Au delà de la matière budgétaire, c'est justement du format d'une armée d'emploi qu'il s'agit, avec son histoire, sa doctrine et les risques que prennent nos soldats pour assurer notre sécurité.
Les lois de programme, qui existent depuis longtemps, ont été réhabilitées dans notre Constitution ; dans ce cadre, la première loi de programme militaire fut adoptée dès 1960, du temps du « gaullisme militaire ». La dissuasion nucléaire nécessitait une vision pluriannuelle à des fins de visibilité et de sécurité. Les décisions prises par Pierre Messmer au début des années 1960 prenaient effet dans le temps.
Jusqu'aux années 1990, les lois de programme ont été marquées par la montée en puissance de la dissuasion et, surtout, par l'environnement sécuritaire propre à la Guerre froide. Le modèle d'armée était essentiellement conçu pour dissuader, mais nos forces ont aussi été engagées sur de nombreux théâtres, notamment, mais pas seulement, en Afrique.
Dans les années 1990, avec la dissolution du pacte de Varsovie, un nouvel environnement sécuritaire se crée et l'on tire les conclusions rationnelles de la fin de la Guerre froide en reprenant les essais nucléaires, en suspendant le service national ou en démantelant les installations du plateau d'Albion. D'autres priorités déterminent désormais l'organisation de notre appareil de défense : les Balkans, puis l'avènement du terrorisme militarisé, avec le grand virage du 11 septembre 2001.
Les lois de programmation militaire reflètent cette réorganisation, jusqu'au moment où nous sommes allés trop loin : croyant pouvoir toucher les dividendes de la paix, nous avons mis en tension notre appareil militaire au point d'abîmer certaines de ses composantes.
Un sursaut s'est produit en 2015, au moment des attentats, puis en 2017 : le Président de la République a été élu sur la base d'une feuille de route prévoyant l'augmentation des moyens budgétaires destinés à nos armées, à des fins de réparation. La loi de programmation qui se termine correspondait à cet objectif, ainsi qu'à l'opération Barkhane qui a pris le relais de Serval au Sahel.
Avec le temps, la programmation a tourné à la fixation des moyens ; pourtant, l'exercice nécessite depuis toujours de la souplesse.
Les moyens ont parfois été déterminés dans le dos du Parlement, y compris dans les années gaulliennes : l'avènement du nucléaire tactique et le programme Pluton ne figuraient pas dans la loi de programme. Je m'engage à revenir plus souvent devant le Parlement pour mettre à jour la programmation militaire pluriannuelle. Cela nous renvoie au PLF (projet de loi de finances), car c'est bien ce texte qui ouvre les crédits de paiement et accorde les autorisations d'engagement.
La souplesse est aussi une nécessité politico-militaire. La rigidité nous a parfois rendus scolaires : au motif que les drones ou le cyber ne figuraient pas dans la programmation, nous avons pris du retard dans ces domaines faute d'avoir su revenir devant la représentation nationale pour une mise à jour.
Le contexte actuel, particulièrement le retour d'expérience (Retex) de la guerre en Ukraine, va inéluctablement influencer la programmation, mais aussi amener des mises à jour plus rapides que jadis : par rapport aux années 1990 et même à l'époque de la Guerre froide, les menaces se cumulent.
Les aléas, qui ont toujours existé, peuvent être intégrés dans les programmes sous la forme de marges frictionnelles. Nous les traduisons en termes lisibles du point de vue budgétaire, mais ils sont aussi d'ordre politico-militaire.
Si la programmation ne saurait être une fixation, c'est parce que le Parlement reste souverain en matière budgétaire, et c'est le drame – je porte là un jugement politique – des années où les crédits ouverts ont été inférieurs à ce que prévoyaient les programmes, où les lois de programmation ont été sous-exécutées. La programmation que Florence Parly a défendue lors de la précédente législature était pensée pour être exécutée à l'euro près, et l'a été. Elle a même été sur-exécutée en raison du besoin d'aide militaire résultant de la guerre en Ukraine, que personne n'aurait pu prévoir. Alors que 197,8 milliards d'euros de ressources étaient prévus pour la période 2019-2023, les crédits ouverts atteignent déjà 198,8 milliards, et je vous demanderai 1,5 milliard de plus dans le cadre d'un collectif budgétaire pour permettre le réassort des stocks de munitions – pour les obus de 155 millimètres – et de missiles antichar, et pour accélérer le déploiement de nos dispositifs de protection, notamment de lutte antidrones, en lien avec l'approche des Jeux olympiques et paralympiques. Évidemment, la sur-exécution doit rester compatible avec les finances publiques.
L'exécution de la LPM 2019-2025 à l'euro près vaut aussi pour les dépenses, mais moyennant une inertie importante entre le moment où les travaux sont décidés et celui où ils ont lieu, donc où les crédits de paiement sont débloqués. Autrement dit, les effets de cette LPM commencent seulement à se voir. Par exemple, c'est maintenant qu'il y a des grues dans la base aérienne d'Évreux. Les restes à payer, les grands programmes à effet majeur, les reports traduisent ce phénomène.
L'exécution de la LPM actuelle souffre d'une fragilité que l'on retrouve dans toutes les démocraties occidentales : la fidélisation. La cible demeure de 275 000 ETP (équivalents temps plein), mais les postes que recouvre ce total sont appelés à beaucoup évoluer. Le combat cyber, les guerres électroniques vont modifier le champ de bataille : on aura encore un peu besoin de régiments d'infanterie classiques, mais le métier va se réorienter. La dissuasion nucléaire avait eu un grand effet sur le pyramidage des armées de l'air et de la marine, dont elle avait fait une grande armée de sous-officiers ; l'avènement du combat cyber va produire un re-pyramidage de l'armée de terre et l'apport de sous-officiers qualifiés.
J'en viens au projet de LPM 2024-2030. La somme – 413,3 milliards d'euros, dont 400 de ressources budgétaires – est historique, parce qu'elle est à la hauteur des enjeux. Si on ne parle pas des missions, on ne peut pas comprendre ce budget ni l'effort demandé à la Nation.
Une voûte protège nos intérêts vitaux ; elle n'est plus toujours consensuelle, mais je la défends : la dissuasion nucléaire. Or elle coûte cher, aujourd'hui et pour l'avenir. La dissuasion actuelle repose sur des crédits budgétés et engagés il y a dix à vingt ans. De même, je vais demander au Parlement de se prononcer sur les sous-marins nucléaires lanceurs d'engins (SNLE) de troisième génération, sur les vecteurs et missiles des années 2040 et sur la modernisation des forces aériennes stratégiques, qui pose aussi la question du successeur du Rafale : l'effet des autorisations d'engagement et des crédits de paiement qui vont être décidés se fera sentir dans les dix à vingt prochaines années. C'est le paquet de la dissuasion, où la voûte nucléaire est tenue par une armée conventionnelle.
Celle-ci voit aussi ses missions évoluer. Elle a une culture expéditionnaire ; les « Resevac » (évacuations de ressortissants) font partie de ses missions. Mais des menaces spécifiques peuvent aussi peser sur nos outre-mers compte tenu de leur environnement régional. L'impact du réchauffement climatique sur ces territoires est très fort : phénomènes migratoires nouveaux, enjeux de sécurité maritime, pressions sur les réserves halieutiques, notamment dans le Pacifique. Ces menaces conventionnelles nouvelles touchent à nos intérêts, dont la protection relève de l'armée même s'il ne s'agit pas de nos intérêts vitaux. Les dénis d'accès aux routes maritimes se multiplient – Ormouz, Suez, Bab el-Mandeb – alors que ces routes nous permettent d'importer des hydrocarbures et d'exporter des matières premières agricoles. Cela concerne notre marine nationale et notre groupe aéronaval, ce qui pose la question du futur porte-avions.
Nos armées doivent poursuivre de grandes missions, dont certaines sont gourmandes en raison de sauts technologiques – intelligence artificielle, quantique militaire. De plus, de nouveaux espaces se militarisent : le spatial, les fonds sous-marins, le cyber. Est-ce que la France doit y être ? Si oui, est-ce seule, de manière souveraine, ou avec d'autres ? Quel est notre cœur de souveraineté en la matière ? Telles sont les questions que je poserai à la représentation nationale. Et si les gaullistes, dans les années 1960, avaient décidé que l'atome militaire n'était pas pour la France ? C'est, comme à l'époque, une affaire de rang. Or, dans ce domaine, les choses ne se feront pas en cinq ans, mais en dix, quinze ou vingt ans. Les cyberattaques massives de nos hôpitaux sont révélatrices de notre environnement sécuritaire. Comment notre système de sécurité peut-il les traiter, qu'elles proviennent d'un État, d'un groupe armé terroriste ou de criminels pratiquant le chantage financier ?
Ainsi, la LPM présente des continuités sous certains aspects, des ruptures sous d'autres, ce qui produit des effets en matière industrielle et de ressources humaines, dans le cadre d'un modèle global de souveraineté où la base industrielle et technologique de défense (BITD) est souveraine. Cela aussi, nous le devons aux gaullistes des années 1960 : nous n'achetons pas nos armes à Pékin, Moscou ou Washington – selon les goûts de chacun –, mais à Paris. En matière de dissuasion nucléaire, notre souveraineté est totale.
C'est la première fois que l'on fait apparaître le différentiel entre le besoin de dépenses militaires – 413,3 milliards d'euros – et les ressources budgétaires – 400 milliards. L'écart a toujours existé, mais il n'apparaissait pas : il n'y avait qu'une seule ligne. Compte tenu des montants, nous considérons qu'il nous faut être transparents à ce sujet. Dans les 13,3 milliards, il y a 7,1 milliards de recettes extrabudgétaires propres au ministère des armées – non plus tant la vente des « bijoux de famille » immobiliers, comme dans les précédentes décennies, que les tarifications à l'acte du service de santé des armées (SSA) du fait de son ouverture sur le civil. La question de l'aide à l'Ukraine doit faire l'objet d'un effort particulier de transparence pour dissocier ce qui relève du format des armées françaises, objet de la LPM, et ce qui correspond au soutien à ce pays ; je vais y revenir.
Quant aux marches, le budget annuel des armées était de 32 milliards d'euros en 2017, il sera de 56 milliards en 2027 et de 69 milliards en 2030. Les deux tiers du chemin auront été faits pendant les deux quinquennats d'Emmanuel Macron. La cible était à peu près la même dans les programmes des différents candidats à l'élection présidentielle de 2022. Les marches sont conformes à la trajectoire des finances publiques. Selon certaines familles politiques, elles devraient être plus élevées, mais nos programmes à effet majeur sont très lourds : des marches à 4 milliards au lieu de 3 ne procureraient pas plus vite un SNLE de troisième génération ou un nouveau porte-avions.
Dans une LPM, est-ce la capacité budgétaire qui détermine les capacités physiques ou l'objectif physique, militaire, qui entraîne le budgétaire ? Depuis les années 1960, il y a eu plusieurs générations de lois de programme dont certaines correspondaient à la seconde option : certes, on ne faisait pas n'importe quoi en matière budgétaire, mais le Parlement votait sur les orientations militaires, qui primaient, et certains sujets étaient renvoyés en loi de finances. C'était révélateur de la conception politique de la loi de programme au sens de la Constitution, par différence avec celles de la IVe République, beaucoup plus rigides. Dans d'autres cas – surtout, hélas, pour réduire les moyens de nos armées –, le budgétaire a primé sur le militaire.
Les 413 milliards sont exprimés en euros courants. L'inflation fait beaucoup parler d'elle, mais mon ministère est celui qui en est le plus protégé, grâce aux mécanismes qui ont été instaurés par le législateur, comme les provisions pour Opex (opérations extérieures) ou pour financer le carburant opérationnel. Quant aux reports de charges, ils ont toujours existé dans les LPM et sont d'autant plus élevés que l'on engage et que l'on investit. En outre, si, comme moi, on fait primer les missions sur le budget – je dois répondre de la solidité du modèle d'armée devant les représentants de la Nation –, on redemande des crédits en cours de gestion ; j'en ai parlé à propos de la lutte antidrones et de la défense sol-air. En tout cas, je vous certifie qu'en 2022 et 2023, aucun retard de programme n'est lié à l'inflation. Sur les 413 milliards, l'inflation estimée correspond à 30 milliards d'euros, mais mon ministère, contrairement à d'autres, a beaucoup de moyens de la gérer.
L'aide à l'Ukraine est un sujet essentiel, politiquement plus sensible que l'inflation. Dans la mesure où la LPM a trait au format de nos armées, on ne doit pas y piocher pour aider l'Ukraine. Cela a été arbitré par la Première ministre. Dans ce contexte, trois types de matériel sont en jeu, qui appellent un traitement budgétaire différent. D'abord, du matériel ancien que nous avons donné à l'Ukraine et que nous n'aurions pas remplacé, comme le canon TRF1 : l'honnêteté commande de ne produire aucune facture et de ne demander aucun « recomplètement », puisque ce matériel ne fait plus partie du format des armées depuis longtemps. Ensuite, du matériel retiré plus tôt que prévu du format de nos armées, comme le missile sol-air Crotale, que nous prévoyions d'arrêter dans les cinq ans : dans la mesure où le format des armées en est affecté – nous allons acheter des VL ( vertical launch ) Mica à la place des Crotale donnés à l'Ukraine –, une provision de 1,2 milliard d'euros est prévue dans les 13 milliards de financement non budgétaire. Enfin, du matériel neuf que nous n'aurions pas donné sans la guerre en Ukraine, comme le canon Caesar : dans ce cas, nous allons passer par un mécanisme de solidarité interministérielle, en dehors des 413 milliards.