Nous nous sommes intéressés aux pays qui avaient été confrontés à la guerre hybride de la manière la plus violente qui soit. À cet égard, l'Ukraine est passée directement de la guerre hybride à la guerre tout court – ce qui montre que, si la guerre hybride est parfois un substitut, elle peut également être une préparation à un conflit conventionnel.
Il est intéressant d'observer la manière dont une société devient résiliente à la désinformation et à la corruption d'élites, comme la société ukrainienne l'est devenue d'une manière probablement imprévisible pour Vladimir Poutine. Au-delà du fait que l'armée ukrainienne s'est révélée plus vaillante que nous ne le pensions, ce que nous voyons, c'est véritablement un peuple en armes. Si la société n'avait pas « tenu le coup », fait montre d'une grande force morale, l'aide occidentale n'aurait pu y suppléer. La situation de Taïwan est assez comparable, même si, Dieu merci, elle n'a pas fait l'objet d'une agression militaire : Pékin mène contre l'île une guerre hybride constante.
L'ensemble de la société doit se sentir concerné. Il est difficile de dire cela en France, car notre pays présente, de ce point de vue aussi, une forme d'exception culturelle : pour avoir été diplomate et avoir vécu un peu partout, je suis frappé du fait que, dès qu'il se passe quelque chose, le réflexe, chez nous, est de se demander ce que fait l'État – et, lorsque celui-ci agit, de le critiquer… Quoi qu'il en soit, la lutte contre les ingérences devrait être l'affaire de chacun. Il ne s'agit pas de développer une culture du soupçon ou de la méfiance, car ce serait détestable et l'on tomberait facilement dans le complotisme, mais de faire en sorte que chacun ait conscience du fait que notre sort est enviable et que nous sommes la cible de régimes autoritaires qui aimeraient bien que nous soyons différents – et, en tout état de cause, moins attractifs. Ce message est difficile à faire passer dans un pays qui se croit fatigué et en déclin, mais si nous avions conscience de cela, nous verrions plus clairement certaines choses et serions moins naïfs.
J'aimerais que les universités et les grandes écoles s'interrogent avant de signer à tour de bras des partenariats avec des instituts chinois spécialisés dans des activités duales. Désormais, ce travail est fait, mais il y a quelques années, quand j'évoquais la question avec des présidents d'universités ou de grandes écoles, ils me trouvaient extrêmement complotiste. J'ai le souvenir d'un thuriféraire du régime de Pékin invité à une conférence co-organisée par l'université de Brest et l'École navale, qui avait passé son temps à expliquer aux étudiants que le modèle politique chinois était bien supérieur au nôtre. Était-ce indispensable ? Je n'en suis pas sûre. Certes, les libertés d'expression et d'opinion existent, et il est bon de frotter son esprit critique à des opinions très différentes des nôtres, mais à condition que l'exercice soit vraiment présenté comme tel, ce qui n'est pas toujours le cas. La naïveté en la matière est souvent confondante.
De la même façon, le porte-parole de l'ambassade russe à Paris est souvent invité dans les médias français mais il n'est pas toujours contredit. S'il trouve en face de lui quelqu'un qui tient la route, qui sait lui dire que telle ou telle de ses affirmations est manifestement inexacte, pourquoi pas ne pas l'inviter, en effet ? Mais ce n'est arrivé qu'une fois ; le reste du temps, il a la part belle. Le porte-parole de l'ambassade de France à Moscou fait-il l'objet du même traitement ? La réponse est simple : évidemment non. Pourquoi donc s'affaiblir face à un régime peu amène vis-à-vis de nous – il suffit, pour s'en convaincre, de lire les dernières déclarations de ses dirigeants ? Bien sûr, les médias ont toute latitude de faire ce qu'ils veulent, mais ils ont aussi une responsabilité. Reporters sans frontières promeut une sorte d'autorégulation des médias. Je serais la dernière à leur dire ce qu'ils doivent faire, car il est détestable qu'un responsable politique agisse ainsi, mais je trouve intéressant qu'un début de réflexion sur la question existe.
J'aimerais beaucoup que les personnes invitées dans les médias soient présentées moins pour ce qu'elles ont été que pour l'activité professionnelle qu'elles exercent aujourd'hui. Quand je vois d'anciens généraux, d'anciens ministres ou d'anciens ambassadeurs, cela ne me dit rien de la raison pour laquelle ils acceptent une interview. L'ego et le narcissisme peuvent l'expliquer – personne n'en est à l'abri ; mais peut-être aussi sont-ils à la tête d'un cabinet de relations publiques ? En soi, c'est légal, mais, de la même manière que vous et moi aimons connaître les ingrédients entrant dans la composition des plats que nous mangeons, il est important d'indiquer quels sont les ingrédients de l'information. Il faut savoir d'où parle telle ou telle personne. Ainsi, j'ai entendu des gens parler de l'urgence de diversifier notre approvisionnement en gaz à cause du risque que constitue la Russie. Il se trouve que je partageais leur point de vue. Toutefois, ils travaillaient pour des entreprises qatariennes… Il est aussi bien de le savoir.
S'agissant de questions plus clairement politiques, je suis très frappée par la concomitance, ou en tout cas la similitude entre le destin de Gerhard Schröder et celui de François Fillon, même si ce dernier a quitté ses activités en Russie, ce qui n'est pas le cas de Gerhard Schröder. J'ai tendance à penser que personne n'est obligé de devenir Premier ministre. C'est un choix qui engage, car à partir du moment où vous êtes le chef du Gouvernement, vous avez accès à des secrets d'État. Il ne me semblerait pas choquant qu'on oblige une telle personne à prendre l'engagement de ne pas travailler par la suite pour un pays étranger qui, au minimum, ne ferait pas partie d'une alliance à laquelle nous appartenons. On ne peut pas simplement dire pour n'importe quel pays étranger, car on pourrait rétorquer qu'on veut aider à reconstruire un pays qui s'est effondré. Je reviens de Somalie et j'ai donc bien en tête un tel pays : si quelqu'un veut aider, demain, la Somalie à se reconstruire, pourquoi pas. Mais il faudrait au moins s'engager à ne pas travailler pour un pays qui nous est hostile. C'est compliqué à définir, mais je trouve qu'il serait assez logique qu'on se pose ce type de questions avant de prendre ce type de responsabilités, qui fait qu'on a accès à des secrets d'État. Je pense que cela accroîtrait aussi la confiance que nos concitoyens accordent aux politiques, ce dont nous avons bien besoin.