C'est l'héritage d'un président de la République qui avait créé des représentants spéciaux du ministre pour les relations économiques dans des pays ou des zones économiques importants. Au début, ils étaient cinq, dont un pour la Chine, un pour la Russie et un pour l'Inde ; je me souviens qu'avait été nommé l'ancien ministre François-Poncet. L'idée sous-jacente était que les ambassadeurs n'étaient pas en mesure de mobiliser en France l'ensemble des acteurs pouvant développer la relation bilatérale et qu'il était donc utile que d'anciens hommes politiques ou des hommes politiques en activité portent plus haut la voix de notre pays. J'ai eu avec Jean-Pierre Chevènement les mêmes relations excellentes sur le plan personnel qu'avec Jean-Pierre Raffarin, j'ai coopéré à leur mission et aidé à organiser leurs entretiens officiels… et je n'étais pas d'accord avec eux. Cela ne veut pas dire que je l'ai soupçonné de quoi que ce soit.
Tout le monde connaît les positions de la fondation Res Publica créée par Jean-Pierre Chevènement et de la fondation Prospective et innovation de Jean-Pierre Raffarin. Ils défendent des positions un tout petit peu différentes de celles du Gouvernement français qui, lorsque j'étais ambassadeur, étaient ma bible, comme il est normal. Disons que ces deux représentants spéciaux, sans doute choisis en raison de leur connaissance de ces pays, avaient avec ces États des affinités qui entravaient leur appréhension de la réalité sociale locale. Mais je n'ai jamais été témoin d'aucun acte qui aurait pu conduire à des compromissions, des relations transactionnelles ou des prises illégales d'intérêts – sinon, encore une fois, j'aurais fait un signalement au titre de l'article 40. Mes désaccords avec eux étaient connus, et je n'ai pas davantage été invité aux colloques de Res Publica qu'aux colloques de la fondation Prospective et innovation. Vous en conclurez ce que vous voulez ; disons que je suis connu pour mon indépendance d'esprit.
S'agissant des grands contrats, il ne faut pas se méprendre sur le rôle des ambassadeurs. Nous pouvons faciliter les rencontres, la préparation des contrats, informer sur le contexte, les personnes, les circuits de prise de décision. Autrement dit, nous faisons du lobbying ; j'y ai passé beaucoup de temps. Certains secteurs font plus appel aux ambassadeurs que d'autres ; ainsi des marchands d'armes, parce que le poids de l'État est encore très fort. Cela est vrai pour le Groupement industriel des armements terrestres (GIAT) ou pour Dassault, bien que ce ne soit pas une entreprise publique. Mais nous ne sommes jamais associés aux négociations elles-mêmes. Un ministre de passage, surtout un ministre de l'économie et des finances, un président de la République ou un Premier ministre amènent avec eux des chefs d'entreprise. En ce cas, on parvient, parce qu'on finit par les connaître, à soutirer quelques informations sur ce qu'ils cherchent à faire et on essaye de les convaincre que l'on peut les aider, mais il serait prétentieux de dire que l'on joue un autre rôle que de faciliter les choses ; nous ne négocions en aucun cas.
Être informés ex post, c'est autre chose. Vous avez mentionné TotalEnergies et le projet Yamal. Je veux rendre hommage à la mémoire de Christophe de Margerie. Quoi qu'on pense de son attachement à la Russie, c'était un homme exceptionnel avec qui je m'entendais finalement bien parce qu'il ne cachait pas non plus ses idées. Il passait à l'ambassade, notamment quand il venait négocier l'avenir de Yamal, et ne me cachait pas ses interrogations sur le développement de la deuxième partie du projet, sur lequel il était assez réservé, trouvant déjà forte la prise de risque par Total. Je l'ai vu pour la dernière fois quelques heures avant sa mort dans un accident à l'aéroport de Vnoukovo. Il nous informait donc, et quand il n'était pas là il envoyait son directeur.
Nous avions de bonnes relations avec les gens d'Engie sur Nord Stream. Cette opération essentiellement germano-russe posait des problèmes pour les raisons que vous avez dites. L'objectif était surtout de priver l'Ukraine des bénéfices du transit du gaz russe et de sécuriser l'approvisionnement de l'Allemagne. La France cherchait à avoir autant de parts qu'elle pouvait dans le marché de Nord Stream 1 ; Nord Stream 2 a donné lieu à une opposition franco-allemande assez forte parce que, étant donné le contexte politique, nous trouvions ce projet très gênant. Ensuite, je suis parti en Chine, et je n'ai redécouvert le problème de Nord Stream que lorsque, si j'en crois la presse, les services russes ont eux-mêmes fait exploser le gazoduc.