, ambassadeur de France. Je vous remercie d'avoir demandé à m'entendre à propos des ingérences étrangères. Ce sujet d'une extrême importance a été à mon sens trop longtemps ignoré, ou en tout cas minoré, et je me réjouis que la représentation nationale s'y attache. Je précise que je ne suis pas un décideur mais un fonctionnaire à la retraite. Mes seules activités depuis septembre 2019 consistent à présider des associations et des ONG s'occupant de développement, notamment de protection des droits humains, en particulier ceux des filles. Par ailleurs, je représente l'État à France Médias Monde et au comité éthique et scientifique du service chargé de la vigilance et de la protection contre les ingérences numériques étrangères (Viginum) dont je sais que vous avez entendu le directeur, tout comme vous avez entendu le secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale. Je n'ai donc que des activités bénévoles, ne suis en rien un décideur, et j'ai observé pendant deux ans au moins une diète médiatique presque totale, respectant ainsi les règles de l'éthique.
Je m'attendais évidemment à votre première question. Vous avez cité correctement une déclaration que j'ai faite un dimanche soir à LCI. Peut-être n'ai-je pas totalement maîtrisé le conditionnel, mais je maintiens les propos que j'ai tenus. Vous voulez savoir à qui je pensais en parlant d'« hommes et de femmes politiques d'un certain bord ». S'agissant de la Russie, il s'agit de représentants de l'ancien parti Front national. En disant « personne n'ignorait », je n'implique évidemment pas la planète : je dis simplement que le sujet des ingérences de Moscou, en tout cas de ses assez fortes activités d'influence, était un sujet de discussion entre ambassadeurs, en particulier entre ambassadeurs de l'Union européenne. Ce sujet nous préoccupait et nous nous demandions comment être le mieux armés pour en rendre compte à nos autorités et pour contribuer éventuellement, dans nos fonctions sur place, à la lutte contre ces tentatives d'influence, malignes ou pas. Je faisais donc référence à plusieurs ambassadeurs de l'Union européenne.
J'ai tenu ces propos après qu'un certain nombre de faits avaient été rendus publics. Je me contenterai à cet égard de rappeler les déclarations de l'actuel président de la République lors de la campagne électorale, notamment pour ce qui touchait au prêt obtenu par le Front national auprès d'une banque tchéco-russe, évidemment avec l'aval du Kremlin et des autorités russes. Tout cela est connu et public.
Je me réfère aussi aux déclarations faites face à la caméra, au mois d'octobre 2022, pendant l'émission Complément d'enquête de France 2, par M. Jean-Luc Schaffhauser, ancien député du Front national au Parlement européen. Je n'ai pas le verbatim de ses déclarations, mais il a dit à peu près : « Vladimir Poutine ne s'y est pas opposé, sinon il n'y aurait pas eu de prêt. Bien sûr, j'ai déjà vu Vladimir Poutine ; était-ce en présence de Marine Le Pen ? Je ne vous le dirai pas. La Russie a besoin d'alliés, elle en recherche. Pour Vladimir Poutine, le prêt, alors que l'Occident fait la guerre à la Russie, était une façon d'enfoncer un coin et de soutenir un mouvement qui ne s'est pas opposé à elle. La Russie conduit ses intérêts. J'ai été un intermédiaire, bien entendu j'ai traité au plus haut niveau – “au plus haut niveau”, a-t-il répété en faisant un geste illustratif –; j'ai été l'intermédiaire dans ce prêt. » Le journaliste qui l'interrogeait a alors dit : « Vous auriez touché à cette occasion entre 140 000 et 450 000 euros selon les sources, et vous êtes visé à ce titre par une enquête du parquet national financier. ». À quoi M. Schaffhauser a répondu : « Cela date de 2016, je n'ai pas de nouvelles. » Face à la caméra, il n'a donc pas nié avoir touché une commission pour négocier et obtenir ce prêt.
Enfin, et je m'arrêterai là car l'énumération deviendrait fastidieuse, je vous renvoie à la déclaration faite par le directeur du service du renseignement intérieur allemand, M. Thomas Haldenwang, lors d'une audition publique au Bundestag le 2 novembre dernier. Ma maîtrise de la langue allemande est imparfaite, mais vous pouvez retrouver sa déclaration sur le site du Bundestag. Parlant des structures de financement des partis pro-russes, il expliquait : « Il est difficile pour nous d'avoir une vue d'ensemble, parce que nous n'avons pas les outils légaux pour le faire » – la deuxième partie de la phrase est intéressante. M. Haldenwang poursuit : « Nous pouvons donc recueillir des impressions ponctuelles, et notre impression ponctuelle est que par le passé des hommes politiques de différents partis se sont parfois rendus à Moscou et ne sont certainement pas revenus les mains vides. »
J'ai donc été assez affirmatif, je le reconnais, mais je portais un jugement personnel ; comme le directeur du service du renseignement allemand faisait part de ses impressions, j'ai fait part des miennes et dis quel était mon sentiment. Je n'en ai évidemment pas la preuve, je l'ai d'ailleurs dit sur un autre plateau de télévision. En aurais-je eu la preuve que j'aurais signalé ce fait au procureur de la République au titre de l'article 40 du code de procédure pénale, mais je ne l'ai pas. Pourquoi ? Un ambassadeur est assis dans son bureau, il est sur le terrain, il voit des gens, mais il ne va pas à l'aéroport, surtout à Moscou où six ou sept vols venus de France se posent chaque jour, interpeller tous les Français qui arrivent pour leur demander ce qu'ils viennent faire. D'une part ce serait illégal, d'autre part il ne revient ni aux ambassadeurs ni au personnel des ambassades de faire cela. Se rendre à Moscou n'était pas illégal lorsque j'étais ambassadeur, non plus que rencontrer des autorités russes. Ce que font les hommes et les femmes politiques, les représentants d'associations, les directeurs d'entreprise, les influenceurs, les médias dans le bureau des autorités russes qu'ils rencontraient, je ne pouvais le savoir que lorsque j'étais associé aux entretiens.
J'ai été ambassadeur pour la France mais aussi pour les Nations unies dont j'ai été secrétaire général adjoint au Pakistan, et pour l'Union européenne dont j'ai été l'ambassadeur en Turquie. Mon rôle, où que ce soit, a toujours été de proposer aux parlementaires mais aussi élus des collectivités locales qui passaient, aux représentants des syndicats, des partis, des associations culturelles et de toutes les ONG qui le souhaitaient, un briefing à l'ambassade, une aide à l'organisation de leur programme, un soutien dans leurs entretiens – s'ils le souhaitaient, bien sûr. Certains nous invitaient à y participer parce que cela les rassurait. Dans mon souvenir, un seul parti n'a jamais souhaité prendre contact avec l'ambassade et un de ses élus l'a même refusé. Probablement par une information dans la presse, nous savions qu'il venait ; nous avons appelé son attaché parlementaire ou je ne sais plus qui pour dire : « Nous sommes à votre disposition comme à celle de tous les élus » ; il nous a été répondu qu'on n'avait pas besoin de nos services.
En de tels cas, je suis évidemment dans l'impossibilité de savoir ce que faisaient ces élus-là, car d'autres sont sûrement venus sans nous le dire. Le même phénomène s'est produit à Pékin, où certains élus d'autres partis politiques venaient et ne souhaitaient pas rencontrer l'ambassade. C'est la limite du travail d'un ambassadeur. Les ambassadeurs ont donc parfois des impressions, des suspicions qui trouvent leur source dans leur travail normal, leurs contacts et leurs entretiens, mais de là à avoir des affirmations très claires, c'est difficile. En résumé, quand j'ai répondu à une question sur le plateau de LCI, j'ai fait part de mon impression personnelle, laquelle s'est, semble-t-il, révélée être assez juste si j'en crois ce que j'ai lu dans la presse depuis lors.
Les ingérences, phénomène général, ne sont évidemment pas le fait de la seule Russie. Probablement de tout temps, toute puissance poursuivant des intérêts en dehors de ses frontières a cherché à influencer les pays avec lesquels elle traite, négocie ou simplement avec lesquels elle entend faire des affaires. Mais une évolution fondamentale a eu lieu ces dernières années. Encore une fois, ce n'est que ma lecture personnelle ; je ne suis ni un intellectuel, ni un chercheur, ni un universitaire, mais c'est la conclusion à laquelle je suis parvenu après quarante et une années d'exercice de la diplomatie.
Les incursions dans notre vie politique, qu'elles visent nos institutions ou la démocratie en général, se sont accrues, accélérées, exacerbées et sont devenues plus violentes. Cela tient, me paraît-il, à deux phénomènes. Le premier est la décision des États dirigés par des régimes autoritaires de contester non seulement la démocratie mais l'ordre international. Ce combat engagé au premier rang par la Russie et la Chine se traduit par le refus de respecter le droit international, notamment le droit humanitaire. On le voit tous les jours dans la guerre en Ukraine, où c'est assumé. C'est également assumé en Chine, puisqu'il est dit clairement que n'est applicable à la Chine que le droit « aux caractéristiques chinoises » : il n'y a pas de référence au droit international, ni même pas aux conventions signées par la Chine. Et l'on a vu ce que la Russie de Vladimir Poutine – j'insiste : la Russie de Vladimir Poutine – a fait des traités qu'elle a elle-même signés pour garantir l'intégrité territoriale et la souveraineté de l'Ukraine. Je rappelle que, conformément au mémorandum de Budapest de 1994, la Russie était garante du caractère ukrainien de la Crimée et de Sébastopol. Et qu'en est-il des accords conclus entre Léonid Koutchma et Léonid Brejnev sur le démantèlement des armes nucléaires en Ukraine, le partage de la flotte et la garantie de l'indépendance et de la souveraineté territoriale de l'Ukraine ? La Russie a pourtant signé ces documents. On constate donc le refus de respecter le droit international et, bien sûr, de respecter les droits humains universels indissociables et imprescriptibles codifiés dans la Déclaration universelle de 1948.
Du point de vue d'un ambassadeur ayant également servi en Turquie et au Pakistan, qui n'étaient pas exactement des modèles de démocratie à l'époque où j'y étais, il est manifeste qu'un régime autoritaire définit aussi sa posture à l'international et sa politique étrangère avec l'objectif de consolider son pouvoir et d'y rester. Il traduit donc en politique étrangère ses choix de politique intérieure. Il serait naïf de croire que des pays qui enferment leurs opposants, interdisent la liberté de la presse et, dans le cas de la Chine, à peu près toute forme de liberté, seraient plus bienveillants lorsqu'il s'agit de relations internationales – pourquoi diable le seraient-ils ? Cela incite à s'interroger sur la rationalité de ceux qui défendent la politique de ces États, notamment en France.
Le refus de respecter le droit, notamment les droits humains universels, est complété par la contestation des institutions internationales établies depuis 1945. On l'a vu avec les occupations multiples de territoires européens par la Russie. En dehors de l'occupation par la Turquie du nord de Chypre, la Russie était, avant même l'invasion de février 2022, le seul pays d'Europe ayant occupé militairement des portions de territoire européen. Elle n'a jamais quitté la Transnistrie et a annexé de fait l'Ossétie du Sud et l'Abkhazie, la Crimée et Sébastopol et une partie du Donbass. Aujourd'hui se déroule l'agression contre l'Ukraine, dont le secrétaire général des Nations unies a déclaré très rapidement après l'invasion de février 2022 qu'elle était contraire au droit international et que les annexions subséquentes étaient illégales.
La question se posera pour la Chine ; pour la Turquie les choses s'éclairent heureusement un peu. Mais, pour la Russie, le combat n'est manifestement plus contre la prétendue avancée de l'OTAN à ses frontières ; il s'agit tout simplement d'affaiblir la démocratie. À propos de l'OTAN, je souhaite rappeler un point essentiel qui explique la différence fondamentale entre le régime russe et les régimes démocratiques, européens notamment : ce n'est pas l'OTAN qui s'élargit, ce sont la Finlande et la Suède qui demandent à adhérer à l'Alliance atlantique ; ce n'est pas tout à fait la même chose. Ce n'est pas non plus l'Union européenne qui s'élargit : ce sont des États libres, indépendants et en général démocratiques qui demandent à adhérer à l'Union. La Russie a besoin de faire oublier ces faits en disant que ce sont l'OTAN et l'Union européenne qui avancent.
Il est d'ailleurs important, dans l'optique de votre enquête, de se pencher sur l'appropriation du langage. Un régime autoritaire se fait respecter notamment en imposant son propre langage. Dans cette bataille, la contestation des mots et des concepts utilisés est fondamentale. Je parle en tant que citoyen libre comparaissant devant un Parlement démocratiquement élu dans un pays libre et je mesure la chance que j'ai. Nous devons, nous, les démocraties, continuer de nous battre pour nos valeurs, sur la base de notre propre vocabulaire. Une agression est une agression : nous n'assistons pas à une guerre entre l'Ukraine et la Russie mais à la résistance d'un peuple face à un voisin qui l'a envahi. Cela devrait, me semble-t-il, évoquer quelque chose aux Français et aux Françaises, en tout cas ceux qui ont un certain âge.
Pour affaiblir la démocratie, les régimes autoritaires commencent par imposer leurs mots et leur langage, usant à cet effet des médias et les réseaux sociaux. L'extraordinaire paradoxe est que les réseaux sociaux, inventés pour la liberté, sont aujourd'hui davantage utilisés par les régimes autoritaires qui veulent tuer la démocratie. Lorsque j'étais ambassadeur à Moscou, des gens qui avaient été « volontaires » pour participer à des fermes à trolls dans les locaux du Kremlin avaient témoigné dans des médias et auprès d'ONG qui, à l'époque, avaient encore un petit droit à la parole, qu'ils étaient payés pour relayer les positions du Kremlin. Il faut savoir que tous les jours pendant la première guerre d'Ukraine, le porte-parole du Kremlin, M. Peskov, envoyait une page à tous les médias russes pour leur signifier ce qu'ils avaient le droit de dire, ce qu'ils n'avaient pas le droit de dire et ce qu'ils devaient dire. À la même époque ont été créés des organes officiels tels que Sputnik et Russia Today, désormais interdits de diffusion dans toute l'Union européenne.
Aujourd'hui, tout cela s'est sophistiqué et durci. On est passé des fermes à trolls à la création de faux comptes et de proxies et à l'usurpation de comptes. L'objectif est de propager la vision et la propagande du Kremlin, mensonges compris, l'idée générale étant que répéter un mensonge finira par en faire une vérité. Je ne peux trop entrer dans le détail de ces questions, et vous avez d'ailleurs entendu à ce sujet M. Stéphane Bouillon, secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale, ainsi que M. Gabriel Ferriol, directeur de Viginum, qui vous auront sans nul doute expliqué certaines opérations conduites.
Le Kremlin cherche d'abord à décrédibiliser la parole des opposants russes. À une certaine époque, on les assassinait. Je pense évidemment à Anna Politkovskaïa, et aussi à Boris Nemtsov, assassiné pendant mon séjour à Moscou à 150 mètres du Kremlin parce qu'il avait condamné l'invasion de la Crimée en 2014. Je pense aux attentats au poison, aux Skripal… la liste est longue. Je pense à Alexeï Navalny, rentré volontairement en Russie une fois guéri par les Allemands après une tentative d'assassinat par empoisonnement et qui a été arrêté à l'aéroport de Moscou pour avoir violé les termes de sa résidence surveillée, alors qu'il était allé se faire soigner pour pas mourir – c'est un comble ! Voilà les régimes dont on parle, et c'est bien de gens capables de faire cela qu'il faut se défendre, de gens capables de décrédibiliser les opposants en racontant sur eux des choses ignobles. Je renvoie ceux qui ont un doute sur le rôle important d'Alexeï Navalny à toutes les vidéos que son organisation a publiées pour dénoncer la corruption au sein des élites en Russie.
Dans les démocraties, le régime russe s'attache à dévaloriser la parole publique, celle des élus mais aussi des scientifiques, en noyant leur parole dans un flot de propos inconsistants et d'affirmations contradictoires et en insultant les personnes pour les décrédibiliser. Certains ont été les victimes de ces agissements ; ce n'est pas encore vraiment mon cas, mais après cette audition je m'attends à tout. Et puis, comme on l'a vu avec l'épidémie du covid, les régimes autoritaires propagent les thèses complotistes, y compris celles de l'extrême droite américaine car en ces matières, il n'y a pas d'appellation d'origine contrôlée. Toutes les thèses complotistes sont bonnes à prendre : il s'agit de faire douter tout le monde en créant une sorte de café du commerce planétaire au sein duquel, se disent sans doute les amis du Kremlin, il y aura toujours quelqu'un pour dire « ce n'est pas vrai », sans rien prouver ni démontrer.
Comme je l'ai dit, le combat engagé consiste aussi à dévoyer les mots et les idées. Ainsi, on parle et on fait parler de « dictature numérique » et de « dictature sanitaire ». Il est extraordinaire d'avoir entendu, en France, des gens dénoncer la « dictature numérique et sanitaire » parce qu'il fallait télécharger un QR code sur son téléphone à l'époque de la pandémie de covid, quand on sait comment fonctionne la Chine, avec son fameux « crédit social » et ses 350 millions de caméras de reconnaissance faciale. J'ai compté, le jour de mon départ, celles qui étaient installées autour de l'ambassade : il y en avait plus de quarante, ce qui permettait de s'assurer que tout Chinois entrant dans le bâtiment était dûment repéré. Ces caméras omniprésentes font aussi que lorsque vous entrez dans un commerce en Chine, votre bobine et vos données personnelles apparaissent sur l'ordinateur du commerçant. Le crédit social, vous le savez, ce sont les points attribués à la naissance à tout individu en Chine et dont la perte, induite par des contraventions aux règles, entraîne des sanctions, la plus grave étant le renvoi au village – autrement dit, vous êtes fini. Et ceux-là mêmes que j'entendais défendre le régime chinois et parler de « l'agression insupportable » des pays qui mettaient en cause le comportement de la Chine parce qu'elle n'informait pas sur l'épidémie de covid dénonçaient la « dictature numérique » en France !
Ce dévoiement de l'expression est une tactique visant à semer la confusion pour amplifier les crises démocratiques. Au moment de la crise des Gilets jaunes, alors que j'étais en poste en Chine, où les méthodes utilisées sont les mêmes, une photo extraordinaire a fait la une du Quotidien du Peuple. On voyait quelque chose exploser et des gens courant derrière, sans que l'on sache s'il s'agissait de victimes et si l'engin était un feu de Bengale, un feu d'artifice, un fumigène, une grenade lacrymogène ou tout autre chose. Voilà, disait-on aux lecteurs, la situation en France, sans rien expliquer, évidemment, de la raison pour laquelle des gens manifestaient vêtus de gilets jaunes. Vous imaginez bien que le pouvoir chinois n'allait pas laisser écrire que des gens manifestaient contre leur propre gouvernement ! Ç'aurait été une bien fâcheuse idée d'implanter dans les esprits la notion que dans une démocratie on peut se révolter contre l'exécutif. Voilà le genre de contradictions auxquelles il faut prendre garde. Manipulation des faits lors de la campagne sur le Brexit, crise des Gilets jaunes, déferlement de tweets manifestement fabriqués et publiés de manière groupée lors de la pandémie du covid pour soutenir les thèses antivaccin des complotistes… ces manipulations étrangères de l'information sont fréquentes. Je vous renvoie à ce qu'ont pu vous en dire M. Stéphane Bouillon et M. Gabriel Ferriol.
Les exemples les plus connus sont l'intervention russe dans la campagne électorale américaine et aussi dans la campagne électorale française en 2017, avec, notamment, la fabrication de faux comptes du Président de la République. On constate de telles pratiques tous les jours. Il me semble que l'exemple donné par Viginum lors d'un reportage consacré par France 5 aux manipulations de l'information par la Russie à l'initiative du groupe Wagner et de son président, M. Prigojine, est celui du faux charnier au Sahel, une invention filmée et diffusée par les Russes.
Enfin, ces régimes constituent des réseaux d'amis – ceux que j'appelais les Français oursons et les Français pandas. La pratique est évidemment établie de longue date. Je me souviens avoir moi-même été démarché, quand j'étais étudiant, dans un café du Quartier latin. Je me suis rendu compte après cinq minutes de conversation avec mon interlocuteur, très sympathique, qu'il travaillait pour l'ambassade américaine et qu'il cherchait à m'embarquer pour savoir ce qui se passait dans les manifestations anti-guerre au Vietnam. De tout temps, les puissances ont cherché à se constituer des réseaux d'amis : c'est évidemment le cas des États-Unis, de la Chine, de la Russie mais aussi de la Turquie, de l'Arabie Saoudite, de l'Iran, tous les pays qui ont soit des visées hégémoniques soit des difficultés sur la scène internationale.
La difficulté est de ne pas les confondre avec ceux qui pratiquent manipulations de l'information et ingérences et qui sont en fait des cybercriminels. Plusieurs exemples récents dévoilés par les médias permettent de tracer la source d'un certain nombre de manipulations de l'information en Israël, pays connu pour ses start-up technologiques. Outre cela, Israël est parfois un intermédiaire. J'ai connu le cas, quand j'étais en Chine, d'opérations frauduleuses faisant l'objet de recours de justice qui transitaient par Israël mais qui en réalité venaient de Chine. Mais il s'agit là de cybercriminalité. Ce qui nous intéresse, ce sont les États qui émettent les idées propagées et qui mettent en cause la cybersécurité.
J'aurais dû mentionner les attaques dures, telles les opérations de hacking. L'Assemblée nationale a elle-même été victime il y a quelques jours d'un défaut de service – c'est le niveau 0,5 du hacking… J'ai aussi lu dans la presse que la Russie a été mise en cause dans le récent hacking d'un hôpital. J'ignore si c'est vrai, mais peu nombreux sont les États qui s'efforcent de déstabiliser les institutions démocratiques de cette manière – car si vous vous faites pincer, c'est assez difficile à justifier.
Le problème est évidemment de détecter ces pratiques et de savoir comment réagir. La détection est souvent compliquée parce que, dans une démocratie, c'est à la justice de constater qu'il y a une violation du droit. Je reviens à votre première question. Je suis ambassadeur en Russie, j'ai un doute sur ce que viennent faire un certain nombre de gens à Moscou mais je ne constate aucun délit, je n'ai que des suspicions dues à mon expérience, à ma connaissance, comme j'ai eu des doutes au sujet d'autres personnalités d'autres bords en Chine. Les groupes d'amitié géographiques servent parfois à des voyages touristiques, parfois à des voyages très sérieux donnant lieu à des rapports parlementaires extraordinairement importants. Mais, parfois, on peut s'interroger sur les intérêts de ceux qui président les groupes d'amitié. Comme je ne parle pas que de la Russie, je vous dirai que je me suis par exemple posé des questions sur les intérêts personnels ou publics du président du groupe d'amitié France-Chine à une certaine époque. On peut aussi s'interroger sur les intérêts économiques ou financiers, légaux ou illégaux, de certains anciens chefs d'entreprise, anciens ministres, anciens Premiers ministres, qui ont des cabinets de conseil et qui continuent imperturbablement de signer des contrats avec des entreprises dont chacun sait qu'elles sont liées aux intérêts de l'État russe ou de l'État chinois. Mais que peut faire un ambassadeur, sinon en parler avec les intéressés ?
Je l'ai fait, lorsque j'étais ambassadeur en Chine, avec quelqu'un dont je ne doute absolument pas de la bonne foi, l'ancien Premier ministre Jean-Pierre Raffarin, quand il venait à Pékin. Nous n'avions pas les mêmes idées mais nous avions de longues conversations et nous entendions très bien. Je le recevais en ma qualité d'ambassadeur, je travaillais avec lui, qui était le représentant spécial du ministre de l'économie pour la promotion des intérêts français en Chine, notamment des PME, et nous avons eu des débats assez fermes sur ce qu'est la démocratie en Chine. J'ai aussi vu débarquer à Pékin des gens invités par le président Xi Jinping à un congrès organisé par le parti communiste chinois sur la démocratie politique ; j'ai donc vu descendre de l'avion d'Air France des hommes et des femmes politiques français qui s'étaient bien gardés de me prévenir ; manque de chance, il se trouve que je venais accueillir un secrétaire d'État voyageant sur le même vol. Venir à Pékin à l'invitation du Parti communiste pour discuter de démocratie politique demande un certain courage. Ce n'est pas grave, me direz-vous. Mais voir, le soir même, des hommes politiques français brandir le livre blanc des pensées de Xi Jiping – 800 pages – comme dans ma jeunesse certains brandissaient le Petit Livre rouge du président Mao, il y a de quoi être mal à l'aise et avoir des doutes.
Cela étant, on peut se former une idée, avoir des doutes, et en même temps croire à la bonne foi. Je ne pense pas une seconde que M. Jean-Pierre Raffarin soit acheté par l'État chinois ; je crois qu'il est convaincu, à juste titre, de l'importance de la coopération bilatérale avec la Chine. C'est sur les méthodes et la façon de faire que l'on peut être en désaccord. Alors ambassadeur, je soutenais ses visites et je suis resté en très bons termes avec lui, mais il ne m'invite pas aux réunions de sa fondation ; il est clair que nous ne pensons pas la même chose sur le régime chinois. Je ne veux pas mettre en exergue une personnalité particulière mais vous donner des exemples et montrer la difficulté d'appréciation.
Certains font ces choses beaucoup plus consciemment. Je n'entrerai pas dans le détail, mais le comportement de ceux des membres de la communauté française qui habitaient Moscou à l'époque de la première guerre en Ukraine et qui venaient défiler jusque devant l'ambassade, le 9 mai, avec un T-shirt rouge à l'effigie de Vladimir Poutine, était difficile à accepter par l'ambassadeur de France. Vous n'avez pas idée des termes employés dans les réunions où j'ai été convoqué pour justifier la politique française et les sanctions prises contre la Russie à l'époque de l'annexion de la Crimée, la violence des insultes que j'ai entendues contre le Président de la République, la prise à partie d'hommes politiques de passage qui essayaient comme ils pouvaient de donner leur avis sur la question. J'ai été convoqué par le célèbre Observatoire franco-russe dont le président, un homme bien, a, hélas, pris la nationalité russe après l'invasion de l'Ukraine en février dernier.
Oui, il y a des relais d'influence, français compris, à Moscou comme à Paris – et je ne vous parle pas du Dialogue franco-russe, connu, documenté et public. Face à tout cela, il faut réagir et c'est pourquoi je me réjouis de la création de votre commission.