C'est beaucoup plus grave que la question de l'intelligence économique : il est tout à fait inacceptable qu'un pays, fût-il notre meilleur allié, se permette de sanctionner, de mettre sous contrôle des entreprises qui ne dépendent pas de sa souveraineté. J'ai cherché tous les moyens permettant de lutter contre cette pratique.
Le premier consisterait à ce que les Européens se fâchent et engagent un bras de fer avec les États-Unis sur le sujet. Or une grande partie d'entre eux ne l'acceptera jamais.
Le second – c'est celui que j'avais retenu, même s'il était ambitieux, voire utopique – serait de faire de l'euro une monnaie internationale. Comme vous le savez, j'avais voté contre la monnaie unique, mais lors du débat autour de sa création, l'un des arguments mis en avant par ses défenseurs était justement que nous aurions ainsi une monnaie qui serait l'équivalent du dollar. Cela n'a jamais été le cas. En 2013 ou 2014, j'avais réuni un groupe de travail pour étudier les moyens de faire de l'euro une monnaie internationale, avec Michel Camdessus et d'autres personnes ayant exercé des responsabilités éminentes dans le domaine financier. Nous avions bâti un projet. J'avais fait ensuite le tour des ministres européens des finances. J'avais reçu un accueil relativement poli partout, sauf en Allemagne, où Wolfgang Schäuble m'avait répondu : « Tu as parfaitement raison, mais on ne le fera jamais parce que les Américains assurent notre sécurité. » Je n'avais pas intégré cette dimension, en effet.
L'extraterritorialité du droit américain est vraiment insupportable. J'ai parlé de la BNP tout à l'heure : quand j'ai demandé à ses dirigeants pourquoi ils avaient libellé en dollars des transactions avec le Soudan alors qu'ils auraient très bien pu les mener en euros, ils m'ont répondu qu'en procédant de la sorte, ils auraient immédiatement eu à faire face à des mesures de rétorsion aux États-Unis. Comme c'est une banque qui intervient dans le monde entier, elle ne peut pas se permettre de s'attirer l'hostilité de ce pays.
On peut toujours dire que l'administration américaine a à chaque fois une raison de s'en prendre à une entreprise, par exemple Airbus, mais enfin c'est toujours au moment où une grande entreprise européenne est en compétition avec l'une des leurs que les États-Unis prononcent des sanctions contre elle ou lancent des accusations de corruption. On ne peut pas ne pas penser que, dans la démarche des Américains, il n'y a pas seulement une volonté de rigueur et d'éthique, mais aussi celle de favoriser leurs entreprises et leur économie.
D'une façon générale, il est tout à fait insupportable que les pays européens soient pieds et poings liés. Malheureusement, je n'ai pas de solution car celle que j'avais proposée semble s'éloigner. Quant à l'idée que l'Europe puisse exercer une vraie pression sur les États-Unis, avec des mesures de rétorsion, elle est absolument illusoire car l'Allemagne ou la Pologne ne l'accepteront jamais – en tout cas à un horizon visible.