tendances récentes. Elle suppose également que les effets des réformes du marché du travail, notamment des retraites et de l'assurance chômage, compensent intégralement le ralentissement de la population active projeté par l'Insee. L'effet de la réforme des retraites attendu par le Gouvernement est cohérent avec les estimations existantes à moyen terme mais l'effet attendu dans le programme de stabilité suppose un ajustement rapide du marché du travail, notamment du taux d'activité des seniors. S'agissant de la réforme de l'assurance chômage, alors que le gouvernement en attend 100 000 à 150 000 créations d'emplois, les études disponibles ne permettent pas de conclure quant à l'effet total de la réforme sur l'emploi. Au total, le Haut Conseil estime que l'impact de ces réformes du marché du travail est surestimé dans le programme de stabilité.

En définitive, le Haut Conseil constate que le scénario retenu est nettement plus favorable que celui de la Commission européenne. Ce dernier sera, en toute hypothèse, celui qui guidera les objectifs de dépenses applicables à la France si la réforme du programme de stabilité est adoptée. Il faut donc que ces écarts se réduisent, par la réalisation éventuelle d'hypothèses jugées aujourd'hui optimistes ou par des ajustements vers une approche qui serait jugée, dans cette logique, plus réaliste.

Je voudrais enfin formuler quelques remarques sur l'impact du scénario macroéconomique présenté par le Gouvernement sur les finances publiques. Le programme de stabilité comprend des objectifs de réduction du déficit et de la dette plus ambitieux que le projet de loi de programmation des finances publiques présenté en septembre 2022. Je ne m'en plaindrai pas : en tant que président du HCFP comme en tant que Premier président de la Cour des comptes, j'ai, à plusieurs reprises, souhaité que nous ayons une approche plus ambitieuse. Il ne me paraît pas bon que la France n'atteigne un niveau de déficit inférieur à 3 % qu'en 2027, alors que la plupart de ses partenaires seront – parfois nettement – sous ce seuil en 2025. Il me paraît également indispensable de donner des signaux de réduction de la dette avant l'année finale de la programmation éventuelle.

Le déficit serait réduit à 2,7 % du PIB en 2027, au lieu de 2,9 % dans la prévision initiale. L'amélioration serait plus sensible concernant le ratio de dette, qui diminuerait de 3,3 % au lieu de 0,6 %, principalement sous l'effet de l'inflation en 2023 et de la réduction du déficit public en 2027. Cette amélioration de la trajectoire de déficit et de dette va dans le sens de la prise en compte de l'impératif de désendettement, sur lequel le Haut Conseil a maintes fois mis l'accent, dans le seul souci que notre pays retrouve des marges de manœuvre afin d'investir. Je ne peux que m'en réjouir. Le Haut Conseil le fait également.

Toutefois, ces objectifs plus ambitieux reposent sur des hypothèses macroéconomiques optimistes. Au-delà, cette trajectoire nécessitera des efforts importants de maîtrise des dépenses, qui ne sont pas entièrement documentés à ce jour, et un infléchissement de la politique de baisse des prélèvements obligatoires. En effet, le programme de stabilité prévoit une diminution de 4 %, d'ici 2027, de la part de la dépense publique dans le PIB, résultant de l'extinction des mesures de soutien et de protection contre l'inflation et d'efforts de maîtrise de la dépense, à partir de 2025, plus intenses que ceux réalisés au cours des deux décennies précédentes. Selon les informations transmises au HCFP, la réduction du poids de la dépense résulterait de la réforme des retraites, de la mise en œuvre de la lettre de cadrage adressée aux ministères pour identifier des économies de l'ordre de 5 % et des revues de dépenses programmées. Cette trajectoire suppose également que les mesures annoncées de baisse des prélèvements obligatoires ne soient pas intégralement mises en œuvre ou qu'elles soient compensées par des hausses de taux de prélèvement ou de réduction des dépenses fiscales. Ces projections, en dépenses comme en recettes, ne sont pas, à ce stade, suffisamment documentées pour que nous puissions les valider plus avant. Nous ne les invalidons pas mais nous souhaitons qu'elles soient documentées.

Je souhaite souligner un point essentiel à nos yeux concernant cette trajectoire de finances publiques : bien que l'étant davantage que ce qui était fait jusqu'à présent, elle demeure moins volontariste que celle de nos partenaires européens. Ce programme de stabilité ne permettrait pas d'enrayer l'érosion relative de la situation de nos finances publiques dans la zone euro. Parmi les grands pays de la zone euro, l'Allemagne, le Portugal, la Grèce et les Pays-Bas sont déjà revenus, fin 2022, sous le seuil de déficit de 3 % de PIB. L'Espagne le prévoit pour 2025, l'Italie et la Belgique pour 2026. La France ne le prévoit qu'en 2027.

Le ratio de dette a moins reflué en France que chez nos partenaires au cours de la période récente. La dette publique française n'a reculé que de 3 % entre 2020 et 2022, tandis que celle de la Grèce a diminué de 35 %, bénéficiant, il est vrai, d'une sorte d'effet « boule de neige » à l'envers. Celle du Portugal a diminué de 21 %, celle de l'Italie de 10 %, celle de la Belgique et de l'Espagne de 7 %. Pour l'avenir, si les trajectoires prévues par les différents programmes de stabilité sont respectées, la France, qui est plus endettée que la Belgique depuis 2020, sera également plus endettée que le Portugal dès la fin 2023 et plus endettée que l'Espagne en 2024. Il m'arrive de dire que nous pourrions figurer dans le trio de tête en 2027. Je le dis sans plaisir. Rien, dans les documents dont nous disposons, quant au programme de stabilité de la France et à ceux des autres pays, ne me permet de faire varier ce propos.

La dérive de nos comptes publics a été lente. Elle ne pose pas de problèmes de soutenabilité à court terme mais elle est quasiment ininterrompue et ne peut se poursuivre à l'infini. D'aucuns nous opposeront que la dépense publique est, au fond, indolore, et que l'on a bien su trouver les financements nécessaires au « quoi qu'il en coûte ». Vous ne trouverez aucun avis du HCFP, aucun rapport de la Cour des comptes qui ne conteste la légitimité de cette réponse à la pandémie. Nous avons toujours affirmé, et j'ai dit devant vous, depuis que je suis Premier président de la Cour des comptes, que lorsqu'il y avait des circonstances exceptionnelles (et celles-ci l'étaient, ô combien !), il fallait des dépenses exceptionnelles.

N'oublions pas que cela a été rendu possible par des mesures de politique monétaire hors du commun, qui n'ont plus cours aujourd'hui. Chacun aura noté que la Banque centrale européenne (BCE) a augmenté ses taux d'intérêt à sept reprises depuis quelques mois et que nous étions sortis des taux négatifs pour entrer dans un territoire où les taux sont désormais substantiellement positifs. C'est très concret. La charge de la dette devrait atteindre 41 milliards d'euros cette année. Le programme de stabilité prévoit qu'elle sera de 49 milliards d'euros l'an prochain et de 57 milliards dans deux ans. Avez-vous, mesdames et messieurs les députés, connaissance d'autres politiques publiques dont les moyens augmentent de 8 milliards d'euros par an ? À 57 milliards d'euros et même à 49 milliards d'euros, ce sera le deuxième budget de l'État derrière l'éducation nationale. C'est une conviction ancrée en moi depuis des décennies : la dette publique est la dépense publique la plus stupide qui soit. Elle ne sert à rien, et chaque euro qu'on lui consacre est un euro en moins pour une dépense publique utile.

J'entends parfois ici ou là que la France serait protégée par la taille de son économie et par son appartenance à la zone euro. Les responsables politiques que vous êtes connaissent bien la réalité : nous avons des marges de manœuvre budgétaires qui sont trop faibles. La France ne dispose pas aujourd'hui des marges de manœuvre dont elle aurait besoin pour fournir des services publics de qualité, pour investir dans la transition écologique, dans son système éducatif, dans son système de santé, dans la recherche, et aucune de ces priorités ne devrait être écartée. Elles sont toutes indispensables pour notre avenir collectif. C'est la raison pour laquelle je tiens à souligner ici, devant votre commission, qui en a la responsabilité essentielle au nom de l'Assemblée nationale, l'urgence d'agir. Ce programme de stabilité constitue un exercice nécessaire et indispensable pour la participation à l'Union monétaire mais il ne se substitue pas à une programmation nationale des finances publiques. Il y a certes des tendances prolongées mais il n'y a pas de programmation et celle-ci demeure indispensable.

Notre pays doit désormais se doter d'une trajectoire crédible de désendettement. Celle-ci doit être fixée dans une loi de programmation pluriannuelle des finances publiques. Elle doit reposer sur des hypothèses macroéconomiques réalistes, sur des efforts documentés en dépenses et en recettes, pour réduire notre endettement de manière crédible et profonde. Je suis persuadé que notre pays est capable de le faire. Je suis plus que convaincu qu'il doit le faire. Il est temps de le faire.

Je me tiens à votre disposition, avec les personnes qui m'entourent, pour répondre à vos questions, après ces propos rapides mais nets, j'espère, et compréhensibles.

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