Intervention de Manuel Valls

Réunion du jeudi 11 mai 2023 à 14h00
Commission d'enquête relative aux révélations des uber files : l'ubérisation, son lobbying et ses conséquences

Manuel Valls, ancien Premier ministre :

Avec la loi « Sapin 2 », pensez-vous que les faits en question seraient aujourd'hui impossibles ? Compte tenu de votre expérience de Premier ministre, quelles recommandations pourriez-vous faire à la commission pour favoriser une meilleure séparation des lobbys et de l'État J'aime le débat public et politique ; aucune question ne me choque et, venant de parlementaires, ces questions sont légitimes après les révélations qui sont à l'origine de cette commission d'enquête.

Cependant, j'ai été Premier ministre ; j'ai exercé des responsabilités importantes dans des moments particulièrement difficiles, notamment face au terrorisme. Emmanuel Macron est aujourd'hui Président de la République, élu et réélu. Je fais donc très attention, non pas à mes propos – qui sont libres –, mais à ce que ceux que je tiens ici – je vous parle très franchement, madame la rapporteure – ne participent pas d'une joute politique, même si je ne mets absolument pas en doute votre volonté, manifeste, de connaître les faits et toute la vérité sur ces révélations. Je ne veux ni ne peux prendre part à cela.

Je le répète, il était logique que le ministre de l'Économie ait ces relations avec des entreprises. On peut débattre du contenu et de la fréquence des SMS et de l'interprétation qu'en ont faite les dirigeants de cette société, qui peut-être se poussaient un peu du col et se donnaient des airs importants alors qu'ils étaient mis en difficulté par les décisions qui avaient été prises.

Le ministre de l'Économie de l'époque savait qu'il y avait un endroit, en l'occurrence le bureau du Premier ministre, où il pouvait tenter d'exercer une pression inspirée par ses convictions ; jamais il ne m'a demandé, dans un sens ou dans un autre, de remettre en cause les choix ou les enquêtes de l'administration, voire de laisser faire ce qui était – vous avez raison de le rappeler – des actes illégaux. Il avait des convictions et a d'ailleurs décidé, en 2016, de s'affranchir de la solidarité gouvernementale pour les mettre en œuvre et d'être candidat à la Présidence de la République. Les Français l'ont plutôt suivi.

Mais il n'a jamais exercé de pression : il a défendu des convictions et respecté les arbitrages. Tout cela n'était d'ailleurs pas très différent de ce qui se passait à l'Assemblée nationale, où une partie du groupe Socialiste était en conflit ouvert avec mon gouvernement. Peut-être ai-je des trous de mémoire mais, au sein de ce groupe, où je me rendais tous les mardis et mercredis, jamais, sur ce sujet, je n'ai senti que l'on cherchait à nous contourner, de quelque façon que ce soit. Je ne veux pas réécrire l'histoire maintenant – ce qui serait facile pour moi ; je veux rester au plus près du sentiment et de la vérité du moment.

Vous avez fait allusion à Marseille et à ce qui s'est passé en octobre 2015. La préfecture de police de Marseille avait souhaité empêcher les pratiques de maraude électronique, qui étaient interdites depuis l'adoption de la « loi Thévenoud », un an plus tôt. Je vous renvoie à ce que vous a dit Laurent Nuñez, qui était alors préfet de police des Bouches-du-Rhône, lors de son audition par votre commission. Là non plus, il n'y a pas eu de pression exercée sur ce préfet de police, qui agissait selon les instructions du ministre de l'Intérieur. Comme les autres préfets de France, il ne pouvait recevoir d'instructions d'autres ministres. Le ministre de l'Intérieur ne l'aurait pas accepté et je ne l'aurais pas admis non plus, en ma qualité de Premier ministre et, qui plus est, d'ancien locataire de la Place Beauvau. C'est d'autant plus vrai que l'arrêté a été modifié dans un sens plus restrictif : il s'est appliqué à un territoire plus vaste et a ciblé d'autres acteurs que la seule application UberX, qui avait succédé à UberPop. Il s'agissait, en l'occurrence, d'éviter les fraudes et le contournement de la réglementation que le préfet avait observés lors des contrôles. Cet exemple montre que nous n'avons pas cédé aux pressions d'Uber, bien au contraire.

J'aurais pu souhaiter, à l'époque, interdire toutes ces pratiques. C'est d'ailleurs une position que l'on peut défendre aujourd'hui mais cela soulèverait sans doute des problèmes constitutionnels et juridiques sérieux, dans toute une série de secteurs. Qu'il faille, dans ces secteurs, instaurer une régulation, dans les grandes villes notamment, tant à l'échelle européenne que nationale, qu'une lutte acharnée doive être menée contre des pratiques illégales et insupportables et contre une vision des travailleurs et des salariés que nous ne pouvons pas accepter, c'est une évidence. Je ne sais pas quelle sera exactement la fin de l'histoire, d'autant que nous vivons dans une économie ouverte, au sein d'un marché unique européen, qui doit être régulé. Le grand débat, politique et démocratique, est toujours celui de la régulation, au sujet de laquelle des positions différentes peuvent s'exprimer en Europe.

J'en viens à votre question sur la loi « Sapin 2 » et sur les recommandations que l'on peut faire pour améliorer les choses. À l'époque, le Président de la République, ses principaux collaborateurs, moi, comme ministre, et tous ceux qui m'entouraient avions été marqués – pour ce qui est des pratiques – par la dérive de l'un des nôtres. Celle-ci a fait énormément de mal, non seulement à l'exécutif, mais au monde politique en général. Une loi a ensuite été adoptée – qui, parfois, est critiquée par des politiques qui l'ont votée –, tandis qu'une institution, la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), la fait vivre et développe une doctrine et une jurisprudence. Aujourd'hui, les règles sont lourdes et contraignantes, tant pour les responsables politiques que pour les hauts fonctionnaires ; elles s'appliquent pendant trois ans après la cessation des fonctions ; il y a, en outre, des obligations de déport. Si des dispositions doivent être améliorées et durcies, je n'y vois aucun inconvénient. Il ne faut jamais avoir peur de la probité ni de la transparence en ce domaine et nous devons être très attentifs à l'application de la « loi Sapin 2 », pour l'exécutif comme pour les parlementaires.

Vous insistez sur la nécessaire indépendance dont doivent faire preuve les acteurs publics, qu'ils soient politiques ou administratifs. Je me demande toujours – sans remettre en cause le moins du monde ce que je viens de dire – comment faire en sorte que les contacts que l'on doit nouer pour comprendre les intérêts en présence et agir dans l'intérêt général n'entraînent pas un risque d'influence illégitime des lobbys. Il faut arriver à tracer la frontière de la manière la plus objective possible. Personnellement, je n'ai jamais cédé à des groupes de pression. Dans une économie ouverte, caractérisée par la présence d'autant d'acteurs, le point d'équilibre n'est jamais facile à trouver. D'une certaine manière, notre discussion illustre les difficultés auxquelles est confronté un responsable public qui a en charge un secteur et qui cherche à comprendre les évolutions. Des règles très claires s'appliquent aux lobbys, qui peuvent sans doute être améliorées. Ce débat anime de longue date le Parlement européen. Des pratiques très différentes ont cours selon les pays.

Il y a de très nombreuses années, j'avais été convié, comme d'autres députés français, à participer à une séance de la Chambre des communes. J'avais observé que le Parlement britannique, dans sa partie nouvelle, était organisé pour accueillir des lobbys, au nom de la transparence. C'est le cas également au Parlement européen. Je ne défends pas du tout ces pratiques – je pense que des règles doivent être définies, notamment pour garantir la transparence – mais il faut reconnaître que, parfois, les lignes se brouillent.

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