Intervention de Bernard Cazeneuve

Réunion du jeudi 11 mai 2023 à 9h00
Commission d'enquête relative aux révélations des uber files : l'ubérisation, son lobbying et ses conséquences

Bernard Cazeneuve, ancien Premier ministre :

Il s'avère que j'ai exercé plusieurs responsabilités ministérielles pendant les cinq ans du quinquennat de François Hollande. J'ai été ministre du Budget, ministre des Affaires européennes, ministre de l'Intérieur, puis Premier ministre. Il m'est donc arrivé de rencontrer des acteurs économiques. Je dois reconnaître qu'il est très difficile de diriger un État sans en rencontrer jamais aucun. Quelle que soit la sensibilité que l'on a, si rencontrer un acteur économique est considéré comme une faute morale, je souhaite bien du courage à ceux qui seront amenés à exercer la responsabilité de l'État dans les années à venir.

La question n'est pas de savoir si l'on rencontre des gens, mais de savoir ce que l'on fait lorsque l'on en rencontre. Était-il légitime que le ministre de l'Économie rencontrât les responsables d'Uber à dix-sept, dix-neuf ou vingt reprises ? À mon avis, la bonne question n'est pas celle-là mais celle de savoir si la rencontre entre le ministre de l'Économie et les responsables d'Uber, comme celle que je pouvais avoir avec les responsables d'Uber ou de G7, était de nature à infléchir la position de l'État concernant les obligations qui étaient les siennes. Mon sentiment est que tel n'a pas été le cas.

Lorsque nous avons eu à prendre des mesures très dures à l'égard d'Uber, nous les avons prises dans l'état d'esprit que j'ai indiqué parce qu'il ne pouvait pas y en avoir d'autre, quelle que soit la sensibilité des uns ou des autres. Il ne m'a pas échappé que celle du ministre de l'Économie de l'époque était bien plus libérale que la mienne. Il a pu rencontrer ces acteurs pour développer la nouvelle économie mais sans que cela ait pu conduire à des décisions de l'État contraires à ses devoirs. Je serais très malhonnête en disant que j'ai vécu les choses ainsi – alors même que toute mon action a consisté à ne pas laisser un millimètre à ces acteurs dont je détestais les pratiques.

J'ai d'ailleurs eu affaire à ces acteurs sur d'autres sujets. Il n'est pas inutile de le rappeler à la commission. Lorsque nous sommes confrontés à la crise terroriste et que, dans les heures qui suivent les attentats, le nombre de messages appelant au terrorisme antisémite, antimusulman ou anticatholique, augmente de 73 % sur les plateformes numériques, je n'obtiens aucune décision de retrait de la part des plateformes. Je me rends alors dans la Silicon Valley rencontrer les présidents de toutes les grandes sociétés numériques en leur disant que leur position est inacceptable. On aurait pu me le reprocher. D'ailleurs, lorsque je me rends aux États-Unis pour leur dire que s'ils ne changent pas de comportement des dispositions extrêmement dures seront prises par le législateur, je suis reçu auparavant par les ministres de l'Intérieur et de la Justice américains. Ils me souhaitent bien du courage, m'expliquent que je suis emblématique de la naïveté française et que je n'obtiendrai rien.

En avril 2015, soit deux mois après, nous signons le premier accord avec les « Gafam », par lequel ils s'engagent à retirer de tels contenus. Nous passons de 33 % à environ 80 % de retrait. J'ai toujours considéré nécessaire de parler à des acteurs pour leur dire ce que l'on a à leur dire dès lors que l'on a une certaine conception de l'État et de l'intérêt général.

Durant le quinquennat auquel j'ai participé, ont été adoptées des dispositions qui n'avaient jamais été prises en droit français pour réguler l'action des représentants d'intérêts. Je suis particulièrement fier d'avoir été le ministre ayant défendu ces dispositions au banc du Gouvernement. Les lois d'octobre 2013 relatives à la transparence de la vie publique et la loi de décembre 2016 relative à la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance financière ont créé le parquet national français (PNF) et la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP). L'article 25 de la « loi Sapin » a encadré l'activité des représentants d'intérêts. Non seulement la conception que nous avions était celle que je viens d'indiquer mais toute notre action législative à l'époque a consisté à réglementer l'activité des représentants d'intérêts pour que les dérives que vous redoutez à juste titre ne puissent pas se produire. Voilà quelle a été notre action !

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