Si cela concerne très peu de personnes, c'est parce qu'il y a un problème en France en matière d'enseignement supérieur, en particulier concernant la politique étrangère. Le problème, ce n'est pas le financement de la recherche en général, c'est l'orientation des crédits.
J'ai été accepté en doctorat à Sciences Po mais je n'aurais pas pu faire ma thèse sans financement : j'avais fait mes études pour partie à Bordeaux et pour partie à l'étranger, j'habitais chez mes parents et ceux-ci n'auraient jamais pu me payer un logement à Paris. Or, à la fin des années 2000, il n'y avait pas beaucoup de possibilités. La direction générale de l'armement finançait cent thèses : quatre-vingt-dix-sept en sciences dures – physique, biologie, chimie, aéronautique… – et trois en sciences sociales, à la demande du cabinet du ministre. J'avais répondu à l'appel à projets en présentant un projet de thèse sur la politique étrangère de la Chine et j'avais obtenu un financement – depuis, la situation s'est quelque peu améliorée parce que la direction générale des relations internationales et de la stratégie (DGRIS) du ministère des armées octroie sept ou huit allocations doctorales chaque année. D'autre part, toutes mes enquêtes de terrain ont été financées par l'Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN) : durant quatre années consécutives, j'ai bénéficié d'une bourse – pas très élevée, de l'ordre de 1 000 à 1 500 euros, mais qui me permettait d'acheter un billet d'avion et de payer une partie du séjour sur place. J'ai en outre été associé au Carnegie chinois et à l'université de Corée.
Parallèlement à ces trois allocations accordées par les armées à des thèses portant sur les questions relatives à la sécurité, à la défense ou aux relations internationales – le spectre était large –, on finançait chaque année deux thèses consacrées à l'archéologie khmère. Je n'ai rien contre celle-ci mais cela vous donne une idée des priorités ! Non qu'il faille moins de financements pour les travaux sur l'archéologie khmère, mais peut-être en faudrait-il un peu plus pour les autres.
Peu de personnes travaillent sur la politique étrangère des pays en raison du manque de financements et de la mauvaise orientation des crédits. Je ne comprends pas pourquoi le Quai d'Orsay met autant d'argent dans les unités mixtes des instituts français de recherche à l'étranger (UMIFRE). Prenez celle de Hong Kong : qu'est-ce qu'on y finance ? Des travaux sur la finance chinoise au XVIIIe siècle, sur la circulation de la monnaie à cette époque, sur la gestion des épidémies dans la longue durée en Chine impériale. C'est intéressant, je ne dénigre pas la recherche fondamentale, je ne veux pas empêcher les autres d'avoir de l'argent, mais on manque de financements pour la recherche appliquée.
Comment inciter les jeunes chercheurs à travailler sur des sujets importants pour notre pays ? Comment disposer d'une expertise sur la politique étrangère russe ou chinoise, sur la relation entre la Chine et les pays du Sud, qui puisse nourrir le débat public et aider les administrations ? Tant qu'on n'améliorera pas le système de financement de la recherche appliquée sur les questions internationales, on aura un problème de fond. À l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS), il y a cent séminaires annuels sur la Chine, mais il n'existe pas un seul séminaire en France consacré à la politique étrangère ou aux questions militaires et sécuritaires en Chine. À Sciences Po, j'assure un cours sur la politique étrangère et de sécurité de la Chine, mais c'est parce que je l'ai proposé ; idem pour celui intitulé « Demystifying North Korea », qui est une sorte d'introduction aux études nord-coréennes. Sur la Chine, nous avons d'excellents spécialistes pour tout ce qui relève de la sociologie, de l'histoire ou de la culture, mais dès qu'on s'intéresse à des sujets plus politiques au sens noble du terme – la politique étrangère, la politique intérieure –, il n'y a plus personne ou presque. Nous ne disposons pas de la masse critique – ce qui explique que nous n'ayons pas de stratégie claire et que nous n'ayons pas réorganisé l'administration en conséquence. Si je décide demain de monter un programme de recherche important sur la Chine et que j'ai besoin de recruter cinq ou six personnes, je ne peux pas y arriver, à moins de faire appel à des étrangers – mais ce n'est pas l'objectif : ce qu'il faut, c'est construire une expertise française sur la question. Dans les think tanks français, les gens qui écrivent sur la Chine se comptent sur les doigts d'une main. Pourtant, la Suède a créé à Stockholm un centre d'excellence sur la Chine contemporaine qui comprend douze chercheurs, auxquels s'ajoutent les think tanks. En Allemagne, le Mercator Institute for China Studies (MERICS), initiative public-privé bénéficiant d'un apport important de la part de la Fondation Mercator – le retour sur investissement leur permettant de financer la structure –, emploie vingt-cinq chercheurs qui travaillent sur la Chine contemporaine, notamment sur les questions économiques et politiques ou sur ses relations avec les États-Unis ou l'Europe.
Souvent, on me dit que je suis trop visible, mais c'est parce qu'il n'y a pas grand monde qui travaille sur le sujet. Je rêverais de pouvoir recruter des chercheurs. À la FRS, il y a deux jeunes qui travaillent avec moi, mais quand je suis arrivé, il n'y avait personne. J'espère que je pourrai continuer à former et à participer à la construction de l'expertise. De toute façon, je ne peux pas tout faire. Personne ne peut avoir l'ambition d'être spécialiste de toutes les questions regardant la Chine. Il faut que quelqu'un se spécialise dans les aspects purement militaires, quelqu'un d'autre dans tout ce qui concerne la technologie, quelqu'un d'autre encore dans la politique chinoise en Asie du Sud-Est, etc. Nous avons besoin de tout cela. Or nous ne disposons pas en France des mécanismes qui permettraient de dégager et de structurer cette masse critique. Je le répète : il ne s'agit pas d'une question politique, c'est un problème d'orientation d'une partie des crédits. Nul besoin de 10 millions d'euros ; il faudrait juste que certains financements soient mieux ciblés.
Tant qu'on n'y arrivera pas, qui travaillera sur l'influence chinoise ? La DGSI, éventuellement la DRSD, voire la DGSE (direction générale de la sécurité extérieure), mais leurs travaux ne sont pas rendus publics. Vous pouvez éventuellement les auditionner à huis clos, mais ils ne travaillent pas pour la société civile. Cela fait des années que je tire la sonnette d'alarme. Le jour où nous allons nous réveiller, nous ne disposerons pas de la masse critique. On observe aujourd'hui une prise de conscience, qui se fait parfois de manière un peu caricaturale, même si c'est moins le cas en France qu'aux États-Unis. La question n'est pas de savoir si nous devons faire la guerre à la Chine, nous aligner sur la politique américaine ou ne rien faire ; en revanche, nous devons disposer d'une puissance d'expertise propre qui alimente le débat. J'espère qu'un jour, on pourra structurer la montée en compétences de l'ensemble des acteurs français, dans les administrations et en dehors.