C'est un grand honneur de m'adresser à vous sur cette question capitale pour l'avenir du marché du travail, compte tenu de l'impact de l'économie des plateformes. Ces dernières années, nous avons assisté au développement rapide de ces dernières. Cette tendance a été accélérée par la pandémie de la covid-19. Outre le transport et la livraison, ce sont aussi les secteurs du nettoyage, de la santé, de la construction ou de l'hôtellerie qui sont concernés par cet essor des plateformes numériques de mise en relation.
Dans l'Union européenne, on estime que plus de 28 millions de personnes effectuent des travaux par l'intermédiaire de plateformes, qu'il s'agisse de plateformes sur site ou en ligne. Ces travailleurs pourraient être plus de 40 millions dans quelques années.
Nous devons donc encadrer le développement des plateformes. Comme je le dis souvent, la Commission n'est pas opposée aux plateformes mais elle souhaite s'assurer que les travailleurs des plateformes bénéficient des mêmes droits et des mêmes protections sociales que les autres travailleurs. C'est un critère social mais aussi un critère de concurrence loyale. En effet, il ne peut pas y avoir des plateformes qui s'exonèrent de toute une série d'obligations sociales, fiscales ou autres, qui soient en concurrence avec des entreprises qui, elles, y sont soumises.
En découle la question majeure du statut des travailleurs des plateformes, qui a suscité d'importants débats tant au sein des États membres de l'Union européenne que dans d'autres pays. Ainsi, la Californie, où le modèle des plateformes est en quelque sorte né, a finalement établi une loi pour régler la question du statut – qu'Uber a d'ailleurs tenté de faire annuler.
En Europe, plus de 300 décisions administratives et judiciaires sur le statut des travailleurs des plateformes ont été rendues. Les différentes cours, y compris la Cour de cassation en France, ont généralement statué en faveur d'une requalification des travailleurs en tant que salariés. Cependant, environ 90 % des plateformes estiment qu'elles n'emploient personnes et qu'elles travaillent avec des indépendants.
Cette situation témoigne de la nécessaire harmonisation des réglementations européennes : dans un pays, une plateforme peut opérer avec le statut d'indépendants alors que dans un autre, elle sera contrainte d'embaucher des salariés. Surtout, nous devons garantir à ces plateformes une sécurité juridique : c'est d'ailleurs notre principal argument à l'égard des plateformes pour les convaincre de l'intérêt de l'harmonisation.
Le Parlement européen s'est saisi de l'affaire avant la Commission : la députée européenne Sylvie Brunet du groupe Renew a produit un rapport qui a largement inspiré notre directive.
Cette directive a pour but de définir clairement le statut des travailleurs des plateformes. Nous avons introduit l'idée d'une présomption réfragable : les travailleurs des plateformes sont considérés a priori comme des salariés. Nous avons établi une liste de sept critères définissant cette relation, dont deux, au moins, devaient être remplis pour que la présomption s'applique. Les discussions au Conseil s'orientent vers une autre direction, en augmentant le nombre de critères et de ceux qui doivent être remplis pour activer la présomption. La présomption est réfragable : si la plateforme est en désaccord avec le reclassement du travailleur, elle peut le remettre en question devant une instance juridictionnelle. La directive introduit donc une inversion de la charge de la preuve.
Certes, les plateformes jouent un rôle important en matière d'emploi ; mais si elles répondent à un besoin réel du marché, elles doivent pouvoir fonctionner tout en respectant le droit du travail et en garantissant une protection sociale à leurs salariés. D'ailleurs, certaines d'entre elles ont démontré qu'il était possible d'articuler un bon niveau de flexibilité avec le respect des droits usuels du salariat.
De plus, la directive s'est penchée sur la question de la gestion algorithmique, qui est inhérente au fonctionnement de la plateforme. La directive introduit de nouveaux droits qui me paraissent essentiels pour les plateformes, mais plus largement pour le monde du travail en général, puisque de plus en plus d'entreprises emploient des algorithmes dans la gestion de leurs ressources humaines. Nous devons donc veiller à ce que ces pratiques ne remettent pas en cause la transparence et la protection sociale des travailleurs.
Le Parlement a modifié légèrement la proposition de la Commission, avec une majorité relativement importante. Son rapport rejoint l'esprit de cette proposition tout en étendant et renforçant la présomption : les critères ont été retirés de la présomption et réintroduits dans une deuxième phase, quand il s'agit de reclasser le travailleur comme indépendant.
Le Conseil a échoué à s'accorder sur une orientation commune en décembre 2022. Il est clair que le Conseil cherche à affaiblir la directive, en visant plus particulièrement la question de la présomption. Certains États se montrent en effet réticents envers cette approche, et j'ai un peu le sentiment que la France en fait partie : elle propose en effet une dérogation assez large à cette présomption, qui la viderait de son sens et de son efficacité, ce qui poserait un problème majeur.
La présidence suédoise négocie actuellement avec les États membres, dans l'objectif de parvenir à un compromis en juin : certains freinent le processus, tandis que d'autres ne souhaitent pas que la directive s'éloigne trop de la proposition de la Commission, afin qu'elle conserve toute son efficacité. L'Allemagne, enfin, ne s'est pas clairement prononcée, ce qui freine la conclusion d'un compromis et l'engagement du trilogue avec le Parlement.
Chaque proposition de la Commission fait l'objet d'une très large consultation de toutes les parties concernées avant d'être présentée. Nous avons donc largement échangé avec les plateformes. J'ai rencontré à deux reprises, en ligne et physiquement, le président directeur général d'Uber. Il m'a fait valoir ses propres arguments, en insistant notamment sur la nécessité de flexibilité, sans que cela change réellement notre orientation – à savoir, permettre aux plateformes de fonctionner avec un certain degré de flexibilité tout en garantissant les droits des travailleurs.
Nous avons également consulté les partenaires sociaux, comme le prévoit le traité. J'ai rencontré des travailleurs des plateformes, notamment à Paris, qui m'ont décrit les conditions de travail souvent difficiles auxquelles ils sont confrontés.
Il faut souligner qu'une minorité de plateformes soutient la directive : ce sont celles qui embauchent des salariés et qui souhaitent éviter la concurrence déloyale des autres acteurs qui contournent le droit du travail pour un coût social le plus bas possible.
Enfin, la valorisation du travail fait l'objet de nombreux débats. Je suis animé par le souci de mettre fin à la précarisation du travail, notamment dans le contexte post-covid et de pénurie de travailleurs dans nombre de domaines. O, cette précarité est largement répandue dans le milieu des plateformes. Il faut donc encadrer les plateformes qui sont nées de l'essor de nouvelles technologies et de l'intelligence artificielle. Ce progrès ne peut être associé à une régression sociale. C'est dans cet esprit que nous avons présenté cette directive, qui, j'espère, sera adoptée avant la fin de la législature du Parlement européen.