Vous posez là deux questions. La première concerne Alstom. Il est évident qu'en qualité de député du territoire de Belfort depuis 1973, j'ai un intérêt particulier pour cette entreprise qui a été longtemps été la plus importante à s'y être implantée. Son activité est assez diversifiée et une partie de celle-ci, portant sur les turbines à gaz, est d'ailleurs redevenue américaine. Cependant, les turbines Arabelle, destinées aux réacteurs nucléaires, étaient restées sous contrôle français jusqu'à la vente d'Alstom à General Electric, sur laquelle les autorités françaises sont du reste revenues puisque EDF est en train de racheter ce compartiment. Il était intéressant pour la France de vendre ces turbines, qui représentent chacune plusieurs centaines de millions d'euros, à la Russie ou à des pays clients de celle-ci comme la Hongrie ou la Turquie, car cela faisait travailler nos usines. Il est légitime que je me sois intéressé au développement de notre coopération et que j'aie veillé à ce qu'elle ne soit pas interrompue comme elle aurait pu l'être, en faisant valoir un intérêt commun dans ce domaine.
Vous avez également cité les deux gazoducs qui passent sous la Baltique : Nord Stream 1, lancé par Gerhard Schröder et inauguré en 2005, et Nord Stream 2, qui visait à un quasi-doublement de la capacité du précédent mais qui n'a pas pu entrer en fonction à cause des événements que vous savez.
Quant à la dépendance à l'égard du gaz russe, l'Europe est de toute façon dépendante pour ses approvisionnements énergétiques pétroliers ou gaziers. Si donc nous n'achetons plus le gaz à la Russie, nous l'achetons désormais aux États-Unis ou au Qatar : sommes-nous sûrs que ces dépendances ne sont pas plus graves, à certains égards ? En effet, rien ne pouvait laisser penser que la Russie remettrait en cause cette relation. Du reste, je ne sais plus très précisément qui a pris l'initiative de la rompre. Toujours est-il que je me suis rendu en Allemagne en 2021 pour prendre connaissance auprès du gouvernement allemand, en particulier auprès d'un secrétaire d'État aux affaires étrangères qui revenait de Moscou, M. Miguel Berger, des conditions dans lesquelles il pensait pouvoir remettre en route Nord Stream 2. Une raison climatique s'imposait déjà, car le gaz est naturellement moins polluant que la houille ou le lignite. En outre, puisque les Allemands nous critiquaient à cette époque à propos du nucléaire, j'ai proposé qu'ils nous laissent tranquilles sur cette question et sur celle du mix énergétique, et que nous les laissions faire ce qu'ils estimaient devoir faire au nom de leur intérêt national pour leur approvisionnement énergétique extérieur. En effet, depuis qu'elle est sortie du nucléaire, l'Allemagne vit avec des énergies renouvelables, mais ces énergies sont intermittentes et doivent être compensées, chaque fois que le soleil ne brille plus ou que le vent tombe, par des énergies fossiles ou par une énergie nucléaire dont elle ne veut pas. Il y a là un problème.
J'ai très vite été dépassé par l'emballement qui a eu lieu lorsque le gazoduc Nord Stream 2 a été saboté – je ne sais par qui et je ne veux d'ailleurs pas le savoir. Cette relation était pourtant intéressante. En 1982, alors que j'étais ministre de l'industrie, j'ai réquisitionné, avec l'accord de François Mitterrand et de Claude Cheysson, l'entreprise américaine Dresser-France, qui ne voulait pas fournir les compresseurs nécessaires au fonctionnement du gazoduc d'Ourengoï, lequel acheminait le gaz sibérien. Ce qui est vérité d'un jour est erreur du lendemain…