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Intervention de Jean-Pierre Chevènement

Réunion du mardi 2 mai 2023 à 15h00
Commission d'enquête relative aux ingérences politiques, économiques et financières de puissances étrangères-États, organisations, entreprises, groupes d'intérêts, personnes privées-visant à influencer ou corrompre des relais d'opinion, des

Jean-Pierre Chevènement :

C'est bien volontiers que je me suis rendu à votre invitation pour éclairer les travaux de votre commission sur les deux points que vous m'avez soumis, à savoir mon appréciation de l'évolution de l'attitude de la Russie vis-à-vis de la France et de l'Union européenne et sur les ingérences, réelles ou potentielles, de ce pays dans notre vie politique, médiatique et économique, et un retour sur mon activité en tant que représentant spécial de la France pour la Russie de 2012 à 2021.

En réalité j'ai cessé mes déplacements en 2020, pour des raisons de santé mais également parce que l'épidémie de covid avait rendu très difficiles les relations entre la Russie et l'Europe.

S'agissant du premier point, je m'efforcerai d'être synthétique. La chute de l'URSS – Union des républiques socialistes soviétiques – est, à coup sûr, un événement tout à fait considérable – aussi considérable, au XXe siècle, que l'avait été le surgissement de l'Union soviétique en 1922. Sa chute, en 1991, clôt ce qu'on pourrait appeler le siècle soviétique. J'ai connu d'assez près un certain nombre de dirigeants, comme M. Gorbatchev, dans la dernière partie de la vie de l'Union soviétique. Il était venu à Paris en 1985, et je me suis rendu moi-même en URSS à son invitation, comme ministre de la défense, en 1989. J'ai ainsi pu voir ce qu'était l'état de l'URSS dans ses dernières années.

La chute de l'Union soviétique a introduit une ère de relatif désordre, il faut bien le dire. Le PIB de la Russie a baissé de moitié dans la décennie 1990. Je rappelle aussi que la disparition de l'Union soviétique est consécutive à une décision commune de Boris Eltsine, président de la Russie, de Leonid Kravtchouk, alors président de l'Ukraine, et du président de la Biélorussie, M. Chouchkevitch. C'est cette triple décision qui a engagé le destin des quinze républiques soviétiques et été à l'origine de ce qu'on appelle la Communauté des États indépendants.

La décennie 1990 se traduit par un relatif chaos : le rouble est dévalué, et le président Eltsine nomme successivement plusieurs premiers ministres dont il n'est pas content, puisqu'il s'en sépare, avant de faire appel en 1999 à un inconnu, Vladimir Poutine, lequel est élu président l'année suivante après la démission de Boris Eltsine. C'est le cadeau que Boris Eltsine fait alors, si je puis dire, à la Russie. Les relations avec la France et l'Europe, à l'époque, sont plutôt cordiales. Il faut aussi avoir conscience qu'un certain nombre de responsables de l'économie russe se sont approprié des richesses considérables dans le domaine minéral et industriel. On a assisté alors à la naissance de ce qu'on a appelé par la suite les oligarques.

Au niveau des relations d'État à État, les choses se passaient sans grande difficulté. On peut dire que tous les présidents de la Ve République se sont efforcés d'avoir des rapports plutôt cordiaux avec les dirigeants russes. C'était le cas de François Mitterrand avec Mikhaïl Gorbatchev, de Jacques Chirac avec Boris Eltsine puis Vladimir Poutine, comme de M. Sarkozy, quoi qu'on ait pu en dire, avec M. Poutine encore, puisqu'ils ont réussi à s'entendre sur ce dossier difficile qu'était alors la Géorgie – j'y reviendrai tout à l'heure. Comme je vous le montrerai aussi, François Hollande est quand même à l'origine d'une initiative très constructive, à savoir la négociation en format Normandie, c'est-à-dire entre la Russie, l'Ukraine, la France et l'Allemagne, dès lors que les affaires se corsaient, si je puis dire, dans le dossier ukrainien.

J'ai accompagné François Hollande à Moscou en février 2013, puis Emmanuel Macron a reçu Vladimir Poutine dès le mois de mai 2017 à Versailles et il lui a rendu visite en 2018 ainsi qu'à plusieurs autres reprises par la suite. Il m'a chargé, comme son prédécesseur, d'entretenir la relation avec les dirigeants russes. À ce titre, j'ai été porteur de lettres du président de la République au président de la Russie pour essayer de circonscrire un conflit qui pouvait devenir grave, le conflit ukrainien, qui, si l'on peut dire qu'il a éclaté en 2013-2014, avait en fait des antécédents plus anciens.

Pour conclure cette sorte de fresque de la relation entre la France et la Russie, je dirai que celle-ci était excellente au début des années 2000. Poutine offre alors aux Américains – cela dépasse la France, puisque tout l'Occident est concerné, et même la communauté internationale – des bases en Asie centrale contre le régime des talibans.

Les choses ne s'obscurcissent que très progressivement. En 2003 se déroule l'affaire irakienne, mais cette question va au-delà de la relation avec la Russie – la France et l'Allemagne se sont également opposées à l'invasion de l'Irak par les États-Unis. Pour moi, les choses commencent à se gâter avec ce qu'on a appelé la révolution orange en Ukraine, en 2003-2004, même si cette révolution n'était que passagère.

Vladimir Poutine exprime de profondes inquiétudes lors d'une intervention à la Conférence de Munich sur la sécurité, dite Wehrkunde, en 2007. Il met alors les Occidentaux en garde contre le fait que la frontière de l'OTAN se rapproche dangereusement de la Russie. Il est vrai que l'élargissement de l'OTAN, élément majeur de la relation entre l'Europe et la Russie, intervient dans ces années-là. La Pologne est admise dans l'OTAN et, plus encore, les pays baltes, puis la Roumanie, de sorte que neuf des anciens pays satellites, que l'on va alors appeler les PECO, les pays d'Europe centrale et orientale, adhèrent à l'OTAN, ce qui, naturellement, n'est pas vu d'un très bon œil par les Russes.

Les choses se corsent quand, au sommet de l'OTAN de Bucarest, il est promis aussi bien à l'Ukraine qu'à la Géorgie, à une date qui n'est pas précisée, une adhésion à l'OTAN. La réaction des Russes est assez vive mais la France et l'Allemagne interviennent comme modérateurs, si je puis dire. En somme, un processus est mis en marche mais on ne précise pas son échéance. Pour moi, le tournant est le discours de Poutine à la Conférence de Munich sur la sécurité.

En 2008, Dimitri Medvedev devient président de la Russie et il propose un pacte de sécurité collective, un accord de défense à l'échelle européenne qui, à ma connaissance, n'a été discuté nulle part au niveau occidental.

J'en viens à l'Europe. On ne peut pas dire qu'elle ait une relation suivie avec la Russie, sauf qu'avec son élargissement se trouve lancé, en 2008 ou 2009, ce qu'on appelle le partenariat oriental. Une troïka de PECO, dont le principal membre est la Pologne, est chargée de cornaquer cette politique afin de resserrer les liens avec six pays qui sont, si je me souviens bien, l'Ukraine, la Géorgie, l'Arménie, l'Azerbaïdjan, la Moldavie et la Biélorussie – mais pas la Russie. Des négociations sont engagées, dans lesquelles l'Ukraine est le gros morceau. C'était en effet un pays de 45 millions d'habitants qui avait un système de libre-échange avec la Russie et il existait une assez forte intégration de l'économie russe et de l'économie ukrainienne.

Le partenariat oriental a encouragé un rapprochement commercial entre l'Union européenne et l'Ukraine. Un préaccord a été négocié et des crédits structurels européens ont été promis. Les Russes ont fait, en même temps, une contre-proposition : un accord avec l'Ukraine reconduisant l'existant mais comportant aussi une allocation de crédits sous forme de remises de prix sur le gaz livré par la Russie.

C'est à ce moment que je prends conscience de la tension qui va naître. J'accompagne M. Jean-Marc Ayrault à Moscou dans le cadre de ce qu'on appelait le séminaire intergouvernemental, c'est-à-dire une réunion autour des deux premiers ministres, M. Medvedev – qui, entre-temps, avait été remplacé à la présidence par M. Poutine – et M. Ayrault. Cette rencontre fait l'objet d'une interruption au cours de laquelle M. Medvedev dit à la délégation qui entoure le premier ministre français que le président Poutine veut voir ce dernier, compte tenu de la gravité de l'affaire des relations avec l'Ukraine. Je ne suis pas invité dans la salle du Kremlin où se trouve M. Poutine, mais on me fera ensuite des rapports détaillés de ce qui se dit : en gros, que l'on touche à quelque chose d'extrêmement sensible, qui est le statut de l'Ukraine et son intégration très étroite à la Russie, que cela ne peut pas se passer comme c'est envisagé et qu'il faut renoncer au projet.

Un Conseil européen a été organisé quelques semaines plus tard à Vilnius, où se sont déroulés un certain nombre d'échanges auxquels je n'ai pas participé. Très rapidement, l'opinion ukrainienne s'est manifestée dans la rue – je veux parler des événements de Maïdan –, demandant que la proposition européenne soit prise en compte par le gouvernement qui, alors dirigé par M. Ianoukovitch, un élu du parti des régions réputé pro-russe, y avait renoncé.

Ces manifestations ont fait l'objet d'une certaine répression. Les ministres des affaires étrangères de la France, de l'Allemagne et de la Pologne ont cherché une solution de compromis. Un accord a été trouvé tard dans la soirée et les trois ministres ont repris l'avion le lendemain matin. Mais la Rada, l'Assemblée nationale ukrainienne, a rejeté l'accord. Le président Ianoukovitch a dû prendre la fuite après que son cortège a été pris à partie à Donetsk, où il était en déplacement. Des incidents ont éclaté en Ukraine de l'Est et du Sud, en particulier à Odessa.

Le président Hollande m'a alors chargé, dans le cadre de ma mission, de transmettre une lettre au président Poutine pour lui demander de calmer le jeu autant que possible et de faire en sorte que l'élection présidentielle ukrainienne puisse se tenir à la nouvelle date prévue, le 25 mai 2014. J'ai donc vu longuement, pendant deux heures quarante, le président Poutine. L'échange de vues a été très nourri, mais je dois dire qu'à ce moment-là, le 5 avril, rien ne permettait encore de prédire une dégradation de la situation. C'est au cours de l'été qu'elle s'est produite.

Il y avait quand même eu l'annexion de la Crimée, que les Russes appellent le rattachement et qu'ils fondent sur le fait que la Crimée a été russe de la fin du XVIIIe siècle jusqu'en 1954, date à laquelle elle est rattachée par Khrouchtchev à l'Ukraine. Deuxième élément très important, un avion en provenance de Hollande est abattu au-dessus de l'Ukraine, vraisemblablement par un missile manipulé par les éléments rattachistes russes. S'ensuit un train de sanctions qui gâte considérablement l'atmosphère, mais le format Normandie, mis sur pied à l'occasion du 6 juin 2014, permet l'élaboration des accords de Minsk – il y en a deux.

À l'été 2014, en effet, les troupes ukrainiennes avaient reçu pour mandat du nouveau président, M. Porochenko, de ramener l'ordre légal en Ukraine du Sud, mais elles se sont heurtées aux éléments rattachistes, principalement dans les oblasts de Louhansk et de Donetsk. L'offensive de l'armée ukrainienne n'a pas été couronnée de succès : les éléments rattachistes russes l'ont emporté et un premier accord de Minsk a été signé, avant d'être rapidement remis en cause par la partie ukrainienne. Une deuxième offensive a eu lieu, avec le même résultat. L'armée ukrainienne ayant été défaite, un deuxième accord de Minsk est intervenu en février 2015.

Ces accords prévoyaient, en gros, un régime de décentralisation poussée pour les oblasts de Donetsk et de Louhansk, un système de police locale, dirais-je, dans ces circonscriptions, ainsi que l'octroi de droits culturels et éducatifs, en particulier l'enseignement du russe, qui avait été suspendu par la Rada en février 2014.

Ces accords n'ont jamais pu être appliqués malgré les tentatives permanentes de la France et même, je dois le dire, de l'Allemagne pour que la partie ukrainienne renonce à en inverser les termes. Les Ukrainiens voulaient récupérer leurs frontières et seulement ensuite procéder à une réforme constitutionnelle, alors que les accords disaient explicitement, et les Russes restaient évidemment sur cette position, qu'il y aurait dans un premier temps une réforme constitutionnelle, des élections locales, et in fine la récupération par l'Ukraine de sa frontière avec la Russie.

Le président Macron, élu en 2017, a voulu relancer cette affaire. Il m'a chargé de plusieurs missions en Russie auprès du président Poutine. On a cru pouvoir avancer beaucoup plus en 2018-2019 – vous vous souvenez certainement de la visite du président Poutine à Brégançon – mais les choses se sont un peu perdues dans les sables avec l'épidémie de covid et, il faut bien le dire, la résistance de la partie ukrainienne, y compris de M. Zelensky, successeur du président Porochenko. Le président Zelensky a fait observer que les accords de Minsk ne mentionnaient pas le sort de la Crimée et il considérait qu'ils étaient faits pour n'être pas appliqués ; mais je ne veux pas entrer dans les intentions des différentes parties prenantes.

Ma mission s'achève en 2020, pour les raisons que j'ai déjà évoquées. J'ai repris contact avec la partie allemande en 2021, pour voir ce qu'il était possible de faire au niveau franco-allemand, mais tout cela se perdra également dans les sables, et vous connaissez l'issue finale, à savoir l'invasion de l'Ukraine par la Russie en février 2022.

Voilà donc comment les relations de la France et de l'Europe avec la Russie se sont très fortement dégradées à partir de 2013-2014 et comment, malgré les nombreuses relances et les efforts répétés des présidents français François Hollande et Emmanuel Macron et ceux du président allemand Steinmeier, qui a proposé une simultanéité des élections locales et de la réforme constitutionnelle ukrainiennes, les choses n'ont pas avancé. Peut-être l'abcès était-il d'emblée purulent, mais le niveau de violence avait beaucoup baissé dans un premier temps et l'on pouvait s'estimer satisfait de constater que le nombre de prisonniers, de morts et de blessés avait diminué et que les choses paraissaient s'arranger au cours des années 2017-2018 ; or tout a dégénéré avec la décision russe d'intervenir directement sur le sol ukrainien.

Quant à l'ingérence, il s'agit d'une notion complexe. Elle doit être caractérisée par un viol de la légalité, comme une écoute secrète ou un acte de corruption visant à acheter la partie adverse. Pour ma part, je n'ai connaissance d'aucun fait de ce genre.

Il faut, par ailleurs, distinguer l'ingérence de l'influence. Tout pays a en effet une politique d'influence – s'il n'en a pas, c'est qu'il n'a pas de politique étrangère. Outre la Russie, de nombreux autres pays, plus puissants, mieux organisés et plus riches, ne reculent pas devant l'utilisation de certains moyens – c'est là un point largement connu que je ne développerai pas.

Vous avez évoqué l'ordre de l'Amitié qui m'a été décerné par la partie russe. À l'été 2017, le Quai d'Orsay m'a informé que m'était attribuée cette distinction, la plus haute accordée à des étrangers par la Russie. Je n'en étais au demeurant pas le seul récipiendaire, car elle était également attribuée à des hommes politiques portugais, espagnols, bulgares ou kazakhs, et même, me semble-t-il, à des officiers britanniques qui s'étaient illustrés pendant la Seconde Guerre mondiale. Je ne l'ai pas acceptée spontanément et me suis enquis auprès des plus hautes autorités de l'État de savoir si je pouvais le faire. Y ayant été vivement encouragé – la lettre de mission que j'ai reçue du ministère des affaires étrangères évoque d'ailleurs cette décoration comme un élément positif –, je n'ai pas cru devoir la refuser, pensant qu'il était dans l'intérêt de la France d'avoir de bonnes relations avec les autorités russes afin de faire avancer nos affaires dans d'innombrables domaines, qu'il s'agisse des questions économiques et culturelles ou de la libération de certaines personnalités indûment emprisonnées, ou encore des marins ukrainiens arrêtés en mer d'Azov. Le nombre de mes interventions est considérable, notamment auprès de grandes sociétés russes avec lesquelles nous pouvions développer des coopérations, comme Rostekhnologii ou Roscosmos – coopérations parfois très anciennes, du reste, comme dans le cas de Roscosmos pour le domaine spatial, où elle remonte à 1966.

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