Intervention de Arnaud Montebourg

Réunion du mardi 11 avril 2023 à 18h30
Commission d'enquête relative aux ingérences politiques, économiques et financières de puissances étrangères-États, organisations, entreprises, groupes d'intérêts, personnes privées-visant à influencer ou corrompre des relais d'opinion, des

Arnaud Montebourg :

Je vous remercie de votre invitation. Compte tenu de l'ampleur du sujet de votre commission d'enquête je ne pourrai évidemment répondre à tout, les ingérences étant multiples. S'agissant des ingérences économiques et financières de puissances étrangères, j'espère néanmoins que l'expérience que j'ai accumulée lorsque j'étais aux responsabilités entre mai 2012 et août 2014 pourra contribuer à l'analyse de la représentation nationale et de tous ceux qui voudront s'inspirer de vos travaux.

Nous sommes dans un état de guerre économique mondiale. On pourra trouver ces mots excessifs, mais c'est exactement ce que l'on constate. Le « doux commerce » de Montesquieu est aujourd'hui bien loin. Comme l'a théorisé Mme Suzanne Berger, professeure au MIT, dans un livre fondateur, une première mondialisation, antérieure à 1914, a mené à la confrontation des puissances. La bataille économique pour les matières premières et la capture des marchés a conduit les puissances occidentales à s'affronter. Nous avons ensuite vécu un nouveau cycle de mondialisation après la naissance de l'Organisation mondiale du commerce, entre 1994 et 2001, qui s'est traduit, pour résumer, par l'entrée de la Chine sans aucune contrepartie dans le commerce mondial et par un abaissement massif et généralisé des droits de douane, lequel a empêché les nations d'exercer ce qui leur restait de pouvoir sur les échanges économiques et les risques de concurrence déloyale.

Il y aurait beaucoup à dire sur les raisons de cette mondialisation qui n'est pas tombée du ciel : ce n'est pas une donnée économique ou technologique, mais d'abord un fait politique. Des générations de dirigeants politiques ont décidé qu'il en serait ainsi. Je vous renvoie au livre d'un autre professeur américain, Rawi Abdelal, qui a expliqué, dans une analyse de la globalisation, comment était né cet abaissement massif des droits de douane ayant permis une compétition encore plus dure et sauvage, laquelle ne s'est pas faite au détriment de tous mais de pays tels que la France. Ce n'est pas pour rien que dans deux grands pays occidentaux, le nôtre et les États-Unis d'Amérique, les enquêtes d'opinion font ressortir, depuis environ une quinzaine d'années, des réponses toujours négatives à la question des bénéfices de la mondialisation : ces deux pays sont en effet de grands perdants dans cette révolution juridico-politique devenue une révolution culturelle, technologique et économique.

Si vis pacem, para bellum, disaient les Romains : si vous voulez la paix, préparez la guerre. Nous ne sommes absolument pas préparés à la guerre alors que nous avons à subir un certain nombre d'ingérences économiques à l'égard de nos entreprises. Je veux en rappeler quelques exemples pour éclairer votre commission d'enquête.

Lorsque, après les événements du 11 septembre 2001, le président Chirac a décidé, en 2003, d'exercer le droit de veto de la France au Conseil de sécurité des Nations unies contre l'invasion de l'Irak par une coalition occidentale, les États-Unis d'Amérique, qui contrôlaient les catapultes de notre porte-avions, le Charles-de-Gaulle – nous n'en avons qu'un, mais il est tout à fait stratégique –, ont appliqué, en rétorsion, un embargo unilatéral sur l'approvisionnement d'une pièce stratégique qui était de facture américaine. Le général Bentégeat a dit que nous avions alors été obligés de mettre en maintenance le Charles-de-Gaulle entre six mois et un an, en raison de cette mesure de rétorsion d'un État étranger supposément ami de la France mais qui avait décidé de nous mettre à l'amende.

C'était une forme d'ingérence et de non-respect de la position du gouvernement de l'époque. Celui-ci avait dit non au Conseil de sécurité, selon les formes du multilatéralisme juridique onusien, et il s'est vu sanctionner sur les moyens de sa défense nationale. C'était une ingérence politique, juridique et économique dans notre souveraineté, ingérence d'ailleurs réitérée – je vous en donnerai d'autres exemples – et à laquelle nous pourrions encore avoir à faire face. Si je l'évoque devant votre commission c'est parce qu'il faut en tirer les leçons et nous préparer à combattre les tentatives futures, lesquelles pourraient revêtir une intensité nouvelle.

Lorsque General Electric a racheté Alstom, l'histoire est désormais bien connue de la représentation nationale et de l'opinion publique, cette société a fait l'acquisition de ce qu'on appelle « l'îlot conventionnel » à la sortie de nos cinquante-huit réacteurs nucléaires civils et de tous les autres réacteurs nucléaires équipés de la turbine Arabelle, qui assure la conversion de la vapeur en électricité. General Electric s'est servi de cette turbine fabriquée dans l'usine de Belfort pour exercer un chantage sur EDF, à qui il a demandé d'accepter une augmentation unilatérale des prix des pièces de rechange. EDF, qui par ailleurs n'avait pas bougé le petit doigt pour lutter contre le rachat d'Alstom, ayant opposé une fin de non-recevoir, General Electric a fait une grève de la maintenance pendant plusieurs mois, en 2016 – ces faits sont aujourd'hui publics –, pour faire pression. M. Lévy, qui présidait alors EDF, s'en est ému dans une lettre qui expliquait que ce n'était pas admissible entre gens courtois. Il y avait là une forme de naïveté que je déplore. Si l'on veut se protéger contre ce type d'ingérence, il faut être capable de ne pas laisser acheter ses entreprises et d'en racheter d'autres. Ce n'est pas le fait d'autrui qui était en cause, mais notre propre fait – celui d'avoir été soit naïf, soit impuissant, soit faible.

Pour élargir le champ des ingérences, on pourrait également évoquer la question des métaux rares : je vous renvoie sur ce point aux travaux d'un chercheur et journaliste, tout à la fois enquêteur et analyste, M. Guillaume Pitron, qui a écrit sur le sujet un très beau livre – actualisé depuis lors, me semble-t-il. Vous auriez intérêt à l'entendre sur certains détails.

Les Chinois disposent du contrôle de 44 % des métaux rares, si ma mémoire est bonne, ce qui leur permet de maîtriser l'essentiel de l'industrie actuelle. Ils ont augmenté leur influence sur les marchés puisqu'ils en font les prix. Ils sont en mesure de leur faire faire le yoyo en les faisant chuter ou monter artificiellement pour obtenir la maîtrise des marchés. Quand ils font baisser les prix, ils mettent en faillite les usines concurrentes. C'est arrivé à la France : une usine de magnésium dans le sud du pays, en Haute-Garonne me semble-t-il, a été fermée parce que les prix mondiaux, fixés sous influence chinoise, ont chuté, sans aucune réaction des autorités européennes ou françaises, bien sûr, car le marché est sacré dans l'idéologie dominante. Le magnésium a ensuite vu son prix remonter en raison de la rareté, de la pénurie dont s'étaient rendus maîtres le gouvernement chinois et ses outils économiques – les entreprises qu'il contrôle – et il était alors tout à fait rentable de reprendre l'exploitation de la mine dont on l'extrait.

Les Américains eux-mêmes ont été victimes de ce type d'ingérence par une action sur le marché et des mesures de dumping pour provoquer la fermeture de mines concurrentes. Les grandes mines de métaux rares ont été très souvent en difficulté, au bord de la faillite. Les Allemands et les Japonais ont pris des décisions consistant à accepter de payer plus cher, mais aucune mesure de sanction n'a été prise contre l'habile dumping mis en œuvre par un gouvernement qui agit par ingérence, utilisant la croyance des autres dans le marché pour mettre en difficulté les entreprises qui assurent l'approvisionnement de leur industrie. Qui contrôle le minerai, je le rappelle, contrôle l'industrie.

Je rappelle aussi qu'il est tout à fait probable que la Chine décide, à un moment ou à un autre, d'appliquer des mesures d'embargo, de contrôle des approvisionnements et des exportations non seulement sur les terres rares, comme aujourd'hui, mais aussi sur les produits semi-transformés, les composants de batteries dont nous sommes dépendants. Les Chinois disposent ainsi de la capacité de nous vendre en quasi-monopole leurs propres batteries, complètes et même sur des véhicules. Je me permets de donner l'alerte sur ce point, car les ingérences sont monnaie courante et elles ne provoquent aucune réaction à la hauteur de ce qu'elles mériteraient.

Je veux aussi aborder, après ces exemples pratiques, la question des ingérences fondées en droit, à commencer par le mécanisme ITAR, International Traffic in Arms Regulations, que nous subissons en matière de défense nationale. ITAR est l'équivalent de nos autorisations d'exportation de matériel de guerre. La liste fixée par l'administration américaine comporte 20 000 références. Il suffit qu'un seul de ces 20 000 composants soit fabriqué aux États-Unis pour que l'administration américaine puisse non seulement sanctionner de façon rétroactive, si jamais cela lui avait échappé – j'y reviendrai –, une entreprise pour violation d'une interdiction de vente ou pour absence d'autorisation de vente, mais aussi infliger des mesures de blocage et des amendes extrêmement élevées.

J'en donnerai quelques exemples pour votre édification personnelle. Nous avons eu l'interdiction de vendre des Rafale à l'Égypte en 2018 parce que quelques composants figuraient sur la liste américaine, laquelle comprend même des vernis et des peintures. J'ai entendu l'ancienne ministre des armées Florence Parly dire, il y a deux ou trois ans, qu'il s'agissait là d'un processus rétroactif, extraterritorial et intrusif, et elle avait parfaitement raison. La « désitarisation » de notre économie justifierait que pour chaque composant que nous utilisons – par exemple dans les missiles de MBDA, qui ont fait l'objet de mesures américaines, ou pour le matériel de la branche militaire d'Airbus, qui a subi une amende de 233 millions de dollars en 2020 –, nous menions un programme systématique de relocalisation : cela nous permettrait de ne plus être assujettis aux ingérences permanentes d'une administration qui utilise des armes extraterritoriales contre notre industrie.

On peut aller encore plus loin dans la gradation des ingérences : j'en viens au fameux Foreign Corrupt Practices Act, ou FCPA. Ce texte date, je crois, des années 1980, mais il n'était pas utilisé à cette époque parce qu'internet n'existait pas et que les agences de renseignement américaines ne s'étaient pas mises à utiliser les informations sur le plan économique. Selon les révélations d'Edward Snowden, 75 millions de conversations, de mails, ont été exploités en France, contre nous : c'est une ingérence. Cela visait le Président de la République, les ministres, notamment à l'époque où j'exerçais moi-même cette fonction – j'étais obligé d'utiliser des téléphones cryptés car nous avions eu connaissance de ce qui se passait – et de grandes entreprises.

L'accélération des poursuites orchestrées par le Department of Justice (DOJ), le ministère américain de la justice, s'est traduite, entre 2008 et 2017, par la condamnation de vingt-six entreprises, dont vingt et une n'étaient pas américaines. On voit vers qui est dirigé l'usage du FCPA. Dans l'affaire Alstom, comme je l'ai dit devant la commission d'enquête sur la souveraineté énergétique, M. Pierucci, qui a perdu deux années de sa vie en prison aux États-Unis, s'est vu mettre sous le nez, au mépris des règles de prescription, des informations qui remontaient à dix ans. Un million de mails avaient été capturés. Comment peut-on accepter que des entreprises et leurs employés soient poursuivis, dix ans après les faits, sur la foi de 1 million de mails dont la lecture prendrait trois années entières à un cabinet d'avocats ? Comment peut-on admettre ce type d'ingérence extraterritoriale ?

Dans cette affaire, les États-Unis d'Amérique n'étaient en effet nullement victimes d'un quelconque préjudice : cela ne concernait ni une entreprise américaine ni le territoire américain, puisque le contrat incriminé avait été conclu entre l'Indonésie et Alstom. C'était une violation de notre souveraineté, une ingérence dans la vie de nos entreprises, une écoute illégale, face à laquelle les protestations ont été d'un faible niveau sonore, politiquement et diplomatiquement, et une atteinte à nos intérêts nationaux. Je hausse légèrement le ton pour essayer de faire comprendre ce qu'il en est à la représentation nationale et à votre commission d'enquête, à laquelle je sais gré d'offrir une occasion de faire le point sur ces problèmes déjà connus.

Si nous ne faisons rien nous finirons coupés en rondelles, et dans peu de temps car tout cela va très vite. Il suffit de regarder le nombre d'entreprises françaises qui ont été condamnées et rachetées ensuite. BNP Paribas a subi une amende de 9 milliards de dollars, mais n'a pas été rachetée – cela ne devait pas intéresser les Américains –, contrairement à Alstom qui était sous la menace d'une amende de 750 millions, excusez du peu. Il y a eu d'autres exemples, comme InVision, qui faisait l'objet de poursuites de la part du DOJ et a été racheté par General Electric il y a quelques années. C'est une stratégie : de grandes entreprises américaines travaillent avec le gouvernement des États-Unis qui utilise le bras armé de la justice, lequel exploite les ressources d'agences de renseignement créées pour lutter contre le terrorisme et mobilisées ici à d'autres fins. Et on se laisse faire, je le dis pour l'édification de la représentation nationale.

L'usage des sanctions peut aller encore plus loin : on l'a vu avec l'Iran. Nous avions, avec Peugeot, 30 % du marché automobile iranien. M. Trump a décidé de dénoncer unilatéralement l'arrangement conclu entre les puissances occidentales et la République islamique d'Iran dans le domaine du nucléaire. Cet accord, qui reposait sur une forme de limitation de l'investissement iranien dans le nucléaire civil, avait été obtenu par M. Obama, et le gouvernement français y avait aussi consacré beaucoup d'efforts, ce dont je m'étais réjoui à l'époque. La dénonciation unilatérale de cet accord a eu pour conséquence de remettre en vigueur des sanctions internationales contre toutes les entreprises qui avaient eu l'idée de commercer avec l'Iran. Or il se trouve que Peugeot lui vendait 450 000 véhicules par an, assemblés sur place. Les sanctions ont conduit Peugeot à plier bagage et à laisser le champ libre aux entreprises américaines, qui ont commencé à exporter vers l'Iran. On voit bien comment les règles internationales sont utilisées de façon perverse, hypocrite, faussement vertueuse, au profit de la puissance.

Attention : j'ai lu quelque part qu'un FCPA chinois était en cours d'élaboration. Nous allons donc nous retrouver avec d'autres lois extraterritoriales. Dans ces conditions, il ne nous reste plus qu'à adopter les nôtres, pour que tout cela s'annule.

Nous avons nous-mêmes péché par naïveté et faiblesse. Nous ne sommes pas équipés pour faire face aux intrusions permanentes et nous subissons une intensification des attaques contre nos intérêts. Branle-bas de combat, donc ! Voilà mon point de vue.

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