Jusqu'à l'été 2021, les plateformes fonctionnaient avec le système d' autónomos espagnol, qui est assez proche du statut d'autoentrepreneuriat français, c'est-à-dire un régime de création et de déclaration simplifié. Le gouvernement espagnol a ensuite souhaité mettre en place la Rider Law qui renverse la présomption de salariat. Mais elle laisse la possibilité d'utiliser des indépendants, même si un faisceau d'indices a été redéfini à cette occasion.
De notre côté, nous avons considéré que le législateur a souhaité inciter le recours au travail salarié, soit directement, soit via des sous-traitants. Nous avons donc entamé la migration du modèle à l'été 2021. Mais nous nous sommes heurtés à un phénomène de refus de la part des livreurs. Ainsi, en 2021, nous avons proposé un contrat de travail à l'intégralité des prestataires qui travaillaient sur la plateforme, mais près de 90 % ont refusé. Pour nous conformer à la loi, nous avons dû entamer une démarche de recherche de salariés, parce que nos partenaires historiques voulaient rester indépendants.
Ensuite, une autre difficulté a vu le jour. Notre contrat de travail impliquait que les salariés opèrent leurs prestations sur une charge d'horaires fixes, mais nous nous sommes aperçus qu'un certain nombre d'entre eux ne venaient pas et opéraient simultanément en tant qu'indépendants sur d'autres plateformes. Progressivement, nous avons normalisé les opérations, le modèle étant désormais malgré tout plus rigide. Néanmoins, il existe semble-t-il des travailleurs qui souhaitent continuer à exercer en tant qu'indépendants.
Il m'apparaît nécessaire, surtout dans un marché du travail tendu, d'écouter les demandes de ces travailleurs. Cependant, je ne conteste pas l'existence d'un débat sur l'équité de la protection sociale, qui est un sujet extrêmement important. Un certain nombre d'études ont ainsi été réalisées en France pour pointer l'écart de protection existant entre un indépendant et un salarié, en termes de cotisations. Je pense notamment aux travaux du Haut Conseil pour le financement de la protection sociale. Des débats sont également en cours au niveau européen, à l'heure où l'Espagne va prendre la présidence du Conseil de l'Union européenne dans quelques mois.
Si ces débats aboutissent au renversement de la présomption de salariat, nous effectuerons la même analyse qu'en 2021. Nous étudierons ainsi l'application et les critères définis à travers le faisceau d'indices, pour évaluer la compatibilité du modèle opérationnel. Bien évidemment, nous interrogerons les livreurs, comme nous l'avions fait en Espagne. Les États membres doivent décider, mais il me semble important de continuer à proposer la solution la plus adaptée aux besoins des travailleurs.
En France, la voie du dialogue social a été choisie. Certes, il est toujours possible d'émettre des réserves, mais elle a le mérite de créer un échange entre les plateformes et les travailleurs. Naturellement, la question de la représentativité des deux parties peut se poser, mais j'ai bon espoir que les préoccupations soient entendues. Aujourd'hui les sujets prioritaires définis sur la partie livraison de marchandises concernent le revenu et la déconnexion.
J'ignore si la question du statut s'est posée, mais il serait possible d'utiliser ce forum pour évoquer le statut et organiser des assises sur le futur du travail. L'idée consisterait à faire converger les points de vue sur la nécessité ou non de maintenir le recours à des travailleurs indépendants, y compris au sein d'un métier qui évolue fortement sous l'effet de l'intelligence artificielle.
En résumé, il me paraît important d'écouter les positions des différentes parties. Il est certain que l'éventuelle introduction d'une présomption de salariat entraînera une rigidité supplémentaire. Certaines personnes ne s'y retrouveront pas et décideront probablement de se tourner vers une autre profession. L'exemple espagnol nous montre que depuis 2021, le marché et la demande se sont contractés, entraînant une diminution du nombre d'opportunités pour des travailleurs. En réalité, le débat central est bien celui de l'équilibre entre une opportunité économique et un modèle social recherché.