Intervention de Bruno Lasserre

Réunion du jeudi 4 mai 2023 à 9h00
Commission d'enquête relative aux révélations des uber files : l'ubérisation, son lobbying et ses conséquences

Bruno Lasserre, président de la Commission d'accès aux documents administratifs (Cada) :

Je vous remercie. Je parlerai peu du dispositif établi par la loi dite Sapin 2 de décembre 2016, qui crée l'obligation d'un répertoire numérique récapitulant les activités des représentants d'intérêts. Je m'étendrai davantage sur le droit général à la transparence et à l'accès aux documents administratifs tel qu'il a été établi par la loi du 17 juillet 1978.

À la différence de sa sœur jumelle – la loi du 6 janvier, adoptée six mois avant la loi informatique et libertés, qui résultait d'une initiative du gouvernement de l'époque –, la loi de juillet est d'initiative parlementaire. Elle a été imposée à l'exécutif de l'époque – qui n'en voulait pas – par un consensus à l'Assemblée nationale et au Sénat, qui dépassait le clivage politique traditionnel entre la gauche et la droite. Cette loi ambitieuse et générale renverse le principe qui prévalait jusqu'alors : tout document est présumé communicable, sauf si l'on peut invoquer un secret qui doit en ce cas être énuméré par la loi. Ainsi, le principe est la liberté d'accès tandis que la protection du secret devient l'exception.

Ce texte, certes, ne va pas aussi loin que le modèle suédois que vous avez cité. Dans ce pays, le droit pour chaque citoyen d'accéder à l'ensemble des documents de l'administration existe depuis le XVIIIe siècle ; et en Suède, quand un citoyen appelle le standard téléphonique d'un ministère, on lui passe personnellement le ministre. C'est une tradition tout à fait différente de la nôtre, dans un pays moins nombreux et très inclusif.

Le modèle français était néanmoins assez avant-gardiste. À l'époque, peu de pays étaient dotés d'une législation aussi ambitieuse : on peut citer les États-Unis, le Royaume-Uni, ou quelques Länder en Allemagne.

La Cada est une autorité administrative indépendante qui facilite la mise en œuvre de ce droit. Elle examine environ 10 500 saisines, qui peuvent être des contestations de refus d'accès opposés à des demandeurs ou en des demandes de conseils par des administrations qui souhaitent un éclairage sur le caractère communicable d'un document. L'avis de la Cada dit le droit mais ne lie pas l'administration : cette dernière dispose d'un mois après que l'avis a été rendu pour reprendre une nouvelle décision éclairée par le point de vue émis par la Cada.

Près de cinquante ans après l'adoption de la loi, on peut donc s'étonner du nombre important de refus d'accès opposés aux demandeurs, notamment sur des documents pour lesquels la doctrine de la Cada et la jurisprudence du juge administratif sont fixées depuis longtemps : la culture du secret conserve une empreinte forte sur le travail administratif. La Cada doit mener un travail sans relâche de pédagogie et d'explication pour lever les résistances et convaincre l'administration que la transparence est aussi un moyen de gagner la confiance des citoyens.

En relation avec votre sujet, je voudrais vous présenter différents dossiers sur lesquels la Cada a rendu un avis. Sur la question des échanges entre ministères et représentants d'intérêts, la Cada a rendu en juillet 2019 des avis intéressants en lien avec la problématique de la transparence que traite votre commission. En effet, un journaliste avait été étudié le répertoire diffusé sur le site de la HATVP, en ciblant à la fois des représentants d'intérêts et certaines autorités publiques, dont la présidence de la République et certains ministres. Il avait demandé à ces dernières de lui communiquer l'ensemble des courriels et des documents envoyés ou transmis lors des échanges, ainsi que les notes prises lors des rendez-vous qui s'étaient tenus avec ces représentants d'intérêts.

Dans ses avis de juillet 2019, la Cada a indiqué qu'à la différence des déclarations patrimoniales et d'intérêts – exclues par la loi HATVP du champ des documents communicables – ces documents étaient bien des documents administratifs au sens du code des relations entre le public et l'administration. La Cada a considéré que ces documents, échangés ou élaborés lors de rendez-vous entre des lobbyistes et des représentants du pouvoir exécutif en amont de la délibération du Gouvernement, ne relèvent pas en principe du secret des délibérations du Gouvernement – qui est une exception au principe de la communication. Nous n'avons pas opposé le secret des affaires dans cette affaire mais, dans le cadre du recours au tribunal administratif, je constate que le tribunal administratif de Paris a rendu un jugement en mai 2022 plus restrictif que la position de la Cada.

Le droit général d'accès aux documents permet ainsi d'obtenir toute une série de documents. Cependant, la difficulté principale pour les demandeurs relève de l'identification de ces documents. En effet, le répertoire numérique ne garde pas de trace des rendez-vous ni des documents échangés à leur occasion. Il appartient donc aux demandeurs d'identifier les documents auxquels il souhaite avoir accès, ce qui est souvent compliqué.

Cette problématique se pose à la Cada depuis quelques années. Nous observons en effet un changement assez profond dans l'origine des demandeurs d'accès. En 1978 et dans les années qui ont suivi, la loi a été essentiellement utilisée par des citoyens en conflit avec les administrations pour nourrir un dossier contentieux dirigé contre une décision individuelle défavorable, comme un refus de permis de construire ou un refus d'avancement pour un fonctionnaire, etc. Ces demandes ont d'ailleurs contribué à une forme de crispation entre les relations entre l'administration et le public, l'administration ne comprenant pas l'intérêt de « donner des billes » à ses adversaires devant le juge. Cependant, depuis cinq ans, on constate un changement assez profond : aujourd'hui, 15 % des demandeurs d'accès sont des journalistes, des lanceurs d'alerte, des militants d'associations ou d'ONG, des chercheurs ou des historiens qui utilisent le droit d'accès pour parfaire leurs connaissances sur la chose publique, mener un travail d'investigation, informer des lecteurs et contrôler, d'une certaine manière, le fonctionnement de l'administration.

Ce type de demandeurs implique, pour nous, à la fois une obligation et une difficulté. Jusqu'à présent, le droit d'accès était un droit objectif : à partir du moment où le document était communicable, il l'était dans les mêmes conditions vis-à-vis du public en général ; mais dès lors que le demandeur s'inscrit dans le cadre de la liberté de l'information ou de l'animation du débat démocratique et qu'il invoque des libertés protégées par la Constitution ou par la Convention européenne des droits de l'homme, la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme – qui est aussi celle du Conseil d'État – nous impose de faire une mise en balance, c'est à dire de peser le pour et le contre. D'un côté, nous regardons en quoi la demande d'accès contribue à la liberté d'information ou à l'animation du débat démocratique ; de l'autre, nous étudions la nécessité de protéger un certain nombre de secrets légitimes. Cette mise en balance au cas par cas subjective en quelque sorte le droit d'accès, qui doit être apprécié non pas in abstracto, mais in concreto, au regard de l'intérêt de la démarche pour le fonctionnement de la démocratie.

Le Conseil d'État a appliqué cette jurisprudence, non pas pour des documents vivants, mais des documents archivés. Il s'agissait de l'accès d'un chercheur, M. Graner, aux archives du président Mitterrand sur le Rwanda. Dans cette affaire, le Conseil d'État a jugé nécessaire cette mise en balance entre l'intérêt scientifique et historique de la recherche de M. Graner et l'obligation de protéger des secrets relatifs à la politique extérieure française ou à la sécurité publique en général. Le président Mitterrand avait remis ces documents aux archives nationales dans le cadre d'un protocole volontaire qui soumettait toute demande d'accès à l'accord d'un mandataire qu'il avait désigné. La mandataire avait émis une décision défavorable à la levée du secret mais le Conseil d'État a considéré que ces documents devraient être communiqués. C'est cette même jurisprudence que la Cada applique désormais.

Ces démarches soulèvent aussi des difficultés car, faute de répertoire ou de registre identifiant les documents existants, ces demandeurs doivent viser très large : pour obtenir les documents qui les intéressent, il leur faut émettre des demandes très volumineuses, adressées à une multitude d'administrations, pour « trouver l'aiguille dans la botte de foin ». C'est tout le problème de l'équilibre à trouver entre une loi qui permet l'accès à des documents existants mais n'impose pas à l'administration de mener un travail déraisonnable de recherche et d'exploitation pour fournir les documents demandés.

Ainsi, nous avons été saisis sur la question du recours de l'État aux cabinets de conseil. Plusieurs journalistes et chercheurs nous ont demandé l'accès à tous les courriels ou SMS échangés entre des ministres ou des cabinets ministériels évoquant dans leur objet « McKinsey » ou « cabinet de conseil ». Or ce travail d'extraction des messageries est très complexe – d'autant plus lorsque ces dernières sont archivées après le départ d'un ministre. En effet, il revient au ministère de la Culture de gérer ces demandes d'accès, avec des moyens assez réduits.

La Cada a également rendu un avis en relation avec l'objet de votre enquête, sur la mise en ligne des agendas, notamment ministériels. Nous avons été saisis en 2018 par un journaliste de quinze demandes à la suite du rejet que lui avaient opposé plusieurs ministres à une demande de mise en ligne des agendas ministériels dans le cadre, notamment, de leurs rencontres avec des représentants d'intérêts. La Cada a émis le 27 septembre 2018 plusieurs avis favorables à la demande de mise en ligne des agendas publics hebdomadaires des membres du Gouvernement, actualisés si nécessaire au cours de la semaine, dans un format ouvert, aisément réutilisable et exploitable.

Cette demande soulevait la question du respect de la vie privée des personnes concernées. La Cada a émis une distinction entre les agendas personnels – qui ne sont pas communicables – et les agendas des ministres dans le cadre de leurs activités publiques, qui revêtent le caractère de documents administratifs. Même si un agenda peut, dans certaines circonstances, mentionner des rendez-vous privés ou personnels, il n'est pas exclu dans son ensemble du droit d'accès car les informations de nature privée peuvent être occultées et soustraites de la communication.

La Cada a suivi le même raisonnement lorsqu'elle a été saisie pour la première fois d'accès à des courriels, voire à des SMS. Nous avons considéré que le fait qu'un courriel soit envoyé à l'adresse personnelle d'un ministre ou d'un membre d'un cabinet ministériel n'en faisait pas pour autant un document privé : c'était l'objet du document qui l'emporte sur la façon dont il avait été adressé à une autorité administrative.

Notre jurisprudence est nuancée sur ces enjeux de vie privée. Après des années de contestations, le Conseil d'État a suivi l'avis de la Cada et a rendu finalement un avis favorable à la communication des notes de frais de la maire de Paris à un chercheur. En effet, le nom de personnes privées figurait sur les notes de frais relatives à des repas. Cependant, nous avons considéré que cette information ne faisait pas échapper ces documents au droit de communication, dès lors qu'ils ne comportaient pas d'informations relatives au comportement de ces personnes ; en revanche, ils attestaient de rencontres avec un responsable public.

La loi Cada est donc une loi généreuse et libérale. Il faut la faire vivre de manière raisonnable : c'est notre travail. Je ne suis pas sûr qu'elle mérite des amendements particuliers sur le sujet que vous étudiez. C'est plutôt le perfectionnement du répertoire numérique qui devrait être visé pour permettre une vraie transparence, notamment l'identification – à l'avance – des documents qui intéressent le public, afin d'actionner de manière plus facile le droit d'accès tel qu'il existe dans le code des relations entre le public et l'administration.

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