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Intervention de Maxime Audinet

Réunion du jeudi 6 avril 2023 à 10h00
Commission d'enquête relative aux ingérences politiques, économiques et financières de puissances étrangères-États, organisations, entreprises, groupes d'intérêts, personnes privées-visant à influencer ou corrompre des relais d'opinion, des

Maxime Audinet, chercheur à l'IRSEM :

La citation a été prononcée en février 2021 dans l'émission de Vladimir Soloviov, le propagandiste le plus provocateur du régime russe. Margarita Simonian fait partie de ce groupe restreint des principaux propagandistes du régime. Ces personnes ne sont pas seulement au service du régime, elles en sont parties prenantes pour des raisons diverses de cooptation, de profits liés à la corruption et de liens interpersonnels. Le site RT France a été créé en décembre 2015 et la chaîne de télévision en décembre 2017. Margarita Simonian est à la fois la créatrice du réseau RT et la rédactrice de l'agence fédérale Russie aujourd'hui – Rossia segodnia –, maison mère de Sputnik. Elle est l'héritière institutionnelle de radio Moscou, qui était la radio de propagande soviétique durant la guerre froide. L'agence fédérale d'information internationale de la Russie a été lancée en 2013 à la suite d'une réforme controversée de l'audiovisuel extérieur de la Russie. Avant, Ria novosti était considérée comme une agence crédible. Après l'éviction d'un grand nombre de journalistes de l'organisme, l'agence a été remplacée par Russie aujourd'hui et Sputnik, codirigé par Margarita Simonian et Dmitri Kisseliov, un autre propagandiste célèbre en Russie.

Le réseau RT a été fondé en 2005 avec une chaîne anglophone et il s'est progressivement internationalisé. Son budget a été multiplié par trente-deux entre 2005 et 2019. Au début, Russia Today était une chaîne classique de diplomatie publique. Puis, à partir du conflit en Géorgie d'août 2008, sa posture a évolué, car l'État russe a jugé que la couverture des événements par les grands médias était unilatéralement pro-géorgienne et qu'il était temps que la Russie se dote d'un outil permettant de produire un autre récit. Lors d'une visite dans les locaux de RT en 2013, Vladimir Poutine a indiqué vouloir « créer un média susceptible de briser le monopole des médias anglo-saxons dans le flux mondial de l'information ». La posture anti-hégémonique et concurrentielle est ainsi inhérente à ce réseau.

Sur le plan organisationnel et logistique, le réseau fonctionne comme la plupart des réseaux internationaux, avec des bureaux délocalisés. Le site russe et la chaîne espagnole sont toujours situés à Moscou, mais un certain nombre de rédactions ont été délocalisées : RT America en 2010, RT UK en 2014 et RT France en 2017. Tout cela s'est déployé jusqu'à la guerre, et le 2 mars 2022 ces réseaux ont été suspendus au sein de l'Union européenne, entraînant une fermeture des bureaux à Londres et à Washington. En France, RT France est aujourd'hui en redressement judiciaire après une deuxième vague de sanctions affectant TV Novosti, une organisation non-commerciale financée à 100 % par l'État russe et qui est la maison mère de RT. Ses actifs ayant été gelés, RT France devrait bientôt fermer son bureau en France. Nous observons une forme de relocalisation du réseau à Moscou. La ligne éditoriale sera encore plus contrôlée depuis la Russie, offrant la possibilité de produire des contenus plus idéologiques qu'auparavant. Auparavant, RT France détenait une licence auprès du CSA.

Quelles sont les différences de ces médias avec les médias des démocraties libérales ? Elles s'apprécient d'abord sur le plan éditorial. Dans les médias russes, on observe une dépendance éditoriale liée à des relations interpersonnelles. Margarita Simonian a été propulsée à la tête du réseau en vingt-cinq ans, car elle appartenait au pôle des journalistes du Kremlin qui suivent la présidence. Elle entretient des liens très étroits avec Alexeï Gromov, le premier directeur adjoint à l'administration présidentielle, qui incarne le lien entre les médias d'État et le kremlin. Margarita Simonian a admis à plusieurs reprises l'impossibilité de l'objectivité dans le Kremlin. La seconde différence est le rapport à l'information entretenu par les chaînes d'État russes. Margarita Simonian a déclaré à plusieurs reprises qu'il n'y a pas de vérité, mais autant de voix possibles que d'acteurs qui s'expriment. Cette vision très relativiste se déploie au moyen de procédés rhétoriques utilisés de façon récurrente par ces médias. Par exemple, les procédés courants sont le « whataboutism » et le « tu quoque » latin. Le deuxième procédé consiste à renvoyer l'interlocuteur à ses propres contradictions plutôt que de répondre sur le fond. Cela permet de conclure que RT ne ferait pas autre chose que France 24, par exemple.

Un autre procédé fréquent est le confusionnisme ou la désorientation. Lorsque RT et Sputnik couvrent des événements d'importance stratégique pour l'État russe, aucun contenu n'est critique de ce que fait Poutine. Il s'agit là d'une différence fondamentale avec France 24 ou RFI. L'« opération militaire spéciale » menée en Ukraine n'est jamais critiquée directement. Elle n'est d'ailleurs jamais appelée « invasion ». Le confusionnisme consiste, lorsqu'une information peut être jugée sensible par l'État russe, à produire des contenus qui ne vont pas nécessairement censurer ce qui s'est passé, et à les mettre en équivalence avec d'autres contenus relevant davantage de l'opinion et présentés en parallèle. S'agissant par exemple de Navalny, les médias russes ont abondamment diffusé le fait qu'il avait travaillé avec la CIA ou qu'il avait fait une hypoglycémie sans avoir été empoisonné. Le procédé conduit à une mise en équivalence de la réalité factuelle et de l'opinion. Certaines chaînes d'opinions exploitent en permanence cette confusion. Ainsi, lorsque des téléspectateurs consultent une chaîne russe, ils accèdent à une pluralité de contenus sur Navalny qui peut les empêcher de discerner ce qui relève des faits et ce qui relève de l'opinion.

Se pose aussi la question de la tromperie et de la désinformation. Alors que les médias de Prigojine font un usage systématique du mensonge et de la désinformation, cette pratique est peu fréquente sur RT et Spoutnik. Elle est plus subtile, surtout indirecte, c'est-à-dire que les mensonges et la désinformation sont présentés comme portés par d'autres acteurs. Tel fut le cas récemment concernant Boutcha. Durant la campagne présidentielle de 2017, Sputnik avait rapporté les propos du député du Front national Nicolas Dhuicq, indiquant qu'Emmanuel Macron était financé par un riche lobby gay.

Pourquoi a-t-on laissé RT exercer sur le sol français ? Cela illustre une autre différence fondamentale entre les régimes autoritaires et les démocraties : un média, si propagandiste soit-il, n'est pas en soi illégal dans une démocratie. Il ne le devient qu'il franchit certaines lignes bien précises en matière de diffusion de la haine. Les régimes autoritaires tendent au contraire vers l'unanimisme dans l'espace médiatique. En Russie, depuis l'invasion de l'Ukraine, tout ce qui restait de l'écosystème médiatique indépendant a été complètement évincé. La plupart des sites sont désormais interdits en Russie et ils doivent s'installer dans les pays baltes, dans le Caucase ou en Europe occidentale afin d'exercer leur activité. Certains médias comme Novaia gaziéta et Praièkt continuent à effectuer un travail de grande qualité malgré leur délocalisation contrainte.

Compte tenu de l'invasion de l'Ukraine par la Russie, laisser ces médias diffuser leurs récits de légitimation de la guerre devenait dangereux et rendait légitime la décision de suspension. C'est pourquoi la décision de suspension a été prise. Néanmoins, les médias russes peuvent continuer produire des contenus, qui demeurent diffusés dans d'autres espaces francophones. Suspendre un média n'est jamais une décision évidente, car la tolérance est précisément ce qui distingue les démocraties des régimes autoritaires qui tendent vers l'unanimisme. Quoi qu'il en soit, il ne s'est pas agi d'une interdiction pure et simple.

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