Intervention de Bernard Cazeneuve

Réunion du jeudi 11 mai 2023 à 9h00
Commission d'enquête relative aux révélations des uber files : l'ubérisation, son lobbying et ses conséquences

Bernard Cazeneuve, ancien Premier ministre :

J'essaierai à travers un propos liminaire de répondre aux différentes questions que vous avez posées et, en même temps, de vous restituer mon témoignage concernant cette période qui a vu les chauffeurs-artisans taxis, les chauffeurs de VTC et les représentants des plateformes s'affronter dans un cadre dont la presse s'est largement fait écho et dont l'affaire des Uber files a pu révéler certains aspects.

Avant d'entrer dans le vif du sujet et de répondre à vos questions, je voudrais replacer le sujet qui vous occupe dans le contexte qui était le mien à l'époque. Nous étions confrontés à un niveau de violence terroriste extrêmement élevé et devions faire face à une vague d'attentats. Au moment où la crise éclate de façon très visible, avec des incidents dans les aéroports et un rassemblement des artisans taxis se tenant aux alentours de la porte Maillot – ce qui justifie que je réunisse en urgence les représentants de la profession pour essayer de dénouer cette crise –, les attentats de janvier 2015 s'étaient produits. Ceux qui devaient suivre en novembre 2015, les attentats du Bataclan et des terrasses de café, n'avaient pas encore eu lieu. La préoccupation majeure du ministère de l'Intérieur était la prévention du risque terroriste, dans un contexte où nous avions perdu de nombreux effectifs du fait de la révision générale des politiques publiques (RGPP) et où nous n'avions pas encore pu procéder à la reconstitution de la totalité des moyens dont nous avions besoin pour faire face à cette crise terroriste. Nous avons créé 9 000 emplois pendant la période 2012-2017 mais les nouveaux recrutés devaient être formés dans les écoles de police, avant d'être, pour certains d'entre eux, affectés aux services du renseignement. Nous subissions donc de plein fouet les effets de la RGPP, sans avoir les moyens de répondre à la totalité de nos missions, y compris en matière de prévention et de lutte contre le terrorisme, pour les raisons que je viens d'indiquer.

Je le précise parce que c'est un élément de compréhension du contexte. En tant que ministre de l'Intérieur, dans une situation de tension extrême où la responsabilité de l'administration à la tête de laquelle j'étais était la protection des Français, je ne pouvais pas me permettre de divertir du front antiterroriste un très grand nombre de forces, qui étaient rares, pour les affecter à d'autres sujets. Je devais le faire si des circonstances m'y obligeaient mais chaque fois que j'avais à le faire, cela posait un problème, une mise sous tension de cette administration déjà très fortement sollicitée. J'estimais donc à l'époque que mon rôle était de faire en sorte que toutes les crises susceptibles de survenir fussent dénouées avant de survenir, de manière à éviter de mobiliser ces moyens.

Deuxième élément important, nous avions une réflexion globale sur la sécurité dans tous les transports pour des raisons qui tenaient à cette menace terroriste ; elle nous conduisait à souhaiter, dans le cadre des dispositions législatives et réglementaires en vigueur, une traçabilité de l'action des compagnies de transport afin de vérifier qu'aucun de leurs actes, qu'aucune opacité relative à leur activité n'était de nature à exposer notre pays à un risque face auquel nous mobilisions tous nos moyens.

Je tenais à apporter cette précision car si j'ai suivi vos travaux, m'attendant à être amené à un moment ou à un autre à y participer, je ne l'ai pas fait avec le niveau de précision qui est le vôtre – et pour cause. Je ne sais donc pas si ces questions ont été évoquées mais elles me paraissent constituer un élément de contexte déterminant, sans lequel on ne comprend pas quelle était la position du ministère de l'Intérieur concernant ce sujet.

Par ailleurs, ces événements se sont produits il y a plus de huit ans. Je suis à un âge auquel on a encore la mémoire des choses mais avec le temps qui passe les souvenirs s'altèrent nécessairement. Comme nous n'avons pas accès à toutes les archives, les réponses aux questions que vous m'adressez ont le niveau de précision qui est celui de ma mémoire. Je ne suis pas sûr de pouvoir être aussi précis que vous le souhaiteriez. Je m'en excuse par avance, même si je m'efforcerai de vous livrer toutes les informations dont je disposais.

Cela étant dit, venons-en à quelques éléments sur le fond, avec en premier lieu quelques éléments sur les acteurs gouvernementaux, d'une part, et sur les acteurs économiques, d'autre part.

Les acteurs gouvernementaux se partageaient entre quatre pôles : trois ministères et Matignon. Vous connaissez les trois ministères. Vous allez, je pense, en entendre les titulaires – en tout cas, deux d'entre eux.

Le ministère de l'Intérieur jouait un rôle de réglementation de la profession de taxi depuis longtemps, et ce pour plusieurs raisons.

Tout d'abord, la préfecture de police attribuait les licences et, à ce titre, jouait un rôle qui méritait d'être compris, contrôlé et maîtrisé. La préfecture de police dépendant du ministère de l'Intérieur, une partie de la légitimité du ministère de l'Intérieur à intervenir résultait du fait que nous détenions cette compétence.

Ensuite, pouvaient survenir des troubles à l'ordre public, et il en est survenu. Par conséquent, le ministère de l'Intérieur était légitime à intervenir pour les faire cesser et essayer de dénouer la crise. C'est ce que nous fîmes lorsque les tensions sont apparues.

Enfin, le ministère de l'Intérieur était amené à intervenir pour assurer le contrôle des activités par l'intermédiaire d'une unité particulière, les « Boers », qui contrôlaient le respect des réglementations en vigueur. À ce titre, nous avions une compétence que nous avons exercée, dans un contexte qui n'était pas très simple, puisque la « loi Novelli » avait considérablement augmenté le nombre des acteurs intervenant sur le marché, notamment les VTC. Il fallait donc multiplier les opérations de contrôle. La « RGPP » (révision générale des politiques publiques) étant passée par là, nous ne disposions pas des effectifs nécessaires pour conduire les missions avec le niveau d'acuité et d'engagement qui correspondait à mes souhaits. Malgré tout, nous le faisions et je pense que nous l'avons fait efficacement.

Le deuxième ministère concerné était celui des Transports, qui avait une compétence plus particulière sur la question des VTC mais qu'il ne détenait pas depuis très longtemps puisque les VTC avaient été créés quelques années auparavant par la « loi Novelli ». Le ministère des Transports avait quelque peine à s'emparer de cette compétence – qui a été élargie dans le cadre du décret d'attribution du secrétaire d'État chargé des Transports, au terme du remaniement ministériel intervenu en mars 2016, si j'ai bonne souvenance. À ce moment-là, le ministère des Transports dispose d'une compétence plus complète sur la question des transports de personnes, notamment s'agissant des aspects relatifs à la formation, puisqu'il avait été décidé, dans le cadre de la crise, de procéder à l'harmonisation de la formation des VTC et des taxis.

Le troisième ministère compétent était celui de l'Économie.

Mais avant d'en parler, peut-être pourrais-je dire un mot sur l'appréhension de ces sujets par les ministères des Transports et de l'Intérieur.

Le ministère de l'Intérieur était considéré par l'ensemble des observateurs qui aimaient follement la nouvelle économie et le libéralisme comme un ministère conservateur et de protection des taxis. En réalité, ce ministère considérait qu'il avait affaire à une activité réglementée et que, pour bien la réglementer, il fallait faire en sorte que les règles fussent respectées par l'ensemble des acteurs – ce qui, dans un État de droit, n'est pas fondamentalement anormal. Donc, nonobstant tout ce que l'on pouvait penser et les bruits de fond sur le conservatisme des uns, la situation de monopole des autres, nous étions le ministère de l'État soucieux de voir les principes de l'État de droit respectés et qui considérait que le respect de ces principes était malgré tout la meilleure manière d'éviter que le désordre ne s'instaurât réellement.

Le ministère des Transports avait une position encore en pointillé puisqu'il s'emparait d'une compétence qu'il n'avait pas eue jusqu'alors.

Le ministère de l'Économie et des Finances avait, quant à lui, une compétence objective qui était celle de définir les tarifs, d'accompagner sur le plan fiscal et des mesures économiques un secteur dont il considérait qu'il pouvait être facteur de croissance. Il l'avait d'ailleurs toujours fait dans une relation un peu tendue avec le ministère de l'Intérieur pour des raisons qui ne tenaient pas à la personnalité des titulaires du poste mais à la matière dont chaque ministère avait à connaître, ce qui est assez logique et compréhensible compte tenu des compétences respectives que je viens de présenter.

Ce que je ressentais à l'époque de la part des ministres de l'Économie successifs, Arnaud Montebourg et Emmanuel Macron, était qu'ils étaient sensibles à la croissance supplémentaire que pouvaient permettre ces activités. Ils étaient assez désireux de prendre l'ensemble des mesures fiscales et réglementaires qui permettaient de créer de la croissance et de l'activité. Cela dans un contexte qui n'était pas neutre puisque la commission Attali avait, sur cette question de la libéralisation des transports aux personnes et des taxis, émis des propositions, et qu'un ministre, Hervé Novelli, avait, à l'occasion d'une loi de libéralisation, pris des mesures en créant les VTC – pour lesquels il avait donné une impulsion forte mais sans préciser le cadre dans lequel ces activités devaient se développer. Avec la « loi Novelli », nous étions donc dans un univers d'inspiration très libérale, qui laissait énormément de zones grises et d'imprécisions. Dans un contexte où l'économie numérique évoluait rapidement, la juxtaposition du statut d'autoentrepreneur d'une part, et de la création des VTC d'autre part, créait des conditions pour qu'une multitude d'acteurs s'engouffre dans ces zones grises pour faire pression et faire prospérer leur activité.

Tel était le contexte pour ce qui concernait les ministères, leurs compétences et leurs relations.

Pour ce qui était des acteurs, nous avions les taxis – dont les plus libéraux considéraient qu'ils étaient représentés essentiellement par une compagnie en situation de monopole, la G7, dont vous avez, me semble-t-il, entendu le président.

La profession de taxi m'apparaissait comme devant être modernisée mais je n'avais pas d'interrogation quant à sa capacité à se conformer rigoureusement aux principes de droit élaborés par le souverain – en l'occurrence, vous-mêmes – et précisés par l'administration lorsqu'elle prenait ses décrets d'application. Je n'ai jamais été confronté ni n'ai souvenir d'un incident témoignant d'un manquement de la part des chauffeurs de taxi à leurs obligations législatives et réglementaires. Cette activité ne donc s'est présentée à moi comme posant un problème que lorsque le conflit est intervenu entre les chauffeurs de VTC et de taxi, puis entre les chauffeurs de VTC, de taxi et les plateformes, pour atteindre son paroxysme en juin et juillet 2015.

La deuxième catégorie d'acteurs était les VTC qui avaient été créés par la « loi Novelli » avec le niveau d'imprécision que je viens d'indiquer concernant leurs obligations. Étaient apparues des plateformes numériques, Uber Pop et Heetch, dont l'objectif était de développer des services en créant les conditions de mise en relation directe de chauffeurs avec des clients potentiels mais dans une illégalité totale puisque ces plateformes intervenaient en contravention absolue avec les règles de droit qui prévalaient alors.

C'était là le problème. Dès lors qu'il était possible de mettre directement en contact des clients avec des chauffeurs par l'intermédiaire de ces plateformes de géolocalisation, que cela se substituait à une activité de taxi soumise à des contraintes et que nous entrions dans un univers sans règles dont les acteurs, notamment les plateformes, développaient une stratégie totalement cynique et absolument inacceptable dans un État de droit – considérant que la réglementation devait s'adapter à leur business et non pas leur business respecter la réglementation –, nous étions confrontés à un problème de fond.

Pour faire face à ce contexte, dans le cadre d'une relation étroite avec les parlementaires, le gouvernement auquel j'appartenais et la majorité de l'époque ont décidé de prendre un certain nombre de dispositions. Celles-ci étaient de deux natures : des mesures législatives et réglementaires et des contrôles par l'administration du respect des règles en vigueur.

Les mesures législatives résultaient du choix opéré par le Gouvernement. À mon arrivée au ministère de l'Intérieur en avril 2014, les choses avaient déjà été engagées par M. Thévenoud, puisque la loi portant son nom a été promulguée le 1er octobre 2014. J'ai donc participé à une partie des travaux seulement et à la dynamique qui y a présidé. Tant avec le député Thévenoud qu'avec le député Grandguillaume, l'idée était, à travers un travail parlementaire articulé avec un travail gouvernemental, de coproduire une loi destinée à réguler une activité.

La « loi Thévenoud » a apporté des modifications et des précisions intéressantes pour tenter d'apaiser la situation. Tout d'abord, elle a instauré une séparation assez claire des activités de VTC et de taxi, définissant le champ de chacune des catégories de transport. Ainsi, la maraude était réservée aux taxis. Les VTC ne pouvaient prendre que des clients qui avaient procédé à une réservation et étaient tenus de produire le contrat les liant à ces clients. Quant aux plateformes de réservation par géolocalisation, elles avaient vocation à être progressivement ouvertes aux taxis, ces derniers bénéficiant d'une licence qui les autorisait à stationner en certains points des villes de leur ressort territorial pour prendre des clients.

Prenant acte de l'augmentation du nombre de VTC et de la nécessité de réguler le nombre de chauffeurs, la « loi Thévenoud » a introduit le principe de la licence gratuite et incessible. Les licences antérieures à l'adoption de cette loi continuaient à être cessibles et celles accordées après elle étaient gratuites et incessibles, ce qui constituait sans doute la meilleure manière de garantir la régulation du nombre global de chauffeurs. Telle était la philosophie.

Mais la « loi Thévenoud » ne se limitait pas à ces dispositions. Elle reposait également sur d'autres mesures intéressantes, dont le député Thévenoud et le Gouvernement considéraient qu'elles étaient utiles pour réguler l'activité, à savoir la mise en place de terminaux de paiement électroniques pour les taxis et le développement sous maîtrise publique d'une plateforme numérique d'accès aux services des taxis, pilotée par l'État, notamment par le secrétariat général pour la modernisation de l'action publique (SGMAP).

S'ajoutait la volonté que cette loi fasse l'objet d'une évaluation dans le cadre d'une mission d'inspection interministérielle à laquelle devaient participer l'Inspection générale de l'administration, l'Inspection générale des finances ainsi que le corps des contrôleurs du ministère de l'Équipement et des Transports.

Ces dispositions n'ont pas suffi puisque qu'au printemps 2015, la crise entre les VTC, les taxis et les plateformes atteint son paroxysme. Pourquoi ? Parce qu'Uber et Heetch ne respectaient absolument pas les dispositions législatives adoptées par le Gouvernement. Or la « loi Thévenoud » ne pouvait être efficace que si tous les acteurs se conformaient à leurs obligations. Uber Pop et Heetch ne s'y conformant pas, nous avons été dans l'obligation de prendre des mesures législatives nouvelles avec la « loi Grandguillaume ».

Cette dernière nous a conduits à clarifier tout ce que la « loi Novelli » avait laissé dans l'imprécision : obligation pour les VTC de se déclarer ; précision de l'articulation entre le statut de VTC et ce qui résultait de la loi d'orientation des transports intérieurs (Loti) adoptée au début des années 1980 sous l'impulsion d'un ministre qui n'était pas libéral, Charles Fiterman. La Loti avait laissé quelques imprécisions en ce qui concernait le transport collectif, ce qui permettait aux VTC d'en prendre prétexte pour développer une activité de service aux personnes, en en contournant l'esprit et le texte.

La « loi Grandguillaume » a mis de l'ordre dans tout cela, considérant qu'il n'était plus possible de continuer de la sorte et que tous ceux qui décidaient de développer une activité de VTC devaient le faire dans la plus grande transparence, à travers la mise en place d'un registre, l'obligation de prendre une assurance, la traçabilité de l'obtention du permis de conduire et l'obligation de souscrire une assurance de responsabilité civile. La loi mettait enfin en place un observatoire, outil qui manquait cruellement puisqu'il n'existait pas d'études d'impact, ou alors très lacunaires. J'ai compris à travers vos travaux que vous considériez que cet observatoire avait mis du temps à être installé – si toutefois il est bien en place à l'heure actuelle.

Voilà ce qu'a apporté la « loi Grandguillaume ».

Néanmoins, étant d'un tempérament normand et considérant que la confiance n'exclut pas le contrôle, nous avons développé une activité très forte de contrôle des acteurs concernés par l'État. Il m'est arrivé de lire dans les comptes rendus de vos auditions que l'État n'avait pas fait ce qu'il fallait pour faire respecter la loi. Je veux témoigner devant vous que c'est tout le contraire et en apporter la démonstration.

Nous avons, à travers une circulaire interministérielle du 24 juin 2015, rendue publique et signée par les ministres compétents avant la réunion du 25 juin – puisque ce jour-là j'étais à Marseille et que suis rentré précipitamment à Paris pour tenir une réunion de concertation avec les chauffeurs de taxi compte tenu de l'ampleur que prenait la crise – appelé les préfets à intensifier les contrôles par l'intermédiaire des forces de police, notamment des « Boers », sur les professionnels qui ne respectaient pas leurs obligations. Cette action concernait l'ensemble des acteurs : les taxis pour ce qui était de leurs obligations en matière de mise en place des terminaux de paiement électronique ; les VTC pour ce qui concernait le respect de la maraude, monopole des taxis ; et les plateformes pour ce qui concernait le non-respect de toutes les dispositions législatives en vigueur puisqu'elles n'en respectaient aucune – il fallait donc taper très fort.

Le Garde des Sceaux avait pris une dépêche pénale extrêmement précise dont votre mission a, je pense, le texte. Celui-ci est extrêmement intéressant puisqu'il rappelle toutes les infractions au travail dissimulé, toutes les infractions constituant des manquements des plateformes à leurs obligations légales et appelle les procureurs de la République à enclencher des poursuites.

Par ailleurs, j'avais, pour ma part, procédé à un signalement au procureur de la République de Paris au titre de l'article 40 du code de procédure pénale, fondé sur le constat fait par nos services du non-respect par Uber Pop de ses obligations.

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