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Intervention de Jean-Maurice Ripert

Réunion du jeudi 30 mars 2023 à 15h30
Commission d'enquête relative aux ingérences politiques, économiques et financières de puissances étrangères-États, organisations, entreprises, groupes d'intérêts, personnes privées-visant à influencer ou corrompre des relais d'opinion, des

Jean-Maurice Ripert :

C'est une question fondamentale. Les ambassadeurs, comme tous les fonctionnaires et d'ailleurs tous les Français, sont tenus de respecter les lois et les règlements. Il n'y a donc évidemment pas d'intrusion possible dans la vie privée des gens, et les consulats sont tenus à une série de mesures de protection des données personnelles qu'ils recueillent en établissant des documents d'identité et des listes électorales.

Ensuite, le rôle principal d'un ambassadeur, pour pouvoir mieux relayer les intérêts de la France dans les pays où il est accrédité, est d'informer Paris le mieux possible par des informations brutes, des analyses et des propositions. Nous transmettons assez peu d'informations brutes parce que les ambassades ne sont pas l'Agence France-Presse ; aujourd'hui, les médias et les réseaux sociaux sont beaucoup plus rapides que ne le serait même un télégramme. Le plus important, c'est l'analyse, la contextualisation de ce que nous observons, de ce qui se passe parmi les décideurs dans tous les secteurs : politique, certes, mais aussi économique bien sûr, car c'est fondamental pour défendre les intérêts de nos entreprises et pour l'État français dans les négociations internationales. Il nous faut donc décrypter, analyser le mode de prise de décision et le type de publicité faite aux décisions. Cet exercice est particulièrement difficile en Russie et en Chine ; la presse n'y étant pas libre, il est compliqué de se documenter à partir de sources ouvertes. C'était encore possible en Russie qui, malgré ses efforts, n'a jamais réussi à copier le « grand pare-feu » chinois et contrôle mal son internet, contrairement à la Chine qui ne le contrôle pas complètement car c'est impossible mais qui le contrôle bien et très vite.

En Chine, nous avions pour méthode de comparer les articles parus dans la presse chinoise pour les Chinois et la presse chinoise pour les étrangers. Il y a d'excellents sinologues au Quai d'Orsay, et il est intéressant de comparer les termes utilisés : cela permet de voir non seulement ce que sait le peuple chinois mais aussi la manière dont les autorités chinoises veulent que le message passe à l'étranger. En Chine, il est quasiment impossible d'avoir des conversations privées d'ordre politique ou autre ; on s'arrange, on construit son réseau, on rencontre des gens le soir au fond d'un bois ou d'un café, mais c'est assez difficile.

Néanmoins, on décrypte, on apprend ; c'est la spécificité du métier de diplomate. La commission des affaires étrangères de votre Assemblée a déposé un rapport sur la réforme du corps diplomatique. Eh bien, c'est à cela que servent les diplomates, c'est pour cela qu'ils sont utiles : quand on a plusieurs décennies de métier, ce qui était mon cas lors de mon arrivée à Pékin, on sait, mieux que d'autres, décrypter le comportement d'un diplomate chinois. Pardonnez cette défense et illustration des diplomates, mais à mon avis il n'y aurait pas de diplomatie sans diplomates.

Le rôle de l'ambassadeur est aussi de tenter d'influer sur la décision prise à Paris. Je n'ai jamais été de ceux qui attendent benoîtement qu'on leur envoie des instructions. Je disais : « Voilà ce que je pense, en conséquence voilà les instructions que j'aimerais recevoir. » Paris agrée, Paris refuse ou Paris coupe la poire en deux, et nous appliquons les instructions données. Je n'ai jamais eu de problème éthique, sinon j'aurais évidemment démissionné. Cette information, c'est tout l'art du diplomate, et nous nous appuyons sur un réseau de remarquables spécialistes. En Russie et en Chine en tout cas, j'ai eu la chance de bénéficier de l'expertise d'agents qui travaillaient sur la politique intérieure, au service de presse, au service culturel aussi, qui permet d'en apprendre beaucoup. Quand vous recevez des Russes ou des Chinois à l'Institut français ou à l'Alliance française en Russie ou en Chine, vous laissez traîner vos oreilles, et des débats ont lieu, non sur des sujets politiques mais sur des sujets de société, qui permettent de comprendre beaucoup de choses, et nous nous informons mutuellement.

Mais, sans entrer pas dans le détail puisque la base de la théorie française en matière de défense et de sécurité est que l'on n'informe pas l'adversaire de ce que l'on sait – sinon, on lui donne les moyens de résister – je pense que la France souffre à l'étranger comme sur son sol des difficultés persistantes de la coopération interadministrative.

Quand j'étais premier secrétaire à l'ambassade de France à Washington, j'ai été invité à participer à des réunions au département d'État sur la guerre au Tchad ou en Afghanistan. Tout le monde était autour de la table, CIA comprise, parce que le département d'État a le rôle naturel de coordination de tout ce qui touche à l'international ; je ne dis pas que l'homme de la CIA racontait tout ce qu'il savait mais il était là. Je n'ai pas le souvenir d'avoir participé à beaucoup de réunions au Quai d'Orsay où l'on a invité la DGSE. Cela a peut-être changé : ayant quitté la maison il y a trois ans et Paris il y a dix-huit ans après avoir servi quinze continûment à l'étranger, je ne prétends pas connaître le fonctionnement actuel du ministère. Mais de ce que j'en ai vu, je pense que nous avons un problème de coopération et que dans une situation qui appelle la lutte contre les ingérences et les influences, il me paraît clair qu'un degré supérieur de coordination inter-agences ne ferait pas de mal. Ce disant, je parle bien sûr de la DGSE, de la DGSI, du Quai d'Orsay, du ministère des armées, de Viginum, de l'ARCOM et de tous ceux qui ont à en connaître. La détection des attaques, des tentatives d'attaques ou des manipulations se fait souvent par l'observation collective de phénomènes dont plusieurs ont seulement une vue parcellaire. Vous notez une bizarrerie, vous vous demandez pourquoi un tel a rencontré une telle, et ce sont les renseignements dont disposent d'autres qui vous permettront de reconstituer le tableau d'ensemble.

Ce volet de la question est difficile. En sources non ouvertes, les ambassadeurs ont pour l'essentiel accès aux informations qui leur viennent de leur maison, le ministère des affaires étrangères, et du ministère de l'intérieur quand il s'agit de pratiques consulaires. Quand on établit des sanctions, notamment, il faut bloquer les visas ; en ce domaine, il n'y a pas vraiment de problèmes de coordination parce que les consuls généraux sont encore très largement originaires du Quai d'Orsay. Sont aussi présents dans les ambassades des attachés de défense, issus du ministère de la défense, mais on ne partage pas tout bien que les ambassadeurs soient titulaires d'une habilitation de très haut niveau ; nous avons le droit de lire certains documents, mais nous ne les avons pas forcément très souvent. Nous avons accès à notes très utiles établies par les services… sauf, en général, pour ce qui concerne le pays où nous travaillons, ce qui n'est pas très commode. Beaucoup dépend donc de votre relation avec le représentant des services sur place. Je ne trahis aucun secret en disant qu'il y a des représentants locaux officiels des services, dépêchés dans les ambassades en vue de coopérer avec les pays considérés dans des domaines précis. Ainsi, nous coopérons avec la Russie et la Chine dans la lutte contre le terrorisme. Même pendant la guerre en Ukraine, nous avons continué de travailler avec les Russes sur la lutte contre le terrorisme islamique, qui les a frappés eux aussi, hélas. Il est plus difficile de coopérer avec la Chine, pour qui les terroristes sont les Ouïghours. De manière générale, je n'ai jamais eu de problème particulier ni de défaut d'information, si ce n'est que lorsqu'on ne vous donne pas une information vous ne savez pas qu'elle existe. Le fait que nous ne sachions pas quelque chose ne veut pas dire que ce quelque chose n'existe pas ou ne s'est pas produite. Il y a certainement là un renforcement à faire, dans le respect de la loi évidemment. Or, notamment pour ce qui concerne la protection des données personnelles, les procédures impliquent parfois des contraintes particulières qui font que la coopération entre les administrations ne peut être entière.

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