Monsieur le président, en tant que garant de la sécurité extérieure, j'assume de partir de la réalité des menaces plutôt que de la courbe budgétaire. C'est exigeant : cela suppose de faire des choix et de regarder notre modèle d'armée en face – il y a des choses qu'on sait faire, d'autres que l'on ne maîtrise pas, et ce dont on est capable aujourd'hui ne sera peut-être plus à notre portée dans dix ans. Au delà des clivages politiques, certains responsables pensent que de vraies menaces peuvent peser sur la Nation française, tandis que d'autres n'osent pas tout à fait y croire ; c'est ce qui détermine les divergences au sujet de la LPM, y compris au sein même de certains groupes, où s'opposent l'appel à l'efficacité militaire et la demande de satisfaction de tel ou tel besoin industriel.
En matière d'inflation, nos critères ne sont pas spécialement optimistes puisque ce sont ceux de Bercy. L'idée est d'anticiper le plus possible. Dans ce domaine, la vraie menace pour les armées concerne le prix du carburant. Or mon ministère a obtenu que le mécanisme de solidarité hors LPM destiné à financer le carburant opérationnel, que le Parlement avait exigé de faire figurer dans la LPM 2019-2025, vous soit de nouveau proposé dans la présente LPM, puisqu'il a fonctionné. Pour le reste, nous avons considéré avec une grande prudence les effets de l'inflation, d'où la somme de 30 milliards d'euros – qui correspond, au fond, à l'écart entre euros courants et euros constants.
Le débat sur les marches est politique. Deux contraintes s'imposent à nous, qui ne sont pas financières, mais militaires.
D'abord, c'est entre 2027 et 2030 que le plus gros des efforts est nécessaire en matière de dissuasion nucléaire, parce que la vie des programmes le veut ainsi. C'est vrai pour le porte-avions de nouvelle génération, pour l'entretien programmé de l'actuel porte-avions, pour le programme SNLE 3G et pour une partie de nos systèmes de missiles. Quel que soit le Président de la République, quel que soit le Parlement, et à moins de vouloir abîmer des éléments fondamentaux, ce besoin de crédits de paiement et d'autorisations d'engagement s'imposera. Vous me direz que l'on pourrait prévoir des marches plus courtes, faire moins de choses entre 2027 et 2030 et tout miser sur la dissuasion ; mais ce n'est pas le choix politico-militaire que nous vous soumettons.
Ensuite, une éventuelle augmentation du niveau des marches pose un problème de soutenabilité des finances publiques. Comme la programmation est exécutée à l'euro près, nous devons faire attention à ce que nous faisons. Jadis, l'affichage pouvait être plus alléchant puisque les budgets étaient sous-exécutés. Si nous procédions à une augmentation brutale des marches, vous seriez amenés à exercer – à juste titre – votre pouvoir de contrôle en nous signalant que nous n'avons pas réussi à consommer tous les crédits, ce qui serait inévitable pour les programmes à effet majeur dont j'ai déjà parlé.
Faut-il craindre un décalage des commandes prévues par rapport à des besoins qui se feraient sentir dès maintenant ? Concernant les grosses urgences, nous ne souhaitons pas attendre ; c'est pourquoi nous vous demandons l'ouverture de 1,5 milliard d'euros de crédits nouveaux, à la lumière du retour d'expérience de l'Ukraine. L'année 2023 est une année de tuilage entre deux LPM. Vous avez voté les cibles capacitaires en 2018 ; la ministre qui m'a précédé les a mises à jour, car des éléments nouveaux sont apparus, par exemple dans le domaine du cyber. À cela se sont ajoutées l'expérience de l'Ukraine – je ne parle pas du « recomplètement » résultant de l'aide à l'Ukraine – et la réflexion sur les dangers qui nous menacent.
Des commentateurs viennent expliquer sur les plateaux de télévision que s'il nous arrivait la même chose qu'à l'Ukraine, nous ne pourrions tenir que quinze jours ; cette hypothèse est une aberration totale : nous sommes une puissance dotée, membre de l'Otan, dont le voisinage n'est pas comparable à celui de l'Ukraine. En revanche, certaines menaces militaires nécessitent que la France se muscle, et vite, sans attendre la programmation à venir. Je parle de certains stocks de munitions, notamment aux fins d'entraînement de nos forces, mais pas seulement – la France est nation-cadre en Roumanie. Je pense aussi à la lutte antidrones, un segment sur lequel nous devons non seulement rattraper notre retard, mais aussi faire un saut technologique, peut-être en abandonnant une génération, afin d'être en avance en 2030 ; il représente 5 milliards d'euros sur 413, ce qui est colossal. La réflexion doit aller du drone qui ressemble à un avion autonome jusqu'au petit essaim de drones consommables. On le voit à la lumière de l'expérience ukrainienne, cela renvoie à la question de la défense antidrones : on ne va pas lancer un missile qui coûte 1 million d'euros contre un drone qui en coûte 15 000. C'est une question de soutenabilité économique.
Nous procédons en marchant, en temps masqué compte tenu de la concomitance des deux programmations, celle qui se termine et celle que je vous propose. En outre, quelques fonctions militaires appellent des dépenses nouvelles, d'autant que l'organisation des Jeux olympiques et paralympiques nous impose des standards élevés.
J'en viens aux effectifs. Comme les services de renseignement, nous avons un problème non de recrutement, mais de fidélisation. Cela s'explique par l'inadéquation de nos outils de fidélisation par rapport au monde civil, voire administratif. Souvent, c'est l'environnement familial qui fait décrocher, d'où notre « plan famille 2 ».
Ce point nous ramène à la question indemnitaire. La nouvelle politique de rémunération des militaires (NPRM) produira vraiment ses effets cette année : un demi-milliard d'euros d'indemnités est injecté en 2023. Il s'agit notamment de la « prime de combat », qui va être versée pour la première fois en octobre.
La masse salariale va augmenter en provision, passant de 87 milliards d'euros dans la LPM qui se termine à 98 milliards dans le présent projet, soit une hausse de 12 %. Cela va nous permettre de réfléchir à un chantier indiciaire, non pour l'ensemble des grades et fonctions, mais pour certaines strates de grades. Nous en discutons avec le CSFM (Conseil supérieur de la fonction militaire). Je pense en particulier aux sergents, premier grade de la catégorie des sous-officiers.
En tout cas, il s'agit incontestablement d'une faiblesse de l'exécution de la LPM qui se termine. Dans certains services, le problème est plus global : le service de santé des armées subit les mêmes difficultés que le système sanitaire civil ; à la DGA (direction générale de l'armement), ce sont les carrières d'ingénieur qui sont concernées.
Concernant l'étude d'impact, j'étais très confiant, car elle était plus solide et documentée que la précédente ; en outre, j'avais déjà répondu devant la commission de la défense, avant et après la présentation du texte en Conseil des ministres, à la plupart des questions qui figuraient dans le courrier du président Marleix. Le Conseil constitutionnel a non seulement validé l'étude d'impact, mais souligné sa robustesse.
Cela étant – je le dis à des responsables politiques –, pour certains sujets, l'impact sera évalué non selon des critères techniques, mais sur le fondement d'orientations pour la Nation que seuls des parlementaires, des membres du Gouvernement ou le chef des armées doivent assumer. Je pense aux coopérations européennes, avec leurs forces et leurs faiblesses.
J'ai reçu hier soir les demandes de chiffrage de vos collègues, Monsieur le président. Nous y répondrons le plus précisément possible, comme aux arguments invoqués lors de la conférence des présidents, car si je conteste que l'on remette en cause la qualité de l'étude d'impact, je reconnais le bien-fondé de certaines des questions soulevées dans les moyens présentés au Conseil constitutionnel. Je ferai une réponse écrite dont je pourrai vous adresser la copie, Monsieur le président.
S'agissant des restes à payer, ils sont en effet inhérents aux dépenses militaires : le Parlement vote des autorisations d'engagement, ce qui nous permet de signer des bons de commande ; à ce moment-là, d'énormes masses financières restent à payer, et le crédit de paiement se déclenche seulement lors de la livraison, souvent longtemps après. C'est le cas, en 2023, des Rafale : peu de ministères signent des bons de commande pour des livraisons qui auront lieu dans plusieurs années. C'est aussi vrai des travaux d'infrastructure sur nos bases.
L'accélération que vous constatez est réelle : nous augmentons nos dépenses militaires, nous lançons beaucoup de programmes, de travaux d'infrastructure, de réparations… Nous achetons davantage, les restes à payer grossissent donc logiquement.
Mais il n'y a pas de risque, dès lors qu'il n'y a pas de revirement brutal dans la programmation : les deux lois de programmation successives se complètent. Les cibles finales – on peut reprendre l'exemple des Rafale – demeurent, et ce sont elles qui comptent.
Sur les marges frictionnelles et les reports de charges, j'ai entendu des choses curieuses et je vous remercie de souligner que ce sont des mécanismes tout à fait normaux, qui ont toujours existé. Mes prédécesseurs ont souvent fait le choix de ne pas les montrer au Parlement, de les noyer dans la masse. J'ai fait le choix inverse, au vu des sommes en jeu : celui de faire preuve de transparence en faisant apparaître la construction budgétaire.
Les marges frictionnelles, c'est-à-dire le décalage dû au fait que des industriels ne peuvent pas livrer les commandes ou que des travaux ne peuvent pas être réalisés pour des raisons qui ne tiennent pas au maître d'ouvrage, ont été constatées à hauteur d'environ 3,3 % en 2021 et 2022. Nous vous proposons de retenir le chiffre de 3,25 %. Il sera possible de l'actualiser, mais si tout va bien, nous devrions utiliser cette marge frictionnelle plutôt en début de période ; ensuite, puisque nous commandons beaucoup, sauf pépin majeur, elle devrait se réduire.
Quant au report de charges, je revendique son usage : c'est un outil de gestion de l'inflation – un outil dont peu de ministères disposent. Nous avons face à nous de grands industriels, et nous avons besoin de jouer sur ce critère. Nous renvoyons parfois des paiements à plus tard, à un moment où l'inflation sera plus favorable.