Intervention de Maxime Audinet

Réunion du jeudi 6 avril 2023 à 10h00
Commission d'enquête relative aux ingérences politiques, économiques et financières de puissances étrangères-États, organisations, entreprises, groupes d'intérêts, personnes privées-visant à influencer ou corrompre des relais d'opinion, des

Maxime Audinet, chercheur à l'IRSEM :

Je travaille depuis plusieurs années sur l'influence russe. J'ai soutenu il y a deux ans à l'université de Paris Nanterre une thèse en études slaves sur les acteurs et les pratiques de l'influence par la diplomatie publique. J'ai mené des recherches à Moscou entre 2015 et 2019 afin d'étudier la source de la politique d'influence. Je me suis intéressé spécifiquement à ses espaces de projections, notamment l'espace ex-soviétique et l'Union européenne. Je travaille depuis deux ans à l'IRSEM sur la Russie, où j'étudie les pratiques d'influence informationnelle de la Russie en Afrique subsaharienne francophone.

Je souhaiterais en premier lieu revenir sur les notions d'influence et d'ingérence, car elles sont souvent présentées de façon binaire, suivant l'idée que l'ingérence serait inacceptable ou illégitime, alors que l'influence ne le serait pas. J'estime pour ma part que les deux phénomènes peuvent se juxtaposer et se conjuguer. L'ingérence peut se définir une intervention par un acteur X dans les affaires d'un acteur Y, qui peut être un État, une organisation ou un groupe d'individus, sans y avoir été autorisé ou sans avoir reçu le consentement de cet acteur Y. À ce titre, une ingérence étatique est considérée comme une violation de souveraineté par le droit international. Dans la plupart des cas, l'ingérence comporte un certain degré de clandestinité. Elle suppose de se faire passer pour quelqu'un qu'on n'est pas.

L'influence est assez différente, car elle est un mode d'expression du pouvoir. Elle peut se définir comme une interaction qui prend place dans un espace relationnel. On considère qu'il y a influence de A sur B lorsqu'à la suite de l'information transmise de A à B, un résultat est atteint, conforme à la volonté, aux intentions ou aux préférences de A. Il s'agit là d'une définition générique. Il est intéressant d'examiner ensuite la manière d'influencer. On peut mentionner les pratiques bien connues d'attraction, de persuasion et de participation associées au soft power, sur lesquelles a travaillé Joseph Nye, l'inventeur du concept. Plus la démarche d'influence est subversive, plus elle tend vers des pratiques de manipulation, de tromperie ou de désinformation, la limite étant que l'influence est incompatible avec l'usage de la force ou de la violence. Vous n'influencez pas quelqu'un si vous lui mettez un pistolet sur la tempe. Il s'agit là d'un acte de coercition.

En outre, l'influence et l'ingérence peuvent se combiner. Pour un certain nombre d'acteurs, l'activité d'influence est presque systématiquement associée à une activité d'ingérence. Nous pouvons penser notamment à des pirates informatiques qui travaillent avec les services de renseignement et mènent des activités d'ingérence suivies d'influence. Les opérations hack and leak, par exemple, comportent ces deux aspects. Il existe également des activités d'influence qui ne comportent aucune part d'ingérence, par exemple la diffusion par un centre culturel de valeurs politiques.

Le rôle du politique est de déterminer ce qui relève d'un mode d'influence et d'un mode d'ingérence, ce qui est légal ou non, tolérable ou non, sachant que les frontières entre les notions sont mouvantes et floues. Lorsque des actions d'ingérence conjuguées à des opérations d'influence visent à remettre en cause les principes mêmes de la démocratie libérale ou du pluralisme, elles posent un problème plus important que lorsqu'il s'agit de promouvoir la langue ou la culture d'un pays.

J'en viens maintenant aux acteurs de l'influence russe, qui sont plus directement l'objet de mon travail. J'étudie à la fois les acteurs étatiques et non étatiques. Les acteurs officiels tout d'abord sont les médias d'État RT et Sputnik, dont l'activité est aujourd'hui suspendue au sein de l'Union européenne. Ces médias sont entièrement financés par l'État russe. Le budget de leur financement s'élève à 400 millions d'euros : 300 millions d'euros pour RT et 100 millions d'euros pour Sputnik. Cela représente 30 % du budget alloué par l'État à son audiovisuel extérieur public. Par comparaison, la France ne consacre que 7 % de son budget de médias publics à France médias monde. Ces médias ne sont pas très « russo-centrés », mais ils se présentent dans l'espace médiatique international comme alternatifs, défendant une posture contre-hégémonique face aux médias dominants. Ils disent défendre une autre voix dans leurs pays d'implantation.

Dans un ouvrage consacré à RT, j'ai tenté de déconstruire cette posture alternative en montrant qu'elle est toujours compatible avec l'agenda de politique étrangère de la Russie ou avec un certain nombre de ses intérêts intérieurs. C'est pourquoi j'ai qualifié ces médias de médias d'influence. Une caractéristique intéressante de ces médias est qu'ils participent à la fois de la diplomatie publique et de la propagande.

Margarita Simonian, cheffe de RT, a dit en 2021 à la télévision d'État russe : « Nous travaillons pour l'État, nous défendons notre patrie comme le fait l'armée. » Elle se montre très explicite sur ce sujet, ce qui n'est pas toujours le cas des rédacteurs travaillant dans des agences délocalisées du réseau.

D'autres acteurs officiels sont les services de renseignement russes qui mènent des opérations d'ingérence et d'influence. Les Vulkan files, récemment documentés dans Le Monde et dans le Guardian, montrent des organisations sous-traitées par le service de renseignement militaire de la Russie pour mener un certain nombre d'actions informationnelles. Nous savons par ailleurs que des unités de la GRU, la direction générale des renseignements de Russie, ont participé au piratage des serveurs du comité national démocrate lors des élections américaines de 2016. Plus tard, l'unité 74-455 du GRU s'est trouvée impliquée dans l'affaire des Macron leaks.

Les acteurs non officiels, nous les appelons des « entrepreneurs d'influence ». Il s'agit le plus souvent d'hommes d'affaires qui investissent leur propre capital financier dans des actions d'influence, et ce à deux fins : accompagner l'agenda de l'État russe à l'étranger, et faire fructifier leurs propres actifs et obtenir des dividendes politiques symboliques. Ils peuvent notamment monter dans la hiérarchie des élites en Russie. Je citerai trois acteurs non officiels importants. Le premier est Konstantin Malofeïev, le fondateur de Tsargrad. Très conservateur, il est impérialiste plutôt que nationaliste. Il soutient historiquement la promotion des valeurs traditionnelles, défendues par l'État russe depuis début 2010 au moins. Le deuxième est Vladimir Iakounine, ex-directeur de la compagnie ferroviaire russe, qui a fondé le Dialogue franco-russe en 2004 avec Thierry Mariani. Il finance également des fondations, dont la fondation Saint-André, qui a participé à la promotion des valeurs conservatrices russes dans les Balkans. Il y a enfin et surtout Evgueni Prigojine, désormais extrêmement connu. Nous travaillons sur la « galaxie Prigojine » qui comporte trois dimensions : le mercenariat, l'extraction de matières premières et les opérations économiques associées, et les opérations d'influence.

Evgueni Prigojine détient la chaîne Patriot, essentiellement destinée à des audiences russophones. Il compte aussi les usines à trolls, dont l' Internet research agency ou le projet Lakhta. Ce dernier est une campagne de désinformation numérique qui cible souvent la France en ce moment à travers l'Afrique. Il existe aussi une production culturelle : des films, des clips et des vidéos, abondamment couverts par la presse, et même peut-être trop. Evgueni Prigojine finance enfin des fondations sous fausse bannière en charge de coopter des journalistes, des figures militantes et politiques.

Nous nous intéressons enfin aux acteurs tiers étrangers, car lorsque l'on étudie l'influence russe, il est nécessaire de prendre en compte d'autres acteurs que ceux du pays émetteur. Afin de rendre la propagation de contenus la plus virale possible, les acteurs non officiels cherchent à créer des réseaux transnationaux et à s'insérer dans des écosystèmes informationnels beaucoup plus larges afin de rendre leurs messages crédibles et efficaces.

Sur ce point, nous observons deux types de pratiques des acteurs tiers. La première est l'externalisation de l'influence. Cela se fait beaucoup en ce moment en Afrique subsaharienne. Par exemple, les acteurs corrompent les journalistes et les achètent afin qu'ils produisent dans la presse locale des articles favorables à Wagner. Des manifestations artificielles peuvent également être créées ou financées. Des médias sont purement et simplement fondés et financés par des acteurs russes. Je pense notamment à la radio Lengo Songo en Centrafrique. Si l'on revient aux acteurs officiels, Maliactu, un média important au Mali, a été approché par RT pour une participation à son capital, apparemment refusée. Enfin, des usines à trolls ont été externalisées au Ghana et en Centrafrique à travers le bureau d'information et de communication. J'évoque ces acteurs car ils ciblent aussi la France. Lorsque l'on parle d'ingérence ou d'influence informationnelle, il faut aussi raisonner à une échelle transnationale.

Le deuxième type d'acteurs tiers comprend les relais d'influence qui, pour des raisons diverses, lucratives, militantes, politiques, idéologiques ou économiques, participent à la transmission d'un certain nombre de messages défendus par l'État russe. RT et Sputnik signent de nombreux accords de coopération avec des acteurs médiatiques en Afrique ou ailleurs. Des figures politiques militantes peuvent aussi être cooptées. Dans le sud de l'Afrique, les plus connues sont Kémi Séba et Nathalie Yamb, mais je pourrais mentionner aussi Blaise Didatien Kossimatchi en République centrafricaine. Depuis les dernières révélations des Wagner leaks, nous savons que Kémi Séba a reçu plus de 400 000 dollars entre 2019 et 2020 pour mener des opérations au service de Prigogine. S'agissant de Nathalie Yamb, nous ne savons pas, mais elle participe en tous les cas à des récits. En France, Xavier Moreau est le plus « poutinophile » de nos compatriotes. Il travaille chez RT France depuis Moscou.

Il faut se garder de croire que ces personnes ne sont que des idiots utiles. Elles ont souvent un agenda très précis. En Afrique, par exemple, les acteurs peuvent chercher à dénoncer le néocolonialisme occidental en Afrique. En Europe, ils peuvent défendre des positions souverainistes ou conservatrices, à droite ou à l'extrême droite. Il y a chaque fois une convergence idéologique avec les acteurs russes.

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