Intervention de Jean-Noël Barrot

Réunion du mardi 9 mai 2023 à 17h30
Commission des affaires culturelles et de l'éducation

Jean-Noël Barrot, ministre délégué auprès du ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, chargé de la transition numérique et des télécommunications :

Je suis très heureux d'être parmi vous pour aborder un sujet qui façonne notre présent autant que notre futur, en l'occurrence le rôle du numérique dans la culture et dans l'éducation et son impact sur le fonctionnement de nos industries culturelles et créatives.

Le numérique est un formidable vecteur de communication, de partage et d'échange. Il a permis à l'humanité d'accéder plus facilement à l'information, de diffuser dans le monde entier la connaissance accumulée et de démultiplier les canaux de création. Alors que l'intelligence artificielle nous place à l'aube d'une nouvelle révolution, nos modes de création et de production de contenu se trouvent bouleversés.

Le numérique n'est pas une fin en soi. Il est un moyen de dépasser certaines frontières, de briser certaines barrières, et de nous réunir dans des espaces communs d'apprentissage et de découverte. C'est en tout cas ce qu'il devrait être ! Les outils numériques ont révolutionné la formation ; l'accès à l'éducation n'est plus limité par la géographie, le statut social ou les contraintes financières ; les cours en ligne et les plateformes d'apprentissage ont démocratisé l'éducation, permettant à chacun, quel que soit son âge ou son lieu de résidence, de se former, d'acquérir de nouvelles compétences et de s'épanouir intellectuellement.

Le numérique a également redéfini les frontières du possible en matière culturelle. Les musées, les bibliothèques et les centres culturels du monde entier ont ouvert leurs portes virtuelles, offrant ainsi un accès inédit à des trésors artistiques, littéraires et historiques. Il n'est plus nécessaire de voyager pour admirer La Joconde, explorer les hiéroglyphes égyptiens et se plonger dans l'immensité de notre patrimoine culturel et informationnel. Celui-ci est désormais « à portée de clic », même si se trouver physiquement devant La Joconde provoque toujours une émotion particulière.

Les avancées numériques ne se limitent pas à la démocratisation de l'accès à la culture et à l'éducation. Elles ouvrent aussi de nouveaux espaces d'interaction et d'échange. Les technologies immersives et le métavers ont suscité beaucoup de promesses au cours des dernières années. Ces espaces numériques, dans lesquels chacun peut créer un avatar et interagir avec d'autres utilisateurs, offrent, potentiellement, de vastes possibilités en matière d'apprentissage collaboratif, d'expérimentation artistique et de découverte culturelle.

Comme la présidente l'a rappelé tout à l'heure, le développement du numérique s'est toutefois accompagné de l'apparition de nouvelles menaces, qui plongent nos concitoyens dans des difficultés, des inquiétudes, voire des souffrances auxquelles nous devons apporter des réponses concrètes. Nous avons principalement relevé trois séries de problèmes : la déstabilisation des chaînes de valeur au sein des industries culturelles et créatives ; la propagation de fausses nouvelles et la désinformation, ; l'exposition des mineurs à des contenus inappropriés.

S'agissant de la déstabilisation des chaînes de valeur au sein des industries culturelles et créatives, le Gouvernement a créé un fonds d'aide à l'innovation numérique dans le secteur culturel. Celui-ci soutient des projets comme le site #culturecheznous, qui offre un accès en ligne à des œuvres culturelles françaises. Il reste cependant à trouver comment mieux répartir les revenus entre les acteurs culturels et les plateformes numériques, afin de disposer d'un écosystème équilibré.

Des questions se posent également concernant la rémunération de la presse. L'émergence des réseaux sociaux a suscité un débat au sujet du partage de la valeur. En 2019, la France a été le premier pays de l'Union européenne à transposer en droit national la directive sur les droits d'auteur dans le marché unique numérique à travers une loi, souvent dite « sur les droits voisins », qui vise à protéger les droits des éditeurs de presse et des journalistes face aux géants du numérique tels que Google et Facebook. Elle oblige ces plateformes à les rémunérer pour l'utilisation de leurs articles et de leurs contenus en ligne. Des accords ont été conclus, notamment, en 2021, entre Google et l'Alliance de la presse d'information générale française, pour rémunérer équitablement la reprise de contenus dans Google Actualités.

L'émergence des systèmes de dialogue et des agents conversationnels va toutefois nécessiter de remettre l'ouvrage sur le métier. Si nous ne faisons rien, les médias et les journalistes risquent, une nouvelle fois, de se voir confisquer une partie de la valeur qu'ils créent.

Pour lutter contre la désinformation, le Gouvernement a lancé, dans les écoles, un programme d'éducation aux médias et à l'information qui vise à développer l'esprit critique des élèves face aux informations diffusées en ligne. Des partenariats ont également été conclus avec des médias comme Le Monde et France Télévisions, afin de proposer des ressources pédagogiques de qualité. Il convient cependant de poursuivre ces efforts pour renforcer la résilience des citoyens face aux fausses nouvelles et aux manipulations en ligne. À ce sujet, je tiens à saluer le travail remarquable effectué par les députés Violette Spillebout et Philippe Ballard, dans le cadre de leur mission flash sur l'éducation critique aux médias.

S'agissant de l'exposition des mineurs à des contenus inappropriés, l'Assemblée nationale a récemment adopté une proposition de loi de Laurent Marcangeli. Elle vise à renforcer la protection des mineurs sur internet, en imposant aux plateformes d'instituer des mécanismes de signalement des contenus inappropriés et de vérification de l'âge des utilisateurs, en les obligeant à recueillir l'autorisation parentale avant 15 ans. Ce texte a le mérite de nous rappeler que les limites d'âge que nous respectons dans l'espace physique depuis de nombreuses décennies ne sont pas appliquées en ligne. Les réseaux sociaux fixent des règles dans ce domaine, mais ils ne les font pas respecter.

De nombreuses associations interviennent par ailleurs auprès des élèves pour les aider, en développant leur esprit critique, à adopter des pratiques responsables en matière d'utilisation d'internet et de médias numériques. Je peux notamment citer Génération Numérique, l'Union nationale des associations familiales (Unaf), l'Observatoire de la parentalité et de l'éducation numérique (Open) ou Tralalere, qui gère le programme Internet sans crainte.

Malgré ces efforts, il est indispensable de continuer à surveiller et à réguler les contenus numériques afin de garantir la sécurité des mineurs en ligne et d'accompagner leurs parents dans cette démarche. Nous allons prochainement lancer, avec le ministre des Solidarités, de l'autonomie et des personnes handicapées, Jean-Christophe Combe, le programme Parents, parlons numérique, que certains connaissent sous le nom de Campus de la parentalité numérique. De très nombreuses offres existent, mais elles manquent de lisibilité et ne correspondent pas toujours aux attentes des familles ou à la diversité de leurs situations. Nous allons donc labelliser des structures, qui seront habilitées à effectuer cet accompagnement et qui lui donneront plus de visibilité.

En matière de protection des mineurs, deux autres propositions de loi ont été examinées en mars dernier par l'Assemblée nationale : celle de Bruno Studer concernant le droit à l'image des enfants et celle de Caroline Janvier concernant l'addiction aux écrans. Elles apportent, chacune, des réponses à la multitude de problèmes auxquels sont confrontés les parents qui essayent, tant bien que mal, d'accompagner leurs enfants vers un usage responsable et adéquat des outils numériques.

Puisque nous célébrons aujourd'hui la Journée de l'Europe, je terminerai mon propos liminaire en abordant la question de la régulation. La France joue un rôle moteur à ce sujet au niveau européen. L'objectif est de créer un ensemble de règles qui, prises de manière globale, constitueraient un marché unique du numérique. Elles s'imposeraient aux acteurs de l'économie numérique souhaitant intervenir au sein du plus grand marché du monde, c'est-à-dire le marché européen.

Le règlement sur les services numériques a été adopté l'année dernière, pendant la présidence française de l'Union européenne. Le règlement sur l'intelligence artificielle – au sujet de laquelle vous m'avez interrogé, madame la présidente – fait encore l'objet de discussions au Parlement européen. Il sera négocié dans les prochaines semaines avec le Conseil et la Commission.

Le règlement sur les services numériques est une petite révolution, car il fait entrer les plateformes dans l'ère de la responsabilité. Nous avions jusqu'à présent considéré que celles-ci – réseaux sociaux comme places de marché – étaient des hébergeurs et que, à l'instar des propriétaires d'entrepôts qui ne peuvent pas être mis en cause si leurs locataires y stockent des produits illicites, elles n'étaient pas responsables des contenus mis en ligne. L'objectif était de ne pas entraver la liberté de circulation des biens, des services ou des messages.

Au fil des années, cette approche a toutefois montré ses limites, entraînant la prolifération de messages illicites sur les réseaux sociaux et de contrefaçons sur les places de marché. Ces problèmes existent dans le monde entier, mais l'Europe est la première à faire évoluer sa réglementation pour introduire un régime de responsabilité pour les plateformes.

À l'avenir, les plateformes devront retirer les contenus illicites qui leur sont signalés et être vigilantes quant à la qualité des informations qu'elles diffusent. Les plus grandes d'entre elles devront en effet analyser le risque systémique qu'elles représentent pour la santé et le bien-être de leurs utilisateurs, ainsi que pour le débat public. Elles auront des obligations en matière de transparence. Leurs algorithmes devront être audités et les chercheurs devront avoir la possibilité d'accéder aux données pour exercer leur esprit critique et mettre en évidence des failles éventuelles. La publicité ciblée sur les mineurs sera interdite, de même que, pour les adultes, la publicité ciblée sur des données sensibles au titre du règlement général sur la protection des données (RGPD), comme l'orientation sexuelle ou les convictions religieuses.

En Europe, les plateformes, en particulier les plus grandes d'entre elles, vont donc se retrouver assujetties à un niveau de responsabilité bien plus élevé que celui qui existait jusqu'à présent. En ne respectant pas leurs nouvelles obligations, elles s'exposeront à des amendes pouvant atteindre 6 % de leur chiffre d'affaires et, en cas de récidive, à une interdiction d'exercer sur le territoire européen.

Le règlement sur les services numériques est d'application directe dans l'ensemble des pays de l'Union européenne. La Commission européenne vient de désigner les dix-sept plateformes, considérées comme les plus importantes, qui seront assujetties au niveau de responsabilité le plus élevée.

Pour que ce texte puisse s'appliquer correctement, nous devons faire évoluer certaines dispositions du droit français. Je présenterai demain au Conseil des ministres un projet de loi allant dans ce sens. Il sera inscrit à l'ordre du jour du Sénat au début de l'été et probablement à l'ordre du jour de l'Assemblée à la fin de l'été. Il attribuera à l'Arcom un rôle central de coordinateur des services numériques. Elle interviendra en appui de la Commission européenne, qui s'assurera du respect du règlement par les plus grandes plateformes.

Le règlement sur l'intelligence artificielle, qui n'est pas encore adopté, mais qui est au cœur de l'actualité, privilégie une approche par les risques. Il ne dit pas que l'intelligence artificielle est bonne ou mauvaise en soi, mais encadre son utilisation en fonction des usages. Elle sera ainsi interdite pour la surveillance généralisée des populations, par exemple. Dans certains domaines sensibles, comme la santé ou les transports, où des défaillances de logiciels peuvent mettre en danger des vies humaines, la mise sur le marché de systèmes enrichis par l'intelligence artificielle sera conditionnée à des obligations de transparence et d'audit. Elle pourra, en revanche, être librement exploitée dans d'autres activités, comme les jeux vidéo.

Les négociations qui s'achèvent intègrent les questions nouvelles posées par l'apparition de ChatGPT et d'autres outils comparables, dont les droits d'auteur, le respect de la vie privée ou la désinformation. Je souhaite que le législateur puisse renforcer le dispositif en cours d'élaboration afin d'apporter toutes les garanties nécessaires pour la confiance, donc pour un développement équilibré de l'intelligence artificielle en Europe.

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