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Intervention de Pierre Moscovici

Réunion du mercredi 5 avril 2023 à 15h00
Commission des finances, de l'économie générale et du contrôle budgétaire

Pierre Moscovici, président du Haut Conseil des finances publiques :

M. le président de la commission des finances, M. le président de la commission de la défense et des forces armées, M. le rapporteur général, Mesdames et Messieurs les députés, je vous remercie de m'avoir invité devant vos deux commissions en tant que président du Haut Conseil des finances publiques et Premier président de la Cour des comptes, afin de vous présenter les principales conclusions de l'avis du Haut Conseil relatif au projet de loi de programmation des finances publiques pour les années 2024 à 2030.

C'est la première fois que le HCFP est amené à exercer la nouvelle compétence que le législateur organique lui a donnée en décembre 2021, qui consiste à rendre un avis sur la compatibilité des lois de programmation dites sectorielles avec les objectifs de dépenses pluriannuels que l'État a fixés en loi de programmation des finances publiques (LPFP).

Pour autant, et au risque de décevoir, le HCFP n'est pas en mesure, aujourd'hui, de rendre un avis tel que prévu par le législateur organique. En effet, le projet de loi de programmation des finances publiques déposé au Parlement en septembre 2022 n'a pas été adopté et le Haut Conseil ne peut donc pas évaluer la compatibilité du projet de loi de programmation militaire avec une loi de programmation des finances publiques qui n'existe pas. La loi organique prévoit, à défaut de loi de programmation des finances publiques, que le HCFP analyse la compatibilité du projet de loi de programmation avec l'article liminaire de la dernière loi de finances, mais celui-ci porte exclusivement sur l'année 2023 alors que le projet de loi de programmation militaire commence en 2024. Ainsi, le HCFP ne peut, en l'absence de loi de programmation des finances publiques, exercer pleinement son mandat.

J'ai déjà eu l'occasion de dire plusieurs fois devant la commission des finances, et je le répète aujourd'hui, la nécessité pour la France de disposer d'une loi de programmation des finances publiques à même de fournir une ancre pluriannuelle pour l'évolution de la dépense publique et de la dette.

Le Parlement a adopté plusieurs lois de programmation sectorielles ces dernières années, en particulier la loi de programmation pour la recherche (LPR) 2021-2030 et la loi d'orientation et de programmation du ministère de l'intérieur (Lopmi) 2023-2027. Je ne conteste nullement l'intérêt de ces lois de programmation. Au contraire, c'est une démarche qui peut être utile, tant il est nécessaire pour nos politiques publiques d'être prévisibles et financées à moyen terme.

Mais ceci ne doit pas et ne peut pas se faire dans un brouillard : on ne peut pas empiler des lois de programmation sans fixer de limite globale à la dépense publique, au risque de s'engager sur une trajectoire de dépenses qui ne soit pas soutenable. Le Parlement et le gouvernement ont besoin de fixer des plafonds pluriannuels de dépenses publiques, comme le législateur organique l'a prévu, il y a à peine plus d'un an, car cet outil est indispensable pour piloter l'évolution des comptes publics.

Je rappelle ici que la France a connu une érosion progressive de la situation de ses finances publiques au sein de la zone euro : alors qu'elle faisait figure de bon élève au moment de l'entrée dans l'euro (en 2001, la dette publique française était au même niveau que la dette publique allemande, à 58 % du PIB), elle est progressivement devenue l'un des pays les plus endettés de la zone monétaire. Alors qu'un certain nombre de nos partenaires européens, frappés comme la France par les crises, ont réussi à engager, entre celles-ci, une dynamique de diminution de la dette, il n'en a pas été ainsi dans notre pays.

La loi de programmation des finances publiques devrait permettre de donner cette boussole pour empêcher une dérive lente de nos comptes publics en prévoyant des objectifs raisonnables en matière de dépenses chaque année pour rester conforme aux objectifs fixés. Les pouvoirs publics doivent utiliser tous les moyens à leur disposition, à commencer par ceux prévus par la loi organique, pour gérer au mieux les finances publiques et maintenir une gouvernance irréprochable.

Le HCFP appelle donc à l'adoption rapide d'une loi de programmation des finances publiques à la fois crédible et ambitieuse, pour fournir l'ancre pluriannuelle dont la gestion des finances publiques a impérativement besoin. En l'absence d'une loi de programmation des finances publiques, le HCFP a néanmoins décidé, comme le gouvernement le lui a d'ailleurs demandé, d'examiner la conformité de la trajectoire du PLPM avec le projet de loi de programmation des finances publiques déposé le 26 septembre 2022 au Parlement. Il s'agit donc d'un exercice conventionnel. Je tiens à souligner un point important : cette trajectoire n'a pas été actualisée depuis septembre 2022, alors même que la loi de finances initiale (LFI) pour 2023 a été votée avec un montant de dépenses accru de 8 milliards d'euros par rapport à celles inscrites dans le projet de loi de finances. La trajectoire de référence est ainsi d'ores et déjà dépassée en 2023, au moins en prévision.

J'en viens maintenant au contenu de l'avis rendu par le HCFP. Le projet de loi de programmation militaire prévoit une trajectoire de crédits de paiements pour la mission Défense s'élevant à 400 milliards d'euros au total sur la période 2024-2030, en faisant la somme de l'ensemble des exercices. Le projet de loi prévoit une augmentation des crédits de la mission Défense de 3 milliards par an entre 2024 et 2027 puis de 4,3 milliards par an jusqu'en 2030. Les crédits atteindraient ainsi 69 milliards d'euros courants en 2030 contre 47 milliards en 2024.

L'avis du HCFP sur le projet de loi de programmation militaire porte trois messages essentiels. Tout d'abord, la trajectoire de crédits de paiements de 400 milliards d'euros est compatible avec celle du projet de loi de programmation des finances publiques. En revanche, le HCFP ne peut assurer que la trajectoire des besoins programmés, évalués à 413,3 milliards d'euros par le projet de loi de programmation militaire, soit entièrement prise en compte dans le projet de loi de programmation des finances publiques. Dès lors, la compatibilité des deux trajectoires est affectée par des incertitudes.

Enfin, le HCFP souhaite attirer l'attention du Parlement sur le fait que, dans la mesure où environ 20 % des dépenses de l'État sont désormais couvertes par des lois de programmation qui visent des augmentations importantes de moyens, les dépenses restantes, soit 80 % des budgets de l'État, devront faire l'objet d'une maîtrise stricte pour permettre le respect de la trajectoire visée par le projet de loi de programmation des finances publiques. Ainsi, les ajustements devront être réalisés ailleurs si ces lois sont déployées comme prévu.

Le premier message est donc le suivant : la trajectoire de crédits de paiements de la mission Défense est compatible avec celle prévue dans le projet de loi de programmation des finances publiques de septembre 2022. Je rappelle que ce projet couvre la période 2023-2027, alors que le projet de loi de programmation militaire s'étend de 2024 à 2030. L'examen de la compatibilité de la trajectoire de dépenses militaires avec celle du projet de loi de programmation des finances publiques porte donc uniquement sur la période 2024-2027.

Le HCFP a constaté que les crédits budgétaires de la mission Défense inscrits dans le projet de loi de programmation militaire et le projet de loi de programmation des finances publiques sont identiques pour les années 2024 et 2025. L'administration a par ailleurs indiqué au HCFP que la trajectoire du projet de loi de programmation militaire était bien incluse dans celle du projet de loi de programmation des finances publiques pour les années 2026-2027. Je précise que nous avons auditionné conjointement le ministère des finances et le ministère de la défense. Le HCFP n'a toutefois pu le vérifier directement car le projet de loi de programmation des finances publiques ne présente les crédits des missions budgétaires que sur les trois premières années de la programmation.

Notre deuxième message est le suivant : le HCFP relève cependant que le projet de loi de programmation militaire établit à 413,3 milliards d'euros le montant des besoins programmés pour la période 2024-2030, alors qu'il n'identifie que 400 milliards d'euros de crédits budgétaires pour les financer. Il ressort des échanges d'informations du HCFP avec le gouvernement que ces 13 milliards seraient financés de trois manières.

Tout d'abord, l'administration attend des ressources extrabudgétaires notamment des recettes de cessions immobilières, de cessions de matériels, ainsi que les recettes du service de santé des armées, qui contribueraient au total à hauteur de 5,9 milliards d'euros sur la période.

Les besoins supplémentaires seraient ensuite financés par « solidarité interministérielle », c'est-à-dire par des transferts provenant des autres budgets ministériels ayant des dépenses moindres que prévu. Enfin, la réduction des dépenses habituellement observées au sein du ministère de la défense (ce que les services nomment « marge frictionnelle »), ainsi que le report de charges du ministère seraient mobilisés pour assurer le besoin de financement résiduel.

Ces 13,3 milliards d'euros de dépenses ne sont pas isolés dans le projet de loi de programmation des finances publiques et le gouvernement n'a pas fourni d'éléments permettant au HCFP de s'assurer que ces dépenses supplémentaires soient pleinement prises en compte dans la trajectoire de dépenses du projet de loi de programmation des finances publiques.

Ainsi, l'impact exact du projet de loi de programmation militaire sur le montant de dépenses publiques prévu dans le projet de loi de programmation des finances publiques reste teinté d'incertitudes. Je relève d'ailleurs que, d'ores et déjà, le ministre des armées a indiqué demander pour 2023 des ouvertures de crédits supplémentaires très significatives, notamment en lien avec l'inflation qui s'annonce plus forte que la trajectoire prévue par le gouvernement.

Enfin, et c'est le dernier message de cet avis, le HCFP note que le projet de loi de programmation militaire, conjointement aux lois de programmation déjà votées en matière de recherche et de sécurité intérieure, contraint très fortement les autres dépenses du budget de l'État, et la maîtrise de la dépense est à ce jour peu documentée.

En effet, les crédits couverts par ces lois de programmation vont connaître une croissance plus rapide que la prévision du total de la dépense de l'État, imposant, pour respecter l'objectif de dépenses fixé en projet de loi de programmation des finances publiques, une croissance faible en valeur, et même une baisse en volume, des autres dépenses de l'État. Le HCFP estime ainsi que ces autres dépenses seraient amenées, en volume, à baisser de 1,4 % en moyenne par an sur la période 2023-2027, soit une baisse plus forte que par le passé, puisqu'elles ont diminué de seulement 0,3 % en moyenne par an entre 2012 et 2019. Le HCFP avait déjà indiqué, dans son avis de septembre 2022 sur le projet de loi de programmation des finances publiques, que celui-ci prévoyait une trajectoire en réalité ambitieuse de maîtrise de la dépense de l'État et que celle-ci était peu documentée. Ce jugement est donc renforcé par les informations qui nous ont été fournies sur le projet de loi de programmation militaire.

Ces calculs peuvent paraître très arides. Ils nous mettent cependant face à une réalité concrète. Nous faisons face, comme les autres pays avancés, à une montagne d'investissements et de dépenses publiques militaires et civiles indispensables pour restaurer notre défense, nos hôpitaux, nos universités et pour réaliser une transition énergétique et écologique. Face à ces besoins, nous sommes confrontés à un mur de dettes déjà très élevé, faute d'avoir par le passé utilisé les périodes de retour de la croissance pour réduire suffisamment les déficits annuels. Aussi, les financements qu'il est prévu d'accorder à l'État régalien ou à d'autres politiques impliquent des efforts collectifs de maîtrise d'autant plus importants de la dépense dans les autres champs de l'action publique.

Je le répète, il n'y a aucune fatalité à ce que la France continue à voir la situation de ses finances publiques s'éroder. La poursuite de cette érosion aurait de graves conséquences puisqu'elle limiterait d'autant notre capacité à investir pour l'avenir. Je crois notre pays parfaitement en mesure de s'engager dans une revue de ses dépenses et de leur qualité, afin d'en tirer les enseignements pour réduire ce qui n'est pas efficace. La Cour des comptes est bien sûr prête à s'y impliquer. Je m'en suis entretenu la semaine dernière avec le ministre de l'économie et des finances et le ministère délégué chargé des comptes publics. Nous contribuerons d'ici l'été à la revue de la qualité de la dépense et à la réflexion sur certaines missions de l'État, via la production de neuf notes thématiques. Nous espérons que ce travail sera utile au Parlement, sans l'implication duquel rien ne sera possible.

Voilà, mesdames et messieurs les députés, les quelques réflexions que je souhaitais partager avec vous au sujet de ce projet de loi de programmation, dans le champ de compétences qui est le nôtre. Je vous remercie de votre attention et me tiens à votre disposition, avec M. Dubois, secrétaire général du HCFP et Mme Eloy, secrétaire générale adjointe, pour répondre à vos questions.

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